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Par Hubert Guigou
Le long cheminement d’Alexis Carrel1
Résumé : On sait que le jeune et brillant chirurgien Alexis Carrel fut témoin à Lourdes, le 28 mai 1902, de la guérison miraculeuse de Marie Bailly, un cas de péritonite tuberculeuse à la dernière extrémité, qu’il avait observée dans le train depuis Lyon. On sait que cette circonstance lui a barré la carrière universitaire en France et l’a poussé à devenir chercheur à l’Institut Rockefeller, à New-York, où il obtint le Prix Nobel en 1912 pour la mise au point des transplantations d’organes. On sait moins que sa longue quête spirituelle a duré toute une vie, l’amenant progressivement à reconnaître le rôle de la prière sur certaines guérisons, puis à dépasser le monde accessible à la ratiocination pour s’ouvrir enfin à « l’essor de l’amour à travers la nuit obscure de l’intelligence ». Le Voyage de Lourdes était alors achevé.
Retracer l’itinéraire spirituel d’Alexis Carrel est une tâche difficile car ses sentiments intimes demeuraient cachés au plus profond de lui-même. Le voyage de Lourdes est incontestablement un point de départ pour le jeune médecin venu chercher la certitude spirituelle perdue au cours de ses études de médecine. À partir du choc émotionnel éprouvé le 28 mai 1902 à Lourdes, lors de la guérison extraordinaire de Marie Bailly, va se développer une réflexion, tout d’abord orientée vers la réalité des guérisons miraculeuses, puis sur le rôle de la prière.
Plusieurs retours à Lourdes lui apporteront, à l’issue d’une période de doute et d’interrogations, la conviction que l’existence de guérisons miraculeuses ne peut être contestée mais qu’elles comportent une condition préalable indispensable : la prière. Seule cette dernière est en mesure d’amener la réalisation d’une guérison scientifiquement inexplicable.
Quelle est la nature de la prière? D’où provient son pouvoir ? Ne doit-elle pas revêtir une qualité particulière pour obtenir un tel résultat ?
Voici quelques-unes des questions que Carrel, immergé dans le domaine scientifique et de ce fait guidé par le besoin de comprendre, va se poser et dont, à la fin de sa vie, il recevra la réponse: sans la lumière de l’amour, l’intelligence est aveugle.
Le voyage de Lourdes était achevé.
Lourdes, 28 mai 1902 : « L’impossible prodige »
Les malades sont regroupés devant la grotte de Massabielle. Un jeune médecin est là, le regard tendu vers une malade qui retient toute son attention, une jeune fille, Marie Bailly, que l’on vient de ramener des piscines. Carrel a fait sa connaissance la nuit précédente, dans le train du pèlerinage de Lyon. On l’a appelé d’urgence car Marie était au plus mal. Selon son dossier, elle est atteinte de péritonite tuberculeuse. Son état est particulièrement grave. Carrel lui donne des soins avec les moyens dont il dispose, redoutant qu’elle ne décède avant l’arrivée à Lourdes.
Marie est devant la grotte, toujours en vie; mais le diagnostic des médecins qui l’ont examinée est sévère: elle est à la dernière extrémité. Les prières commencent. Le regard de Carrel ne quitte pas Marie. C’est alors qu’un phénomène incroyable se produit sous ses yeux. Le rythme respiratoire devient régulier; le visage reprend progressivement son aspect habituel; la saillie du ventre, caractéristique de la péritonite, s’affaisse ; le cœur bat maintenant à une cadence normale; la malade se soulève et regarde autour d’elle. Carrel est bouleversé; jamais il n’avait imaginé ce dont il venait d’être témoin : une jeune fille à l’article de la mort, guérie en quelques instants. Il vient de recevoir un choc qui le marquera toute sa vie. Jamais il n’oubliera ce qu’il a vécu ce jour-là.
Pourquoi Carrel est-il venu à Lourdes ?
Les convictions religieuses, acquises dans sa famille et au cours de ses études chez les jésuites, se sont trouvées fortement remises en cause dans l’atmosphère positiviste et rationaliste de la faculté de médecine de Lyon où il poursuit ses études.
Dans un premier temps, il a le sentiment de pénétrer dans un nouveau mode de pensée qui lui apporte une sorte de libération mais, peu à peu, son esprit évolue ainsi qu’il l’expose dans son ouvrage Le voyage de Lourdes (s’y présentant sous le pseudonyme de Lerrac) :
« Lerrac, absorbé par ses études scientifiques (…) s’était peu à peu convaincu qu’en dehors de la méthode positive, la certitude n’existait pas. Et ses idées religieuses détruites, sous l’action de l’analyse, l’avaient quitté en lui laissant le souvenir exquis d’un rêve délicat et beau (…) Le rationalisme satisfaisait entièrement son esprit; mais au fond de son cœur, une souffrance secrète se cachait, la sensation d’étouffer dans un cercle trop étroit, le besoin inassouvi d’une certitude (…) À présent, dans les profondeurs cachées de sa pensée, un vague espoir subsistait, probablement inconscient, d’étreindre les faits qui donnent la certitude, le repos et l’amour (…).»2
La rencontre fortuite, au printemps 1901, d’un religieux dominicain, va se révéler décisive. D’emblée, ce dernier comprend les attentes qui résident dans l’âme tourmentée du jeune médecin. Carrel est heureux de pouvoir, en toute confiance, livrer ses sentiments: « Les choses peuvent seules donner la certitude à nos esprits qui ont pris l’habitude des méthodes positives. La constatation médicale d’un miracle, c’est-à-dire de la manifestation directe de Dieu, peut seule donner la certitude à celui qui prie, puisque seule cette constatation médicale élimine l’idée d’une guérison hystérique (…) Un miracle, scientifiquement contrôlé par moi, me conduirait seul à la certitude absolue (…) »3
Le dominicain conseille à Carrel d’aller à Lourdes ; mais il a conscience que si ce dernier est ouvert à la certitude scientifique, il demeure encore fermé à celle de l’âme. C’était le problème majeur auquel Carrel allait se trouver confronté. Une guérison considérée comme scientifiquement inexplicable est-elle, de ce seul fait, de nature à apporter une certitude spirituelle?
Le père jésuite Henri Bouillard, professeur de théologie, nous répond : « Conclure de la simple absence d’explication scientifique à une intervention divine serait paralogisme. Le savant, le spécialiste a qualité pour constater une guérison et son caractère extraordinaire. Mais il n’a pas, comme tel, compétence pour y reconnaître un témoignage de Dieu. S’il le fait, ce n’est pas en tant que médecin, mais comme homme religieux.
Jamais le savant qui reste au seul niveau de la science ne sera conduit par elle à affirmer un miracle (…) Miracle ne dit pas seulement « prodige » dans la nature ; c’est d’abord un « signe » adressé à l’homme, un témoignage de la présence, de la puissance et de la bonté divines. Comme tel, il appartient à l’ordre religieux. L’initiative divine ne peut être démontrée scientifiquement : elle est perçue dans un acte de connaissance religieuse (…)»4
Carrel n’est-il pas dans une impasse en espérant qu’une guérison scientifiquement inexplicable lui rendra les certitudes spirituelles qu’il a perdues ? Il demandait, en quelque sorte, à la science de lui restituer cette foi qu’elle lui avait fait perdre. Mais sa soif de certitude est grande.
Au début du mois de décembre 1901, Carrel exprime, dans son journal intime, les pensées qui l’assaillent : «Je suis à la veille de mon premier concours de chirurgien des hôpitaux. (…) Peu importe le résultat de ces journées. Quel qu’il soit, ma vie recommencera après. Dans quel sens ? Si par un hasard impossible, j’étais nommé, je prends la résolution de cesser, pendant un an, toute occupation purement professionnelle. Tout homme doit avoir, au moins une fois, une période d’action plus haute et plus généreuse. Je passerai ces mois à étudier et à approfondir la question qui m’intéresse plus que tout : la question du miracle. Je l’étudierai autant qu’il me sera possible et j’écrirai un volume entièrement sincère et qui, d’après ce que je crois, sera la glorification de la Vierge de Lourdes. Je le publierai sous mon nom, coûte que coûte, quelles que soient les conclusions et quelques dommages que je puisse en éprouver (…). »
Carrel nous livre le fond de son cœur. Il s’accroche au miracle dont il a tant besoin pour sortir de sa nuit spirituelle. Il est persuadé que là se trouve cette Vérité qu’il recherche. Lorsqu’il l’aura découverte, il en portera témoignage. Compte tenu de l’atmosphère qui régnait alors dans la Faculté de médecine de Lyon, un tel témoignage pouvait être particulièrement dangereux pour un jeune médecin en début de carrière, avec, notamment, plusieurs concours à tenter.
Une occasion se présente au mois de mai 1902. Carrel prend le chemin de Lourdes avec le pèlerinage diocésain de Lyon.
Le choc :
C’est au cours de la nuit, dans le train du pèlerinage, qu’appelé d’urgence, il découvre une jeune fille de 22 ans, Marie Bailly, atteinte de péritonite tuberculeuse en phase terminale. N’était-ce pas le cas qu’il était venu chercher ? Nous savons que le lendemain, en quelques instants, revenant des piscines, elle sera guérie sous les yeux de Carrel, terrassé par l’émotion.
À l’issue d’une longue promenade au bord du gave de Pau pour remettre de l’ordre dans son esprit, il retourne, avec quelque appréhension, au chevet de Marie. Est-elle vraiment guérie ? N’a-t-il pas été victime d’une hallucination ?
« La guérison était complète. La moribonde au visage déjà cyanosé, au ventre distendu, au cœur en déroute, s’était transformée en quelques heures en une jeune fille presque normale, seulement amaigrie et faible (…) » 5
Mais déjà, le doute apparaît. « C’est la réalisation de l’impossible. J’ai dû faire une erreur de diagnostic. Il s’agissait peut-être d’une péritonite nerveuse (…) »6
Sous le choc qu’il vient d’éprouver, Carrel s’interroge. En plein désarroi, «il n’était plus qu’un homme errant dans la nuit.»7
Envahi par le doute, la science est incapable de lui apporter une certitude. Était-ce le miracle qu’au fond de son cœur il était venu chercher ? Il a besoin d’une réponse qui mette fin à son doute. Alors, il se tourne vers la Vierge : « Vierge douce, secourable aux malheureux qui vous implorent humblement, gardez-moi. Je crois en Vous. Vous avez voulu répondre à mon doute par un miracle éclatant. Je ne sais pas le voir et je doute encore.
Mais mon plus grand désir et le but supérieur de toutes mes aspirations est de croire, de croire éperdument, aveuglément, sans jamais discuter ni critiquer (…) »8
Maintenant, un extraordinaire sentiment de paix et de sérénité envahit son âme.
« Sous la main de la Vierge, il lui parut qu’il tenait la certitude. Il croit sentir l’admirable douceur pacifiante et si profondément que, sans angoisse, il écarta un retour du doute menaçant. »9
C’est un chemin long et difficile dans lequel il va, dès lors, s’engager et qu’il suivra jusqu’à son dernier souffle.
« Le miracle ne s’impose pas à l’esprit comme une évidence ou comme une démonstration mathématique, mais il incite à réfléchir et nous n’avons de repos qu’en allant jusqu’à l’acte de foi.»10
Le retour à Lyon :
Deux épreuves majeures attendent Carrel à son retour de Lourdes: la réaction du milieu médical universitaire de Lyon et la résurgence du doute. Elles vont décider de sa destinée.
Sa participation au pèlerinage de Lourdes, révélée par la presse qui, évoquant la guérison de Marie Bailly, estime que « ce miracle est le plus éclatant qui se soit opéré pendant le pèlerinage »11, suscite la réprobation de certains des maîtres de la Faculté de médecine. Un tel comportement, indigne d’un homme de science, ne peut être sans conséquences sur l’évolution de sa carrière.
Carrel tente de calmer le jeu et demande à la presse la publication d’un rectificatif qui s’achève par ces mots : «La nature réelle de la maladie est entièrement indéterminée. Par conséquent, il est possible actuellement de tirer de cette observation les conclusions qu’il vous plaît d’en faire ressortir. »12
Quel est, en définitive, le sentiment profond de Carrel ?
Incontestablement, il a été témoin d’une guérison extraordinaire, ainsi qu’il l’exprime dans son compte rendu au Bureau Médical de Lourdes : « C’était presque un cadavre lorsqu’on la porta aux piscines. A sa sortie, on remarqua une très légère amélioration qui se continua insensiblement devant la grotte, pour aboutir à une véritable résurrection apparente. Le soir, à 7 heures, le médecin eut la stupéfaction de voir la malade du matin, assise sur son lit, causant avec ses infirmières et l’examen de l’abdomen montra la disparition complète de l’énorme ballonnement et des gâteaux péritonéaux qui l’encombraient. La respiration et le cœur étaient normaux. C’est une guérison complète, rapide, en un mot merveilleuse. »13
Mais Carrel est-il en mesure d’aller plus loin ? Dans l’immédiat, il est plongé dans la tourmente.
Le 22 juillet 1902, il se présente au concours très recherché de chef de clinique chirurgicale. Il est refusé. Cette défaite est confirmée, en décembre de la même année, par un nouvel échec au concours de chirurgien des hôpitaux.
Et pourtant, ne vient-il pas, le 8 juin 1902, quelques jours après son retour de Lourdes, de publier, dans la revue scientifique Lyon médical, sa première découverte majeure, celle qui le mènera, dix ans plus tard, au Prix Nobel de physiologie et de médecine : la technique opératoire des anastomoses vasculaires et la transplantation des viscères, qui ouvre la voie à la chirurgie vasculaire et cardiaque ainsi qu’aux greffes d’organes ?
Malgré ces épreuves, il poursuit l’examen de Marie Bailly, placée en observation à l’hôpital de Sainte-Foy-lès-Lyon.
Ses observations sont adressées au docteur Boissarie. Les premières semblent confirmer le diagnostic.
« J’ai fait faire le sérodiagnostic pour la tuberculose. Ce sérodiagnostic s’est trouvé encore positif, plus positif peut-être que la première fois. D’autre part, l’état général est parfait. Pas de signes cliniques de tuberculose ni d’hystérie (…)» 20 décembre 1902. 14
Mais quelques semaines plus tard, le ton change.
« J’ai essayé d’étudier à Lourdes de façon scientifique, un fait scientifique (…) L’observation de Marie Bailly est d’un intérêt étrange et troublant. Son allure précise la rend dangereuse pour les esprits dépourvus de sens critique. Or le diagnostic de péritonite tuberculeuse ne s’appuie sur aucune preuve réelle. En l’absence de toute observation sérieuse, antérieure à la mienne, mon devoir est de ne pas affirmer un diagnostic qui ne repose, en somme, que sur mon examen clinique. Pour être loyal, je dois dire : « Voilà ce que j’ai vu ou cru voir. » Je suis très loin d’être infaillible. Il est donc possible que je me sois trompé. Ne pourrait-on pas admettre, par exemple, une péritonite nerveuse, développée chez une jeune fille, à la fois tuberculeuse et hystérique? » 26 février 19O3.15
Le sentiment de certitude éprouvé à Lourdes, lors de sa prière à la Vierge, se serait-il évanoui ? Le doute a repris le dessus, ainsi que Carrel le confirme dans sa dernière lettre au Dr Boissarie.
«J’ai analysé les observations antérieures et ma propre observation de manière minutieuse. J’ai constaté leur insuffisance et l’impossibilité de faire un choix basé sur des considérations vraiment scientifiques, entre les deux hypothèses de péritonite tuberculeuse et de péritonite hystérique. Je ne suis opposé ni à l’une ni à l’autre, mais je crois qu’il est impossible de se déterminer aujourd’hui en faveur de l’une ou de l’autre (…) » 25 août 1903.16
Carrel est à nouveau seul dans la nuit. La guérison de Marie Bailly ne lui a pas apporté cette certitude spirituelle tant attendue et, par ailleurs, sa carrière médicale est compromise. Alors, à la recherche d’une autre vie, d’autres espaces, il va prendre le chemin de l’exil.
Le départ :
C’est un jeune médecin désemparé qui, après un court séjour à Paris, va s’embarquer, au mois de mai 1904, pour le Canada. Il lui reste encore un trésor: sa remarquable découverte concernant les anastomoses vasculaires.
N’ayant pas, semble-t-il, retenu l’attention des milieux scientifiques parisien et lyonnais, elle est parfaitement connue au Canada où Carrel est accueilli avec enthousiasme. Quelques mois après son arrivée, il est aux États-Unis où il dispose, à l’université de Chicago, d’un laboratoire.
Au mois d’avril 1905, invité par Harvey Cushing à un important congrès scientifique tenu à Baltimore, il expose les résultats de ses travaux : les transplantations d’organes réalisées sur des animaux qui sont des premières mondiales. Les retombées sont considérables. Aussitôt de retour à Chicago, Carrel est installé dans un nouveau laboratoire merveilleusement équipé. Au même moment, John D. Rockefeller poursuit la construction, à New-York, d’un institut de recherche médicale. Simon Flexner, directeur désigné, propose à Carrel de rejoindre l’équipe qu’il est en train de constituer.
Ce dernier hésite à quitter Chicago où il a vécu des heures enthousiasmantes ; mais ne peut refuser l’institut Rockefeller où la qualité des moyens mis à sa disposition dépassait tout ce qu’il avait connu jusque-là. Au mois d’octobre 1906, il est en mesure d’y poursuivre dorénavant ses travaux, réalisant les plus remarquables transplantations d’organes.
Le 10 décembre 1912, il est à Stockholm pour la cérémonie au cours de laquelle il reçoit, des mains du roi Gustav V de Suède, le Prix Nobel de physiologie et de médecine.
Bientôt, va intervenir la longue coupure de la Première Guerre mondiale. Mobilisé dans l’armée française, Carrel va accomplir une tâche admirable. Avec la collaboration du chimiste Dakin, mis à sa disposition par l’institut Rockefeller, il va réaliser la mise au point d’un nouveau traitement pour la désinfection et la cicatrisation des plaies, à l’aide d’un puissant antiseptique, encore utilisé de nos jours, le liquide de Dakin. Des milliers de blessés des armées françaises et alliées seront ainsi sauvés17.
En 1919, il reprend ses travaux à New-York ; mais l’événement extraordinaire dont il a été témoin à Lourdes, 17 ans auparavant, continue d’obséder son esprit. Il ne peut rester sur le doute qu’il exprimait dans sa dernière lettre au Dr Boissarie. Il est toujours déterminé à aller jusqu’au bout.
Le pouvoir de la prière :
À l’occasion de plusieurs retours à Lourdes, certaines convictions vont peu à peu se former dans l’esprit de Carrel et marquer une évolution importante de ses sentiments.
Tout d’abord, il admet désormais qu’à Lourdes se produisent des guérisons qui ne peuvent s’expliquer par les lois scientifiques connues, notamment dans le domaine de la cicatrisation des plaies et de la reconstitution des tissus, qu’il connaît bien en raison de ses travaux réalisés en collaboration avec Dakin au cours de la guerre de 1914-18.
Mais ce qui va devenir l’essentiel de sa quête spirituelle, c’est la relation qu’il constate entre la guérison et l’état de prière du malade ou d’une personne de son entourage. Une telle relation demeure encore pour lui une énigme. Dès lors, bien des questions vont se poser à lui et notamment celle-ci : quelle qualité particulière doit revêtir la prière pour nous permettre de pénétrer dans le mystère de la guérison miraculeuse ?
Qu’est devenue Marie Bailly ? Elle est toujours présente dans la pensée de Carrel, mais le doute concernant la nature exacte de sa maladie, organique ou hystérique, demeure, en l’absence d’éléments nouveaux.
En 1929, il rend visite au père abbé de Solesmes avec lequel il a un long entretien.
Il souhaite lui exposer les raisons pour lesquelles il estime qu’un ordre contemplatif, comme celui des bénédictins, serait particulièrement qualifié pour effectuer certaines recherches scientifiques. Il est intéressant de noter certains passages du compte rendu rédigé par Carrel :
« À la base de la création scientifique se trouve toujours la méditation. Les vrais savants ont toujours une vie intérieure intense (…) »18
« On peut se demander si la vie la plus propre au développement scientifique ne serait pas la vie monastique où le travail se fait dans la paix de l’âme. L’ascèse et la mystique seraient peut-être la source d’une haute inspiration scientifique.»19
Puis, Carrel aborde le problème qui tient une telle place dans son esprit : le rôle physiologique de la prière.
« Quel est l’état d’un homme en prière ? Comment se fait-il que la prière d’une certaine qualité et de certains individus produise des miracles ? Il y a un état spécial de l’organisme lié à la prière. Cette prière produit des effets sur d’autres organismes, tels que les guérisons opérées par les saints, guérisons dont on peut considérer aujourd’hui l’existence comme certaine. La reconstitution instantanée des tissus ne se voit jamais à l’état naturel. Il existe donc des mécanismes physiologiques qui ne se mettent en branle que sous l’action de la prière, et non seulement de la prière du sujet, mais d’un sujet placé distance. Quels sont les états physiologiques qui permettent la prière et la contemplation ? (…) C’est, en somme, la base scientifique de la vie mystique qu’il faudrait étudier aujourd’hui, ce qui permettrait de connaître les parties les plus élevées de l’homme (…) »20
Voilà encore bien des questions sans réponses pour celui qui demeure essentiellement un scientifique.
Dans son ouvrage qui fera le tour du monde, L’homme, cet inconnu, Carrel, n’hésite pas à ranger la mysticité parmi les activités humaines fondamentales. Il s’agit pour lui d’une réalité incontestable et d’une grande importance.
« Dans son état le plus élevé (la mystique chrétienne) comporte une technique très élaborée, une discipline stricte. Elle demande d’abord la pratique de l’ascétisme. (…) L’initiation à l’ascétisme est dure. Aussi peu d’hommes ont-ils le courage de s’engager dans la voie mystique. Celui qui veut entreprendre ce rude voyage doit renoncer à lui-même et aux choses de ce monde. Il demeure ensuite dans les ténèbres de la nuit obscure. (…) Peu à peu, il se détache de lui-même. Sa prière devient une contemplation. Il entre dans la voie illuminative. (…) Son esprit s’échappe de l’espace et du temps. Il prend contact avec une chose ineffable. Il atteint la vie unitive. Il contemple Dieu et agit avec lui. (…) Seuls ceux qui ont vécu eux-mêmes la vie de prière peuvent la juger. La recherche de Dieu est, en effet, une entreprise toute personnelle. (…) »21
« Il ne faut pas se demander si l’expérience mystique est vraie ou fausse, si elle est une autosuggestion, une hallucination, ou bien si elle représente un voyage de l’âme en dehors des dimensions de notre monde et son contact avec une réalité supérieure. Nous devons nous contenter d’avoir d’elle un concept opérationnel. (…) Elle donne ce qu’il demande à celui qui la pratique. Elle lui apporte le renoncement, la paix, la richesse intérieure, la force, l’amour, Dieu. (…) »22
Puis, confirmant sa conviction de la réalité des guérisons miraculeuses dont «les cas les plus importants ont été recueillis par le Bureau Médical de Lourdes »23, il revient sur le rôle de la prière qu’il considère comme absolument déterminant. Mais celle-ci, pour être efficace, doit être désintéressée.
« En général, ce n’est pas celui qui prie pour lui-même qui est guéri. C’est celui qui prie pour les autres. Ce type de prière exige, comme condition préalable, le renoncement à soi-même, c’est-à-dire une forme très élevée de l’ascèse. (…) Ainsi comprise, la prière déclenche parfois un phénomène étrange, le miracle. (…) La seule condition indispensable au phénomène est la prière. Mais il n’est pas nécessaire que le malade lui-même prie ou qu’il possède la foi religieuse.
Il suffit que quelqu’un près de lui soit en état de prière. De tels faits sont d’une haute signification. Ils montrent la réalité de certaines relations de nature encore inconnue entre les processus psychologiques et organiques. (…) »24
Ainsi, un certain « état de prière », impossible à définir car « incompréhensible des philosophes et des hommes de science, et inaccessible pour eux »25, est seul en mesure de produire le miracle.
« Les guérisons miraculeuses se produisent rarement. Malgré leur petit nombre, elles prouvent l’existence de processus organiques et mentaux que nous ne connaissons pas. Elles montrent que certains états mystiques, tel l’état de prière, ont des effets très définis. Qu’ils sont des faits irréductibles, dont il faut tenir compte. L’auteur sait que les miracles sont aussi loin de l’orthodoxie scientifique que la mysticité. Leur étude est plus délicate encore que celle de la télépathie et de la clairvoyance. Mais la science doit explorer tout le domaine du réel. Il s’est efforcé de connaître ce processus de guérison des maladies, au même titre que les processus habituels. Il a commencé cette étude en 1902, à une époque où les documents étaient rares, où il était difficile pour un jeune docteur, et dangereux pour sa future carrière, de s’occuper d’un tel sujet. Aujourd’hui, tout médecin peut observer les malades amenés à Lourdes et examiner les observations contenues dans les archives du Bureau Médical. (…) »26
Carrel a encore un long chemin à parcourir.
C’est alors, au cours de l’année 1937, qu’il va effectuer deux rencontres qui auront un effet décisif sur l’orientation de sa pensée.
Il s’agit, tout d’abord, de Pierre Teilhard de Chardin qui lui rend visite à New-York. Le célèbre jésuite vient de publier Sauvons l’humanité, dont il remet un exemplaire à Carrel. Teilhard évoque cet entretien dans une lettre au père de Lubac :
« La question des origines humaines (dans l’ordre expérimental) me paraissant réglée, toute mon attention est absorbée par la constitution possible d’une science nouvelle de «l’Énergie (ou Énergétique) humaine» dont une conversation avec Carrel à New-York a achevé de me faire préciser les lignes et la possibilité. (…) » 28 avril 1937.
Plusieurs phrases de Sauvons l’humanité vont être soulignées par Carrel, notamment celle-ci: «Peut-être poussés par la nécessité de construire l’unité du monde, finirons-nous par nous apercevoir que le grand œuvre obscurément pressenti et poursuivi par la science n’est rien autre chose que la découverte de Dieu.»27
N’est-ce pas le but intime de Carrel depuis le voyage de Lourdes ? La science et la foi doivent avancer la main dans la main, vers le même horizon.
Il est une autre rencontre, quelques mois plus tard, qui va permettre à Carrel une nouvelle progression dans sa pensée : celle de dom Alexis Presse, ce moine cistercien qui a redonné vie à l’abbaye de Boquen en Bretagne. Un profond lien d’amitié et de confiance va se nouer entre eux.
À la fin de l’année 1940, il rédige un article dans lequel il développe sa pensée sur « le pouvoir de la prière », et qui sera publié, au début de 1941, quelque peu raccourci et remanié, par le Reader’s Digest.
C’est, tout d’abord, le scientifique qui s’exprime. Pour lui, la prière est la plus puissante forme d’énergie que les humains soient capables de produire. Dans le domaine spirituel, elle est une force plus puissante que l’attraction terrestre. Elle seule paraît en mesure de vaincre les lois de la nature. Il reconnaît avoir été témoin de guérisons dues à la prière, notamment d’affections nerveuses et même organiques, alors que toute autre thérapie avait échoué.
Mais l’effet majeur de la prière réside dans le développement de la vie intérieure. Elle est un effort de notre esprit pour atteindre l’invisible.
Carrel poursuit son chemin. Incontestablement un nouveau pas vient d’être franchi.
Ce Dieu si abordable à celui qui sait aimer, se cache à celui qui ne sait que comprendre.
L’hiver 1943-1944 est une période difficile pour Carrel. Gravement touché, à l’automne précédent, par une crise cardiaque, il sait que ses jours sont comptés. C’est alors qu’il a connaissance d’une traduction du Pouvoir de la prière, publiée en Suisse puis en France, sans lui avoir été soumise au préalable. Cette traduction lui déplaît et, en tout état de cause, le texte ne correspond plus à l’évolution de sa pensée. Il se remet à la tâche.
En mai 1944, alors qu’il n’a plus que quelques mois à vivre, il publie, sous le titre La Prière, un ouvrage que l’on peut considérer comme un testament spirituel. Entièrement consacré à la question qui l’obsède depuis Lourdes, il s’agit d’un document essentiel.
« Loin de consister en une simple récitation de formules, la vraie prière représente un état mystique où la conscience s’absorbe en Dieu. Cet état n’est pas de nature intellectuelle. Aussi reste-t-il inaccessible autant qu’incompréhensible aux philosophes et aux savants. De même que le sens du beau et l’amour, il ne demande aucune connaissance livresque. Les simples sentent Dieu aussi naturellement que la chaleur du soleil ou le parfum d’une fleur. Mais ce Dieu si abordable à celui qui sait aimer se cache à celui qui ne sait que comprendre. La pensée et la parole font défaut quand il s’agit de le décrire.
C’est pourquoi la prière trouve sa plus haute expression dans un essor de l’amour à travers la nuit obscure de l’intelligence.»28
Abandonnant une vision trop exclusivement scientifique, Carrel découvre peu à peu la véritable nature de la prière. Ce n’est plus un simple vecteur d’énergie mais un acte d’amour, le seul en mesure de mettre l’homme en contact avec Dieu.
Il lui vient cette comparaison : «De même que la respiration est la fonction qui permet les échanges gazeux entre notre corps et l’atmosphère, de même la prière serait la fonction permettant les échanges entre Dieu et l’homme. »
La prière serait, en quelque sorte, la respiration de l’âme.
On peut, dès lors, mesurer la profonde transformation spirituelle de ce Prix Nobel scientifique découvrant la prodigieuse puissance de l’amour qui, nous élevant au-dessus de nous-mêmes, au-delà de notre intelligence, nous permet d’atteindre le but suprême de notre destinée: l’union avec Dieu. Dieu ne demeurait-il pas caché à celui qui, au chevet de Marie Bailly, ne savait que chercher à comprendre? Maintenant, Carrel n’était plus seul dans la nuit.
Une question demeure que nous ne pouvons écarter: Carrel, en définitive, a-t-il reconnu une intervention surnaturelle, un signe de Dieu, dans la guérison de Marie Bailly ?
Aucun témoignage dans ce sens n’est parvenu jusqu’à nous. Nous ne rencontrons que le silence de la part de ceux dont il était le plus proche: silence d’Anne, sa femme; silence de dom Alexis Presse, son ami et confident spirituel, notamment dans l’introduction qu’il a rédigée, à la demande d’Anne, à l’occasion de la publication du Voyage de Lourdes; et surtout, silence de Carrel lui-même, en particulier dans son dernier ouvrage, La Prière, dans lequel il aborde, notamment, « les effets curatifs de la prière». Il y a incontestablement un mystère du Voyage de Lourdes.
Le récit de Carrel constitue une véritable confession dans laquelle il exprime l’évolution de ses sentiments dans la plus émouvante intimité et, arrivant à surmonter son doute avec l’aide de la Vierge, reconnaît un miracle dans la guérison de Marie Bailly. Il ne s’agit pas de notes personnelles mais d’un témoignage, de ce « volume entièrement sincère » qu’il s’était promis de publier. Or nous savons, que revenu à Lyon après son voyage à Lourdes, il a été progressivement envahi par le doute. Dès lors, quelle pouvait être son attitude sinon de conserver son manuscrit dans l’attente d’éléments nouveaux. Nous savons que bien des années plus tard, il était encore en recherche à cet égard.
En l’absence, semble-t-il, d’informations qui auraient levé son doute, Carrel a renoncé à la publication de son ouvrage, Le voyage de Lourdes, lequel est demeuré dans ses papiers personnels, ignoré de tous. C’est après son décès qu’Anne le découvrit et décida, en 1949, de le publier.
Nul ne connaît les sentiments intimes que Carrel portait, peut-être, au plus profond de lui-même et dont il a gardé le secret.
L’essentiel n’est-il pas, en définitive, dans ce retour du « doute menaçant » que Carrel avait cru pouvoir écarter sous la main de la Vierge et qui, loin de le décourager, va l’inciter à poursuivre inlassablement sa route à la recherche de la vérité. Ce sont d’autres guérisons, sans doute considérées par lui comme plus significatives, qui l’ont convaincu de la réalité des guérisons miraculeuses, mais il n’a jamais oublié le choc vécu par lui à Lourdes le 28 mai 1902.
C’est dans la paix de l’âme et de la certitude retrouvée que Carrel, le 5 novembre 1944, rendit le dernier soupir, lui qui peu avant avait écrit ces mots : « Pour chaque homme, la mort a une différente signification ; car la mort dépend de la vie ; et le sens de la vie change suivant les individus. Presque toujours la mort est comme la fin d’une journée de pluie monotone, pénible et triste. Parfois elle a la beauté du crépuscule dans la montagne, ou elle ressemble au sommeil du héros après le combat. Mais elle peut être, si nous le voulons, l’immersion de l’âme dans la splendeur de Dieu. »29
Quelques lignes pour conclure :
« Ce n’est pas la raison mais le sentiment qui mène l’homme au sommet de sa destinée. L’esprit s’élève par la souffrance et le désir plus que par l’intelligence; à un certain moment du voyage, il laisse derrière lui l’intelligence, dont le poids est trop lourd. Il se réduit à l’essence de l’âme qui est amour. Seul, au milieu de cette nuit de la raison, il s’échappe du temps et de l’espace et, par un processus que les grands mystiques eux-mêmes n’ont jamais été capables de décrire, il s’unit au substratum ineffable de toutes choses. Peut- être cette union avec Dieu est-elle le but secret vers lequel tend l’individu dès l’instant où l’ovule fécondé commence sa division et sa croissance dans la paroi de l’utérus maternel. »30
1 Repris de Fons Vitæ, Bulletin du Bureau Médical de Lourdes, n°308, oct. 2009, pp.5-16.
2 Alexis Carrel, Le voyage de Lourdes, Plon, 1949.
3 Alexis Carrel, Jour après jour: 1893-1944, Plon, 1956.
4 Henri Bouillard, s.j, L’idée chrétienne du Miracle, Cahier Laennec n°4, 1948.
5 Le Voyage de Lourdes, op. cit.
6 Ibid.
7 Ibid.
8 Ibid.
9 Ibid.
10 Dr René Biot, Lourdes et le Miracle. Dialogues de médecins, Bloud et Gay, 1930.
11 Le Nouvelliste, 3 juin 1902.
12 Le Nouvelliste, 10 juin 1902.
13 Archives des Sanctuaires de Lourdes.
14 Ibid.
15 Ibid.
16 Ibid.
17 Ndlr. Il fut un temps où l’on parlait d’eau de « Carrel-Dakin ». Si le titre de « bienfaiteur de l’humanité » a un sens, concernant un mortel, Carrel fait manifestement partie de ceux qui l’auront mérité. Il est navrant que des esprits étroits ne retiennent de toute son œuvre qu’une opinion « eugéniste » sans originalité, en parfaite conformité avec les lieux communs répandus dans l’entre-deux guerres chez les universitaires du Nouveau comme de l’Ancien mondes, et qui résulte immédiatement des thèses évolutionnistes (cf. « Deux savants devant le fait religieux: Einstein et Carrel », Le Cep n° 18, pp. 1-10). Or il faut remarquer que l’eugénisme de Carrel, à la différence des eugénismes appliqués légalement dans nombre d’États américains bien avant de l’être en Allemagne, s’en distingue radicalement car il s’agit d’un eugénisme volontaire. On ne peut en dire autant de l’avortement sélectif contemporain, puisque le sujet concerné, le fœtus, n’y a nulle voix au chapitre.
18 Jour après jour, op.cit.
19 Ibid.
20 Ibid.
21 Alexis Carrel, L’homme, cet inconnu, Plon, 1935.
22 Ibid.
23 Ibid.
24 Ibid.
25 Ibid.
26 Ibid.
27 Pierre Teilhard de Chardin, Sauvons l’humanité, le Seuil, nov. 1936.
28 Alexis Carrel, La prière, Plon, 1944.
29 Alexis Carrel, Réflexions sur la conduite de la vie, Plon, 1950.
30 Ibid.