Le Drakkar

Par Bernard Mengal

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Le Drakkar1

Résumé : Le drakkar est une merveille d’architecture navale, mais aussi le symbole d’une civilisation. Navire rapide (20 km/h), léger (20 tonnes pour 32 rameurs), capable de repartir sans virer de bord (par une simple marche-arrière). Il fallait en permanence écoper l’eau provenant des vagues ou traversant une coque souple mais mal calfatée. Nul lieu pour dormir à bord de ce navire fait pour la guerre-éclair : quand l’alerte est donnée, les Vikings sont déjà dans la place, tuant et pillant sans vergogne, puis repartant aussi vite qu’ils étaient venus. Et nulle flotte latine, byzantine ou musulmane ne sera capable d’arrêter  les guerriers endurcis capables de naviguer dans de telles conditions. Le courage, le mépris de la souffrance, l’intelligence et l’habileté des Scandinaves sont lisibles dans cet objet technique qui les manifeste autant qu’il leur a permis de se réaliser.

Les Normands ! Quels barbares !

Barbares ? Pas tellement.

Ils possédaient une culture tout à fait originale. Ainsi les premières inscriptions nordiques, les runes, sont attestées dès le IIe siècle après J.-C. Et pendant un millénaire une littérature complexe et variée s’est développée dans toute la Scandinavie. En architecture, les maisons longues des forts de Trelleborg et Aggersborg (Danemark) peuvent allégrement supporter la comparaison avec les constructions médiévales du reste de l’Europe. Quant aux œuvres exécutées par les orfèvres, les armuriers, les graveurs et les sculpteurs, elles sont caractérisées par un souci de perfection et de rigueur implacable.

Mais si d’un coup les redoutables Vikings ont attiré sur eux l’attention du monde entier, c’est grâce à ce chef-d’œuvre de la marine qu’est le drakkar. Celui-ci va leur permettre de ravager les côtes de grands états richement peuplés, et de combattre avec succès rois, empereurs, califes et papes.

Par quelles transformations successives les Vikings sont-ils parvenus à construire une embarcation aussi efficace ? Nous l’ignorons.

Nous ne pouvons qu’admirer le résultat final : des lignes sveltes, un bateau fin comme du carton et merveilleusement poli, capable d’essuyer les tempêtes de l’océan et de remonter aisément les rivières…

Trois exemplaires ont résisté aux outrages du temps et sont parvenus jusqu’à nous en assez bon état. Excepté quelques différences sans grande importance, leur construction et leur forme sont en principe identiques.

Examinons brièvement le plus typique d’entre eux, le navire de Gokstad (Norvège, Xe siècle).

Ce coursier des mers est un « seize bancs », ce qui signifie qu’il offre place à 32 rameurs… mais pas nécessairement à 32 passagers. Suivant les circonstances, le drakkar se chargeait et se surchargeait de lest humain, d’armes et de marchandises. A chaque expédition, il devait être terriblement encombré par la réserve de nourriture, la boisson, le brasero (pour faire la cuisine), l’ancre de fer, les deux petites embarcations d’appoint, les planches de débarquement, les coffres à vêtements… Parfois, rarement il est vrai, une chaise, un lit et un chariot complétaient l’équipement.

Tout cela était rangé soit dans le tendelet-abri monté au centre du drakkar, soit aux deux extrémités libres de bancs de nage. Souvent des chevaux et du bétail trouvaient place à côté du butin habituel. Et n’oublions pas les femmes qui accompagnaient parfois leur époux dans leurs équipées sauvages… On peut penser qu’une embarcation à peine plus grande qu’une chaloupe de paquebot moderne n’est pas capable d’accomplir de grandes performances lorsqu’elle regorge de bagages. Eh bien non ! Si le drakkar fait route à vide, il risque de danser comme un bouchon. Quant à la cargaison, elle n’influe guère sur la vitesse. Les Vikings savaient déjà que plus une coque est longue, plus elle permet une bonne vitesse de pointe. En effet celle-ci varie surtout en fonction de la longueur du bateau (suivant la formule : la vitesse critique en mètres/seconde égale 1,2 fois la racine carrée de la longueur du navire en mètres : Vc = 1,2√ L).

Au-dessus de cette vitesse « critique », l’énergie dissipée par la formation de vagues s’accroît d’une façon tellement rapide que le moindre gain de vitesse demande un supplément de puissance considérable. C’est-à-dire qu’à longueur égale, contrairement à ce qu’on pourrait croire, un voilier ne possède aucune infériorité par rapport aux navires à moteur du XXe siècle. Par vent favorable, le navire de Gokstad, long de 23,3 m, parvient à filer 11 nœuds soit un peu plus de 20 km/h.

Pour assurer une bonne stabilité latérale à un navire aussi élancé, les charpentiers l’on construit assez large : 5,25mètres en son milieu. Sauf tempête, le drakkar ne chavire pas. Un gain en stabilité s’obtient encore en abaissant le centre de gravité de l’ensemble. C’est pourquoi la coque de ce navire est remarquablement basse. Au centre, la différence de hauteur depuis le bas de la quille jusqu’au plat bord n’est que de 1,95m dont 1,10 m sous la flottaison et 0,85m au-dessus ! L’ennui, c’est que les vagues sautent sans difficulté une protection aussi précaire. Par conséquent les occupants sont obligés d’écoper régulièrement. En revanche le bois économisé sur les bordages permet d’alléger la coque. Le drakkar est encore relativement léger : entre 20 et 25 tonnes. Un poids convenable n’a pas une véritable importance pour la navigation elle-même ; mais lorsqu’il s’agit de traverser une région dépourvue de rivières navigables, la légèreté est un atout certain. En effet, transporter un navire à terre n’est pas une mince affaire. Imaginez la scène…

Ce bateau est non seulement pointu des deux bouts, mais aussi strictement symétrique par rapport à son centre. Il peut donc avancer dans les deux sens lorsque cela s’avère nécessaire. Après une attaque, par exemple, faire demi-tour prendrait du temps et permettrait à l’ennemi de se ressaisir pour contre-attaquer. Eh bien, pour remédier à cela, le coursier des flots part en marche-arrière, tout simplement.

Parmi ses nombreuses qualités, le drakkar possède celle de pouvoir utiliser deux énergies différentes pour se mouvoir : le vent et les rames. Lorsque les conditions atmosphériques l’autorisent, les Vikings hissent la voile.

Cette voilure est assez lourde car le tissu est renforcé de bandes de cuir. La forme carrée est la plus commune, mais il en existe aussi des triangulaires, la pointe en bas. Ces voiles permettent de serrer le vent, mais pas de louvoyer: le drakkar en est incapable. Quant aux avirons, longs de 4 à 5 mètres,ils servent de moteur d’appoint. Dans la plupart des cas, ils sont utilisés en même temps que la voile pour obtenir une vitesse optimale.

Un simple tronc de bouleau non dégrossi constitue le mât de 13 m. Un mât aussi grossier, planté sur une coque aussi nette? Cet accessoire particulièrement indispensable est-il donc laissé au hasard? Bien sûr que non ! Les artisans nordiques ne sont jamais pris en défaut. A la suite d’une longue expérience de la navigation, les charpentiers-marins ont remarqué qu’un mât dégrossi est beaucoup moins résistant qu’un tronc brut. Et à la fin, ils préfèrent sacrifier l’élégance à la solidité et au fonctionnel.
Une courte barre franche et horizontale commande le gouvernail latéral, sorte de grand aviron retenu par des courroies. Simple et fonctionnel, c’est une trouvaille pour l’époque. Grâce à lui un homme peut barrer par tous les temps.

Et la coque ? Une véritable merveille pour les spécialistes. Les bordages de chêne sont très solidement rivés entre eux, chaque rangée chevauchant la précédente comme les tuiles d’un toit. Les six rangées supérieures sont reliées aux membrures (aux « côtes ») par des chevilles de bois. Les neuf rangées de la carène sous-marine ne sont jointes aux membrures que par des liens souples, faits de racines de pins ou de bande d’écorce de tilleul (imaginez la fragilité !). Le dixième bordage, celui de la ligne de flottaison, est beaucoup plus épais et forme une ceinture tout autour du navire. Le plus bas des bordés est cloué sur la quille. Mais, fait étonnant, les membrures n’y sont pas jointes, mais simplement posées sur elle. Les Scandinaves calfataient cette coque profilée avec des poils de ruminants tressés et, parfois, des algues sèches, certes peu durables.

Cette construction très particulière n’offre pas que des avantages. En effet cette grande barque (non pontée, rappelons le…) prend l’eau et exige un entretien permanent sous peine d’une vétusté rapide. Par contre, cette coque toute en souplesse possède un atout certain face aux coques rigides.

Elle se « prête » un peu aux mouvements des lames, échappant pour partie à leur choc ; elle s’infléchit, se distord dans une certaine mesure, ondule…Le « grand serpent » peut ainsi filer à des vitesses surprenantes. (L’explication scientifique est maintenant connue. Les savants ont découvert que le secret de la rapidité du dauphin réside également dans le mouvement ondulatoire de sa peau).

Selon l’usage auquel ils les destinaient, les Vikings concevaient différents types de vaisseaux : des espèces de caboteurs, des bâtiments de charge assez pansus, des navires de haute mer à la puissante étrave… Bien entendu, le plus connu et le plus rapide était le bateau long, le navire de guerre semblable à celui de Gokstad.

En sus d’une technique parfaitement élaborée, les Vikings possédaient un sens artistique très sûr. Poncé et taillé avec amour, le drakkar a fière allure. Il symbolise à la perfection cette civilisation tout entière basée sur l’action. Ce qui frappe surtout lorsqu’on regarde le « coursier des flots », c’est cette proue dressée comme un défi lancé vers le ciel…

Les performances techniques et artistiques mises à part, le trait de génie réside dans l’utilisation bien spécifique de ces embarcations. Quels merveilleux outils ils font entre les mains de ceux qui les ont conçus et réalisés !

Les expéditions se déroulent toujours de la façon suivante. Le navire équipé quitte son fjord natal. Si le vent est favorable, il avance à la voile. Dans le cas contraire, les rameurs entrent en jeu. Ceux qui ne souquent pas aux avirons écopent l’eau envahissante. Le capitaine tient le gouvernail avec une adresse et une audace consommée. Pour guider le navire, il use de ses très vastes et très précises connaissances de la navigation hauturière. Connaissances par ailleurs purement empiriques, transmises de génération en génération et enrichies par la pratique quotidienne.

Parfois même, il navigue au hasard. La brume, la pluie, les tempêtes et les icebergs sont alors des ennemis terriblement redoutables. Quant à l’assaut guerrier, il représente la scène classique de la Blitzkrieg. Si le voyage peut être qualifié de foudroyant, l’attaque, elle, tombe comme une bombe. Une guerre éclair basée sur la marine, voilà qui n’est pas commun !

Les monastères regorgeant d’or et de vin sont dévastés le temps d’une stupeur. Accoster, écraser toute résistance, piller, incendier, reprendre le large, c’est tout !

L’expédition viking n’est pas une croisière de plaisance, mais bien une lutte permanente où les seules vraies valeurs sont la bravoure, le mépris de la souffrance et de la mort. Un immense courage est particulièrement requis pour fournir des efforts physiques aussi éprouvants : propulser le navire à l’aide de rames, carguer la voile, calfater les brèches de la coque, ramasser à l’aide d’un seau l’eau dans laquelle on patauge pour la jeter par-dessus le bordé, deux mètres plus haut… Et cela, malgré le roulis et par tous les temps. Il faut aussi supporter l’humidité permanente qui engourdit les muscles. De même, affronter la nuit sans espoir de repos fait partie des épreuves à vaincre. N’oublions pas, qu’à part les bancs de nage, aucun endroit n’est prévu pour y dormir. On comprend aisément que des guerriers aussi durs envers eux-mêmes, ne peuvent agir qu’avec une rudesse au moins égale, donc terrible, envers leurs ennemis et victimes.

Fait caractéristique : au moment où les Scandinaves connaissent cette révolution navale, l’Europe continentale et chrétienne s’englue dans le servage des masses et dans les lourds liens de vassalités. Bien qu’ils se gaussent de leur soi-disant supériorité intellectuelle, ni les chrétiens, ni les byzantins, ni les musulmans ne sont capables de fabriquer un navire pouvant rivaliser avec les embarcations nordiques. Les quelques unités qu’ils mettent en chantier se révèlent impropres à tout. Ces caricatures pansues font surtout figure de panier à crabe et en sont réduites au cabotage. Pendant ce temps, les flottes scandinaves sillonnent à une vitesse vertigineuse les mers les plus dangereuses du globe.

Et lorsque le drakkar devient vétuste et inutilisable ? Pour les Vikings, il s’impose comme sépulture. L’esquif où repose le défunt est recouvert de pierres et de terre pour former un tumulus (Tune, Oseberg, Gokstad…), honneur suprême. Mais la vie du drakkar se termine rarement de cette manière. Le plus souvent, il s’engloutit dans les flots, foudroyé par un de ces orages fréquents sur la mer du Nord.

Enfin le couronnement de son aventureuse existence coïncide avec la consécration des guerriers tombés glorieusement sur le champ de bataille, l’épée à la main. Cette cérémonie culmine par l’incendie du navire funéraire lancé vers le large. Et, tout en vomissant des flammes, le coursier des flots s’enfonce dans les profondeurs insondables d’un océan de brume…


1 Altaïr n° 133 (septembre 2007)

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