Partager la publication "Le bâti et le matériau"
Par Louis Pupulin
Louis Pupulin1
Résumé : Les antiques constructions marquent le mieux le génie propre des civilisations passées : par la manière dont les contraintes dues aux matériaux ont été utilisées et vaincues. La brique caractérise Babylone, et la pierre la Grèce. Puis vint la synthèse romaine. Aujourd’hui, avec l’acier et le béton, l’homme s’est affranchi des anciennes contraintes. Mais quelle civilisation les bâtisseurs vont-ils pouvoir inscrire dans la durée ?
Depuis plus de vingt siècles, l’environnement que l’homme s’est construit, les maisons et les monuments, les villes et les villages ont été réalisés avec les moyens disponibles sur place : pierre et bois. L’empilement des pierres a permis à l’homme d’élever de très hautes murailles. L’assemblage des bois lui a permis de combler l’espace entre ces murailles pour y supporter des toitures, matérialisant ainsi le volume, quelle qu’en fût la destination finale… culte, commerce, industrie, défense ou habitat.
La hauteur des murs fut donnée par la rigueur géométrique de l’appareillage des pierres et la qualité de leur résistance à l’écrasement (cette sollicitation physique appelée compression).
La largeur des toitures, fut déterminée par la longueur et la section des bois de charpente, et par conséquent par la taille des arbres disponibles, sélectionnés pour leur résistance au fléchissement (cette sollicitation physique appelée flexion).
C’est donc l’expérience qui a déterminé la plus grande dimension du patrimoine bâti, ses limites verticales et horizontales.
A l’opposé, sa dimension la plus petite est celle de l’humble cabane de berger, dont la hauteur est celle d’un homme debout et la profondeur celle d’un homme couché.
Entre ces deux limites, tout le savoir-faire s’est ingénié à proportionner, harmoniser, hiérarchiser, construire, avec la durée pour objectif (cette dernière dimension mesurable qu’est le temps !). L’usure due à la flexion limite la vie d’une toiture à une durée de l’ordre de grandeur d’un siècle ; la fatigue due à la compression limite la vie d’une maçonnerie à une durée de l’ordre du millénaire.
La maîtrise du sous-sol, qui restait la dernière grande contrainte à ce savoir-faire, s’est développée et généralisée, au début du XXème siècle. Ainsi la connaissance de chaque type de sous-sol, et son utilisation optimale, ont permis à l’homme de s’affranchir de cette ultime barrière à la conservation des ouvrages construits. Jusqu’à nos jours, on devait bâtir sur un sol rocheux et non pas sur le sable, pour donner aux ouvrages une plus grande durée.
Au cours de l’Antiquité, les hommes ont utilisé, selon les pays et les époques, diverses techniques de construction qui ont imposé leurs contraintes.
Les Babyloniens
Il faut attribuer aux Babyloniens les fameuses Zikkurats, ces tours pour observer le ciel dont la plus connue montre encore les vestiges du premier étage à Borsippa, petite localité à 40 km au sud de l’actuelle Bagdad (sans doute à l’emplacement de la tour de Babel). Le palais de Nabuchodonosor avec les fabuleux jardins suspendus de Sémiramis était une des sept merveilles du monde !
Ces deux ouvrages se caractérisent par la même technique de maçonnerie : la brique comme constituant et le bitume comme liant.
Ouvrage tout en hauteur, la zikkurat ne comportait pas ou peu d’éléments horizontaux utilisés comme poutres ; seuls les linteaux au-dessus des portes et passages étaient destinés à jouer ce rôle ; ils étaient vraisemblablement constitués de grandes pierres taillées posées à l’horizontale.
Ouvrage tout en surface, le palais de Nabuchodonosor était par contre intégralement constitué d’un immense plancher horizontal, supportant la terre végétale, et dont la structure porteuse était constituée de piliers et de voûtes maçonnées en briques. La végétation du lieu, pauvre en arbres, et donc en bois de construction, obligeait à une architecture de voûtes maçonnées sur piliers plutôt qu’à des poutres en bois posées entre poteaux.
Hammourabi (1730/1685 avant Jésus-Christ) nous apprend, dans le « code » qui lui est attribué, que la solidité d’un ouvrage, maison ou immeuble, et donc des voûtes qui le supportaient, devait être garantie contre toute fissuration pendant dix ans, période au cours de laquelle toute sous-estimation du sol support ne manquerait pas de se manifester Passé ce temps d’épreuve, l’ouvrage devait durer… au moins la vie de son auteur ! Cette disposition légale, cette « garantie décennale »2, concernait tout spécialement les voûtes en maçonnerie, ces structures étant particulièrement vulnérables aux mouvements des fondations. En effet, des charges identiques réparties sur des piliers identiques eux-mêmes répartis sur un sol de résistance inégale, provoquaient tôt ou tard l’écroulement pur et simple de l’édifice.
Les Egyptiens
Hormis les temples, tombeaux et pyramides, les Egyptiens n’ont guère laissé de trace de leur habitat courant. La pierre, unique constituant de leurs constructions, avec sa durée de vie, porte l’idée de l’éternité.
Les pyramides ont pris cette forme particulière, du compromis qu’elles résument entre hauteur et largeur, entre composante verticale et composante horizontale. Mais le « tas », même dans sa géométrie la plus parfaite, la plus gigantesque et la plus accomplie, n’apporte pas de réponse véritable à la question de l’habitat ordinaire : les cavités intérieures des pyramides ne sont que des espaces entre blocs, et malgré leur rôle irremplaçable, ni la voûte ni la poutre n’y apparaissent.
Les temples, comme ceux de Louxor ou Memphis, se caractérisent par une très faible distance entre colonnes et entre massifs verticaux.
Cette faible distance entre appuis était rendue nécessaire par la faible résistance à la flexion des pierres longues utilisées en poutres sur passages, ou en constituant unique des toitures plates. Les temples ainsi construits, contrairement aux édifices voûtés, offraient un très faible espace intérieur, ne permettant pas aux peuples d’y pénétrer en foule, réservant ainsi leur fréquentation interne à un nombre restreint de personnes, et ne laissant au culte collectif qu’une vénération externe.
Tout comme les Babyloniens, les Egyptiens connaissaient la technique de fabrication des briques (la Bible en témoigne à propos de l’esclavage des Hébreux avant leur exode). Ils devaient vivre eux aussi, du moins pour les plus aisés, dans des bâtisses de brique, aux toitures plates aménagées en terrasses ; les moins fortunés devaient se contenter, comme on le voit encore de nos jours, de simples murs d’argile crue, couverts de bois.
Les Grecs
A l’apogée de ce monde antique la pierre acquit sa place véritable dans les constructions des hommes.
C’est en Grèce, dès le Vème siècle avant Jésus-Christ, que la pierre, en prenant toutes les formes utiles : colonnes, parois, linteaux, est devenue le principal constituant du bâtiment. Les styles s’affinèrent et la dimension des temples prit une échelle humaine. La toiture en tuiles s’y est généralisée selon une pente précise et unique que le tympan « à la Grecque » a immortalisée en modèle classique.
Dans ce berceau de la « démocratie », l’architecture de pierre fut probablement réservée aux seuls citoyens, et l’habitat populaire était encore fait d’argile, imperméabilisée à la chaux.
Les Romains
La construction romaine fit la synthèse de ces différentes techniques. « Le génie romain c’est le génie grec prolongé« , écrivait Eugène Talbot. Les théâtres grecs ont inspiré les arènes romaines. La géométrie des cités grecques, la qualité de la pierre utilisée et l’harmonie de leurs constructions ont puissamment éveillé la préoccupation urbaniste. Cette dimension « urbaine », avec ses conséquences culturelles, politiques et fiscales, est devenue dominante ensuite pour certains empereurs romains (Adrien, Trajan, Néron, Vespasien…).
C’est aussi sous l’empire romain que va se produire la diffusion de ces techniques. Acquise au fil des chantiers, des édifices, des lieux, des matériaux, et des hommes de l’Art, la compétence du bâtisseur était une source de considération sociale, le fruit de toute une vie d’homme, un véritable capital. Son enseignement devait être l’objet d’une déontologie précise, d’une codification hiérarchisée.
– La maîtrise du feu par le naphte (bitume) permettait d’élever les températures de cuisson et par conséquent d’élaborer toutes l’industrie céramique : briques, tuiles, pavements, poteries… ainsi que la métallurgie naissante. L’Italie contemporaine a conservé cette avance technologique.
– L’assemblage des pierres par taille, dimension, dureté, couleur… constituait l’art et la maîtrise de la maçonnerie.
– L’assemblage du bois comme levier ou machine de levage donnait la maîtrise de l’outil… comme char ou navire il donnait celle du transport… comme structure d’un bâtiment ou de son toit, il aboutissait à la maîtrise de la charpente. Cette maîtrise universelle constituait le clé des compétences, indispensables pour savoir canaliser les sollicitations et les charges au sein d’un ouvrage.
Le colportage des techniques, de chantier en chantier, prendra tout naturellement la forme d’un compagnonnage, les « collegia« 3, trait d’union de compétences et véhicule de savoir itinérant. Depuis les défis technologiques simples (ports, routes, ponts, aqueducs…), jusqu’aux projets impériaux (cirques, thermes, résidences, palais…). C’est à ce compagnonnage des Romains, que la Gaule puis la France doit d’avoir hérité des constructeurs babyloniens « la garantie décennale » encore présente dans ses lois.
La Cour des puissants de ce monde s’est élargie et ouverte aux hommes de l’Art ; l’ambition humaine a trouvé son indispensable illustration temporelle : la construction.
Depuis la tour de Babel, le bâti a toujours illustré le vouloie, et l’orgueil humain, celui du « bâtisseur » de société, celui du « créateur » de civilisation.
A l’Ouest de l’empire romain, les territoires occidentaux étaient soumis à un climat océanique humide, favorable à une sylviculture variée, et pourvus d’une grande diversité minérale. Leurs peuples ont cultivé et développé les savoir-faire, au point d’affirmer localement des modes de construction particuliers, eux-mêmes devenus traditions architecturales régionales, signes de cultures et d’identités provinciales (granit, grès, galets, calcaire, tuf, tuile, ardoise, lauze, bardeau, chaume, chêne, sapin, hêtre, châtaigniers…).
Empiriquement limité par des dimensions extrêmes, harmonisé par des techniques temporellement éprouvées, unifié par une sélection rigoureuse et constante des matériaux , le domaine bâti de l’Occident a constitué pour la culture européenne en maturation lente, un cadre construit homogène et continu pendant deux millénaires.
La construction moderne
C’est à la fin du XIXème siècle, que la compression et la flexion des matériaux, seules contraintes exploitables de la pierre et du bois jusque là, se sont relativisées dans l’esprit des concepteurs devenus « ingénieurs ». L’acier et le béton allaient permettre d’accroître la dimension des ouvrages vers toujours plus de hauteur et de surface .
L’acier et le béton offrent en effet un éventail de qualités mécaniques différentes, permettant un nouvel éventail de sollicitations physiques utilisables, telles la tension, la torsion, le flambement, le cisaillement…autorisant des dimensionnements hors du commun. L’homme peut maintenant s’affranchir une bonne fois pour toutes des conditions posées par les anciens matériaux, il peut enfin ouvrir l’espace conceptuel à une nouvelle ambition et à une volonté de réalisation illimitée.
Bien au-delà des harmonieuses proportions millénaires, un nouveau paysage construit peut désormais se rendre familier à l’œil humain et l’entraîner à son insu vers un nouveau credo, celui, sans limite, de la performance humaine avec, omniprésent au regard, son gigantisme technologique.
Là encore, la seule sanction à cette technologie naissante est la durée.
Il est incontestable aujourd’hui, que le vieillissement, l’obsolescence, la corrosion et la fatigue, apparaissent comme de nouvelles contraintes consécutives à cette expansion dans la démesure, et conduisent ce nouvel environnement humain vers l’éphémère voire, comme la corde d’un arc toujours plus tendu, vers sa rupture inéluctable.
La pierre et le bois étaient des matériaux naturels façonnés par l’homme, dans le droit fil des commandements reçus. Chaque pierre avait sa place dans l’ouvrage humain – pierre de fondation, pierre de parement, pierre de remplissage, pierre angulaire ou clef de voûte, pilier, linteau ou faîtage – comme chaque personne avait sa place dans l’ouvrage divin, la Cité des hommes.
Contrairement à la pierre, la brique est un « produit » entièrement et exclusivement humain. Ses trois dimensions, longueur, largeur, épaisseur, représentent un compromis idéal pour la manutention, le transport, la mise en oeuvre et sa stricte fonction mécanique. Elaboré à partir de l’argile finement tamisée, humectée, pétrie, calibrée et durcie par le feu, la brique exige toute l‘industrie humaine, techniquement ordonnancée, avec son organisation sociale qui peut aller jusqu’à la servitude. Comment cette organisation humaine peut-elle résister à la tentation : la volonté de pétrir la nature humaine dans ce format individuel unique, enfin égalisé ? De l’argile Dieu n’avait-il pas façonné l’homme ? A présent l’Homme ne pourrait-il pas lui aussi mettre la main à la pâte ? Pour en corriger les différences ? Pour égaliser les comportements ? Formaliser le modèle ?
Comme la brique, le béton lui aussi est un « produit » humain, entièrement élaboré depuis l’agrégat le plus standardisé, tamisé, humecté, pétri, calibré et lié au ciment. Exigeant lui aussi l‘industrie humaine dans sa forme la plus finement organisée pour l’assembler dans toutes les formes prédéterminées que l’homme voudra bien lui donner. Les premiers « faiseurs de ponts » de pierre, les pontifes, construisaient pour plusieurs siècles.
Ainsi, dès lors qu’un « ouvrage d’art » en maçonnerie avait le roc pour fondement, seul l’homme et sa volonté de détruire, de « couper les ponts », pouvaient y mettre fin.4 De nos jours un pont est édifié en béton armé ou en béton précontraint pour une durée de vie probable à peine supérieure à un siècle. Au moyen âge, les bâtisseurs de cathédrales construisaient pour mille ans. « Mettez les hommes, nous dit Donoso Cortès, devant les pyramides d’Egypte, et ils vous diront : une civilisation grandiose et barbare a passé ici ; –Mettez-les devant les statues grecques et les temples grecs, et ils vous diront : une civilisation gracieuse, éphémère et brillante a passé ici ; – Mettez-les devant un monument romain, et ils vous diront : un grand peuple a passé ici. Devant une cathédrale gothique, voyant tant de majesté unie à tant de grâce, une si sévère unité dans une si riche variété, tant de mesure et tant de hardiesse, des contours si suaves, des lignes si pures, une si savante harmonie dans les proportions, un si heureux mélange d’ombre et de lumière, ils diront : ici a passé le peuple le plus grand de l’histoire, et la plus prodigieuse des civilisations humaines ; ce peuple devait avoir la grandeur colossale de l’Egypte, la grâce brillante de la Grèce, la force imposante de Rome, et avec elle quelque chose qui vaut mieux que le fort, que le brillant, que le grandiose, quelque chose qui est l’immortel et le parfait.« 5
Lorsque le roi de Babylone, Nabuchodonosor II, fit le rêve d’une statue colossale, Daniel lui expliqua qu’un jour viendrait, où l’Est et l’Ouest seraient les jambes de fer d’un empire considérable, reposant sur deux pieds vulnérables, de fer et d’argiles mêlés (Dan. 2, 31). Le fer rigide du règlement, et l’argile malléable de la nature humaine.
Il est réellement significatif qu’un fils de charpentier dans la force de l’âge ait décidé, voici vingt siècles, de poser la première pierre.
1 Ingénieur dans la construction et les travaux publics, Louis Pupulin est aussi l’auteur d’un « pamphlet » de 272 pages : « Lettre ouverte à tous les chevaliers errants« . Réaction roborative de Sancho Pança devant les « songe-creux » et les Don Quichotte qui occupent les tribunes et mènent une société sans âme vers le chaos technocratique.
(En vente chez l’auteur : 3 rue du Congo F- 31500 Toulouse, 120 F Franco)
2 Dont la France est aujourd’hui le seul pays dépositaire dans son Code Civil – cf. art. 1792 & 2270
3 Sous le roi Numa, 715 a. c.
4 Dans l’histoire des ponts, celui d’Avignon mérite une parenthèse : en effet sa construction a été renouvelée à plusieurs reprises, car les constructeurs ignoraient que l’eau chargée d’agrégats, comme lors des grandes inondations, peut creuser très fortement. Le Rhône « roule » de nombreux galets provenant de son lit supérieur et ces galets ravinaient régulièrement la partie immergée des piliers, sans que jamais les hommes en maîtrisassent la cause.
5 Donoso Cortès, Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, éd. D.M.M., p.74.