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Par Constantin James

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Le Darwinisme jugé par les Princes de l’Église1

Résumé : Le docteur Constantin James (1813-1888) fut un médecin français prolixe, spécialiste des eaux thermales et très introduit dans la haute société. En 1877, son livre clairement antiévolutionniste Du Darwinisme, ou L’homme-singe avait été lu et annoté par l’empereur du Brésil, don Pedro (1825-1891), qui désira rencontrer l’auteur pour en parler. Il y eut six entretiens de plusieurs heures, c’est dire si le sujet fut jugé important par Pierre II2. De même, l’accueil fait par le cardinal-archevêque de Paris, Joseph-Hippolyte Guibert, qui jugea utile de faire connaître cette réfutation scientifique du darwinisme au pape Pie IX. Quand on considère les déclarations clairement évolutionnistes qui, seules, ont cours aujourd’hui dans l’Église, il y a là maintes matières à réflexion sur la nature et sur les causes d’un retournement aussi radical.

Voilà donc un point réglé, celui de la partie scientifique de mon livre. Mais la partie doctrinale ?

Nous avons vu que c’est précisément de ce côté que l’Empereur a dirigé ses attaques.

Or, comme les problèmes soulevés sont d’un ordre tout différent des précédents, les mêmes juges ne sauraient avoir la même compétence. Par conséquent, il m’a fallu chercher un autre tribunal.

Ce tribunal, je l’ai trouvé dans ces hauts dignitaires ecclésiastiques qui, nous l’avons dit, s’appellent les Princes de l’Église.

Parmi ceux-ci, il en est peu qui ne m’aient écrit pour me témoigner leur haute approbation. Mais celui de tous qui me montra le plus de sympathie et m’accabla, je puis le dire, de ses bontés, ce fut l’ancien archevêque de Paris, le cardinal Guibert. On en jugera par les détails qui vont suivre.

Le cardinal Guibert

Je n’avais point l’honneur de connaître Son Éminence. Seulement, pour les motifs que je viens de dire, je crus devoir lui adresser un exemplaire de mon livre, avec une lettre dans laquelle je la priais de vouloir bien en agréer l’hommage.

Ma lettre resta près d’un mois sans réponse, puis, un jour, le Cardinal me fit remettre sa carte, sur laquelle il avait écrit de sa main: Avec toutes mes félicitations et tous mes remerciements. Bien entendu, je profitai de cette circonstance pour me présenter à l’archevêché et aller lui faire ma visite.

Le Cardinal était à son cabinet de travail. Aussitôt qu’il m’aperçut, il se leva, vint au-devant de moi, puis, me prenant par la main et me faisant asseoir à côté de lui, il me dit:

« Vous avez dû me trouver bien impoli, mon cher docteur, pour ne pas avoir répondu plus tôt à votre aimable envoi: mais voici ce qui est arrivé. Comme j’ai trop peu de temps à moi pour pouvoir lire tous les ouvrages qu’on m’adresse, je me contente de jeter un coup d’œil sur les premières pages et de parcourir rapidement le reste, de manière à en avoir une légère teinte. Je suis alors en mesure de faire mon compliment à l’auteur, à la condition toutefois de ne pas trop approfondir la matière.

« J’ai voulu procéder de la sorte à l’égard de votre volume, mais ma manœuvre n’a pas réussi. Quand j’ai eu lu la première page, j’ai voulu lire la seconde, puis la troisième, et, plus j’avançais, plus la lecture devenait entraînante. Alors qu’ai-je fait ? J’ai tenu à faire bénéficier mon entourage de cette bonne fortune en en bénéficiant moi-même, et, comme nous prenons nos repas en commun, votre livre est devenu notre lecture spirituelle (et Son Éminence accentua ce dernier mot). C’est ainsi que nous vous savons tous par cœur. »

J’étais littéralement confondu et ne savais quoi répondre, lorsque l’arrivée de Mgr Richard3 vint faire diversion à mon embarras. Le Cardinal, en effet, lui répéta ce qu’il venait de me dire, chose qui me valut de la part du coadjuteur de nouveaux compliments, puis, les deux archevêques s’étant mis à parler affaires, j’en profitai pour me retirer.

Je ferai remarquer en passant que, pour un livre censuré par l’Empereur, voici d’assez beaux débuts. Mais continuons.

Quelques jours après, comme je me trouvais chez le Cardinal, car il avait bien voulu m’engager à venir souvent le voir, il me dit:

« Avez-vous fait hommage de votre livre à Sa Sainteté ?

«— Non, Éminence.

« — Pourquoi cela ?

« — Je ne connais personne dans l’entourage du Saint-Père et, par suite, je n’aurais su comment le lui faire parvenir.

« Précisément, reprit le Cardinal, mon coadjuteur part pour Rome la semaine prochaine, et, comme il vous aime et vous apprécie beaucoup, il se chargera volontiers de remettre le volume à Sa Sainteté. Faites donc relier un exemplaire avec soin, et surtout qu’il porte les armes du Pape, car, plus on dispute à Pie IX son pouvoir temporel, plus il tient à ce que ceux qui l’approchent le traitent en souverain.»

Je fis ce que m’avait dit le Cardinal.

Voilà donc mon volume parti pour Rome, confié aux soins de Mgr Richard. Quel accueil lui fera Sa Sainteté, ou même daignera-t-elle l’accueillir ?…

Sa Sainteté Pie IX

Le 27 mai 1877, je reçus de l’archevêché un mot ainsi conçu:

«Mgr le cardinal-archevêque désirerait voir M. le docteur Constantin James. M. le docteur est prié de vouloir bien venir à l’archevêché mardi prochain, 29, à 1 heure.»

D. Reulet, Ch. s. p. de S. Ém.

Je me rendis très exactement le mardi à l’archevêché à l’heure fixée par le Cardinal. À peine fus-je introduit dans son cabinet, qu’il me fit asseoir auprès de lui et me dit sans autre préambule :

« Voici deux lettres que j’ai reçues de Rome à votre adresse. Toutes les deux portent le sceau de Sa Sainteté. Quant à ce qu’elles renferment, je l’ignore complètement, car voici le billet qui y est joint :

«Prière au cardinal de remettre ces deux lettres au docteur Constantin James en personne ; c’est le docteur qui devra les ouvrir lui-même en présence de Son Éminence.»

Vivement intrigué, je pris une de ces lettres et m’apprêtais à en briser le cachet, lorsque le Cardinal me dit :

«Qu’allez-vous faire? Songez donc qu’un cachet de ce genre doit s’enlever avec précaution pour être conservé avec la pièce originale»; et il le découpa lui-même avec la pointe d’un canif. La lettre ouverte, nous constatâmes que c’était un Bref. En voici les termes :

Très cher fils, salut et bénédiction apostolique.

Nous avons reçu avec plaisir, très cher fils, l’ouvrage où vous réfutez si bien les aberrations du Darwinisme. Un système que repoussent à la fois l’histoire, la tradition de tous les peuples, la science exacte, l’observation des faits et jusqu’à la raison elle-même, semblerait n’avoir besoin d’aucune réfutation, si l’éloignement de Dieu et le penchant au matérialisme, provenant de la corruption, ne cherchaient avidement un appui dans tout ce tissu de fables4. Celles-ci, du reste, démenties de tous côtés par les arguments les plus simples, portent, de plus, en elles la marque évidente de leur propre insanité. Et, en effet, l’orgueil, après avoir rejeté le Créateur de toutes choses et proclamé l’homme indépendant, voulant qu’il soit son roi, son prêtre et son Dieu, l’orgueil en arrive, par toutes ces folies de son invention, à ravaler ce même homme au niveau des animaux sans raison, peut-être même de la matière brute, confirmant ainsi, à son insu, la parole divine : Où l’orgueil a été, là aussi sera la honte!5

Mais la corruption de ce siècle, les artifices des pervers, le danger pour les simples, exigent que de semblables rêveries, tout absurdes qu’elles sont, comme elles se servent du masque de la science, soient réfutées par la science vraie. Aussi, de l’aveu de tous, par votre livre si opportun et si parfaitement approprié aux exigences de notre époque, avez-vous très bien mérité tout à la fois et de la religion et de vos frères.

Nous vous félicitons donc et vous présageons un succès répondant pleinement au but que vous vous êtes proposé et à votre persistant labeur. En attendant, comme gage de la faveur suprême et en témoignage de Notre paternelle bienveillance et de Notre gratitude, Nous vous accordons bien affectueusement, très cher fils, Notre bénédiction apostolique.

Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 17 mai 1877, la trente-et-unième année de Notre pontificat.

PIE IX, PAPE.

J’étais ravi.

Prenant alors la seconde lettre, je l’ouvris avec les précautions voulues et reconnus que c’était un Brevet.

«Un brevet ! s’écria le Cardinal, un brevet en plus d’un bref ! C’est à n’y pas croire.» Et nous lûmes ce qui suit :

Très cher fils, salut et bénédiction apostolique,

Belle et féconde en fruits de tous genres est la mission que vous vous êtes donnée, en faisant consister l’honneur de la science, acquise par votre intelligence et vos travaux, à imprimer un nouvel essor à la religion et aux nobles études. Aussi, très cher fils, voulant vous récompenser des services rendus et vous encourager à marcher toujours dans cette glorieuse carrière, Nous vous absolvons, pour ces motifs, et voulons que vous vous regardiez comme absous des excommunications et interdits, ainsi que de toutes autres sentences, censures et peines ecclésiastiques que vous auriez pu encourir, de quelque manière et pour quelque cause que ce soit.

Nous vous choisissons de plus, par ces présentes, et créons Chevalier-Commandeur de l’ordre de Saint-Sylvestre, Pape, appelé la « Milice Dorée ». Vous prendrez rang dans cet ordre le plus ancien de tous Nos ordres de Chevalerie, que Grégoire XVI, Notre prédécesseur, de vénérable mémoire, a renouvelé et honoré encore de plus grandes distinctions61.

En conséquence, Nous vous autorisons à porter, en outre du costume de l’ordre et des particularités du grade, les insignes propres à ce même ordre, savoir : le collier d’or, l’épée d:or et les éperons d’or ; Nous vous accordons l’usage et la jouissance des privilèges et facultés dont usent et jouissent ou peuvent et pourront user et jouir les chevaliers de cette milice, à la réserve pourtant des privilèges et facultés abolis par le concile de Trente, qu’a confirmé l’autorité de ce Saint-Siège.

Nous voulons que vous portiez la croix d’or, de grand module, octogone, blanche à sa surface, avec l’effigie de saint Sylvestre, Pape, au milieu, attachée par un ruban de soie, alternativement rouge et noir, et à bords rouges; vous la porterez en sautoir. Et pour éviter toute dissemblance avec les autres chevaliers de cette milice, Nous avons ordonné de vous en envoyer le modèle ci-contre.

Donné à Rome, près Saint-Pierre, sous l’Anneau du Pêcheur, le 15 mai 1877, la trente-et-unième année de Notre Pontificat.

PIE IX, PAPE.

Pour le coup, j’étais stupéfait. J’en fis la remarque au Cardinal, qui me répondit :

« Je le suis bien davantage encore, mon cher docteur, car je suis plus en mesure que vous de comprendre tout ce qu’il y a de flatteur et d’insolite dans ce double témoignage de la bienveillance de Sa Sainteté. Sans doute on voit de simples particuliers recevoir du Pape un bref pour quelque publication hors ligne, et encore est-ce chose assez rare. Mais que, pour un même livre, le Saint-Père accorde à une même personne un Bref et un Brevet, et cela à deux jours d’intervalle chaque, puisque le brevet porte la date du 15 mai et le bref la date du 17, c’est ce qui ne s’est peut-être jamais vu. Pour moi, je n’en connais pas d’exemple.

« Mais ce n’est pas tout. Comment ! Vous n’étiez même pas chevalier et vous voilà Commandeur d’emblée? Et de quel ordre? De la Milice Dorée, c’est-à-dire, comme le dit le décret, du plus ancien et du plus noble de tous les ordres pontificaux.

«Il semblerait presque que le Saint-Père a voulu vous armer lui-même chevalier, tant il énumère avec complaisance tout ce qui constitue les insignes de votre grade. »

Je priai alors le Cardinal de bien vouloir me dire quels étaient les privilèges abolis par le concile de Trente.

«Le principal, me répondit-il, le seul même important, était le droit qu’avaient les Commandeurs d’assister et de prendre part aux délibérations des conclaves pour l’élection des Papes.

« — Quel malheur, m’écriai-je, que ce privilège n’ait pas été maintenu ! Il me semble que le Concile aurait bien dû se dispenser…

« —Bon ! reprit en riant le Cardinal, voilà maintenant que vous allez vous poser en victime. Vous feriez bien mieux d’aller trouver mon coadjuteur pour lui annoncer la double bonne fortune qui vous arrive, d’autant plus que, dans toute cette affaire-là, je crois que vous lui devez un beau cierge.»

Je me rendis donc chez Mgr Richard, l’archevêque actuel, qui me fit le plus chaleureux accueil, m’accablant de ses félicitations. Seulement il se défendit d’avoir contribué en rien à l’obtention de mon Bref et de mon Brevet. Tout ce que je pus obtenir, c’est qu’il finit par avouer qu’il ne m’avait pas nui.

Conseils du Cardinal sur mon livre

Lorsque, peu de jours après, j’allai voir le Cardinal, Son Éminence me dit :

«Que comptez-vous faire avec votre volume, mon cher docteur, maintenant qu’il a reçu la double sanction du Saint-Père?

« — Je n’ai pas à cet égard d’idée bien arrêtée. Je me propose, toutefois, de le compléter par de nouveaux travaux, afin de justifier dans la mesure de mes moyens et de mes efforts l’insigne faveur dont Sa Sainteté a daigné m’honorer.

« — Fort bien. Permettez-moi alors de vous donner un conseil.

J’insisterais un peu plus encore que vous ne l’avez fait sur la relation qui existe entre les récits de la Genèse et les découvertes de la science moderne, de manière à convaincre les plus incrédules de leur parfaite concordance.

«Surtout ne touchez ni à l’ordonnance du livre, ni à son style: tous les deux sont parfaitement à la portée des gens du monde et même des jeunes intelligences, car votre grand mérite est la clarté.

«Enfin vous feriez peut-être bien d’en modifier un peu le titre, celui de L’Homme-Singe n’ayant plus toute la gravité que comporte l’importance des matières traitées et surtout n’indiquant pas assez que votre volume devra prendre place parmi les ouvrages classiques.»

Je promis au Cardinal de faire ce qu’il me recommandait et je tins parole. Ainsi ai-je refondu complètement l’ancienne édition, y ajoutant des chapitres entièrement inédits, dont j’avais communiqué les épreuves à Son Éminence.J’en ai, de plus, modifié le titre de la manière que voici:Moïse et Darwin, ou L’homme de la Genèse comparé à l’homme-singe, ou L’enseignement religieux opposé à l’enseignement athée7.

Moi-même j’allai porter au cardinal le premier exemplaire de ma nouvelle édition. Quand il l’eut entre les mains, le cardinal m’embrassa tendrement et me dit :

«Merci, mon bon ami, au nom dela science et de la religion. Nous avons enfin un Manuel que nous pouvons mettre avec sécurité entre les mains de la jeunesse.»


1 Repris dans C. JAMES, Mes Entretiens avec S.M. l’Empereur Don Pedro sur le Darwinisme, Paris, Librairie de la Société bibliographique, 1888, p. 80-89.

2 Ce qui dérangeait Pierre II du Brésil dans la critique du darwinisme par le Dr James était notamment la référence à la Révélation (« Il veut que l’homme ait pu se suffire à lui-même par ses seules ressources intellectuelles »), l’affirmation d’un couple unique à l’origine de toutes les races (sujet sensible au Brésil, et il est à noter que c’est don Pedro qui y supprima l’esclavage en 1888, donc onze ans plus tard) et la critique d’une intruction laïque visant à former des libres penseurs (« Évidemment, j’avais blessé en lui, non seulement une opinion, mais un système »).

3 François Richard de La Vergne, cardinal-archevêque de Paris de 1886 à 1908

4 Souligné par nous. On notera avec amusement que la célèbre formule de Jean Rostand : L’évolution : un conte de fée pour grandes personnes, avait donc un antécédent littéraire que le célèbre académicien libre-penseur aurait hésité à reconnaître. Ce « tissu de fables » de Pie IX était une allusion à cette tirade du livre de James que don Pedro avait d’ailleurs relevée : « Réfuter le darwinisme ! Mais à quoi bon ? vous récrierez-vous peut-être. On réfute une théorie hasardée ; on réfute une doctrine dangereuse ; on réfute même au besoin un système absurde, mais on ne réfute pas des CONTES DE FÉES. » Sans doute Rostand (1894-1977) avait-il lu James.

5 Proverbes 11, 2.

6 Parmi ces distinctions est le titre de Comte romain attaché an grade de Commandeur.

7 1 vol. in-8° de 460 pages, Prix : 5 fr. 50, Bloud et Barral, 1878.

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