Le Rapport de la Montagne de Fer (Commentaire philosophique) (2ème partie)

Par le Pr Claude Rousseau

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Il a plu à Dieu qu’on ne pût faire aucun bien aux hommes qu’en les aimant.” (P. Le Prévost)

Résumé : Après avoir étudié le rapport sur la « paix indésirable », élaboré dans le cadre de l’Administration américaine vers 1965 (cf. Le Cep, n° 39 et 40), l’auteur poursuit son analyse philosophique en montrant qu’il existe une alternative chrétienne au pessimisme anthropologique, foncièrement matérialiste, des auteurs du rapport. Face à leur anthropologie réductrice (mécaniste, hédoniste, égoïste et anarchique), C. Rousseau évoque la conception classique de l’homme et de la société. La nature spirituelle de l’homme lui fait désirer le bien avant l’utile, et les biens supérieurs (vérité, beauté, etc.) sont communs à tous : leur quête, jamais achevée, n’ôte rien à autrui. Mais ces biens appellent une société en ordre. Ainsi l’exercice de l’autorité répond à la vraie nature humaine et l’on peut concevoir une société où la paix soit effectivement désirable.

II. L’Anthropologie sous-jacente du Rapport :

Le Rapport, dont l’inculture philosophique fait, en un sens, tout l’intérêt, se borne pour l’essentiel à rajeunir le machiavélisme et le hobbisme, qui sont au cœur de la conception moderne de l’Etat. C’est en eux que le libéralisme plonge ses racines profondes. Le Rapport nous le rappelle, pour le cas où nous l’aurions oublié, en réveillant ingénument l’anthropologie qui les sous-tend.

Rappelons les grandes lignes de cette anthropologie que ré-exhument, en fait, les auteurs du Rapport. Elle prête aux individus trois caractères majeurs, dont l’ « indésirabilité » de la paix n’est jamais que la conséquence. Quels sont-ils ? On les trouve, régulièrement associés, dans un discours sur l’homme dont la constance est bien remarquable de la Renaissance au 19ème siècle.

a) Le matérialisme :

D’abord – le reste va en découler – les individus (statistiquement considérés) sont mus non par des « idéaux », mais par leurs « désirs » : ce qu’ils recherchent, sinon exclusivement, du moins avant tout, c’est l’utile, à savoir la satisfaction de leurs intérêts surtout sensibles.

Leur matérialisme pratique a trois corollaires. Le premier, c’est la passivité, l’ « inertie » intellectuelle : s’intéressant aux choses non pour elles-mêmes, mais pour les services qu’elles peuvent leur rendre, ils ont un horizon culturel dicté par la seule nécessité, c’est-à-dire tendant à s’arrêter aux limites de ce qu’on nomme aujourd’hui la techno-science. Ce que nous confirme le déclin spectaculaire, dans l’occident galiléen, des spéculations gratuites, et de l’art. Ensuite les individus, allant où leurs « passions » les poussent, c’est-à-dire se déplaçant en tous sens, sont anomiques – ce qui implique immédiatement le contrôle social des plus déviants d’entre eux, dans l’intérêt des autres. Enfin, ne sachant pas la veille ce qu’ils feront le lendemain, imprévisibles pour eux-mêmes à raison de la labilité de leurs inclinations, ils ont pour dimension d’existence normale l’instabilité chronique.

Comment la société correspondant au « règne des appétits » (historiquement parlant, la « société contractuelle ») n’aurait-t-elle pas, dans ces conditions, besoin de la guerre ? Les auteurs du rapport se bornent, en l’affirmant, à retrouver sur le tard une vérité profonde que le premier libéralisme, on l’a vu, avait éludée, mais que les fondateurs de l’anthropologie moderne ont perçue tout de suite, et exprimée maintes fois dans le langage de leur époque. Culturellement la guerre est bonne, qui empêche les eaux du lac de croupir (Hegel !) ; elle est utile à des hommes qui, naturellement allergiques à la « méditation » (Rousseau !), ne pensent que sous la contrainte d’une nécessité impérative. Sociologiquement, elle permet l’intégration, au bénéfice de l’ordre public (cf. Machiavel, les Jacobins…) des anomiques les plus inassimilables.

Economiquement, en détournant dans sa propre direction des capitaux soustraits à l’emprise du privé, elle pondère et discipline un marché essentiellement capriciel, donc potentiellement menacé par des aléas – les futurs cycles – dévastateurs (c’est probablement une intuition du mercantilisme). Bref, pour des individus régis par le « principe de plaisir », la guerre est un garde-fou souhaitable ; elle protège avec une certaine efficacité leur société contre elle-même.

b) L’égoïsme :

Son utilité paraît plus grande encore si l’on s’attache au second caractère que l’anthropologie moderne attribue aux individus. C’est, comme on le sait, l’égoïsme , revers moral du matérialisme qui vient d’être évoqué. Il fait d’eux, comme disait le Grand siècle, des « méchants », ou encore des « loups » les uns pour les autres : en effet, là où les intérêts divergent, la préférence que chacun se donne convertit d’emblée la société en foire d’empoigne. Qui ne voit dès lors que seul le surgissement d’un ennemi commun peut créer la condition d’une entente minimum ? Si, comme l’affirme Rousseau après beaucoup d’autres, on n’est vraiment uni que contre un tiers, la guerre devient la base politique cette fois, de la formation et de la conservation des agrégats sociaux. Son avantage décisif sur la pollution et sur les Martiens pour fonder « l’union sacrée », c’est qu’on peut toujours compter sur elle ! Le Rapport, qui le voit bien, ne fait, là encore, que renouer avec une philosophie sociale ignorée de lui, mais dont il se trouve épouser fort logiquement la conclusion.

c) Le refus d’une hiérarchie naturelle :

Il est un second corollaire du matérialisme pratique qui, selon la pensée moderne, définit fondamentalement l’individu. C’est sa réticence spontanée à reconnaître une autorité et à lui obéir – comme si l’autorité était mauvaise dans son principe même. Rien de plus compréhensible qu’une telle répulsion à son égard, de la part de « l’hédoniste de base » auquel l’homme est supposé, par les Modernes, s’identifier. Quoi de plus insupportable en effet à une jouissance qui, pour être parfaite, doit être totale, et toute à soi, que de se trouver arrêtée, limitée par un obstacle ?

C’est ce que dit en fait le Libéralisme dans une formule tardive où s’exprime sa nature profonde, essentiellement anarchique : « le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins ». En conséquence, le chef, que personne ne désire, que, chez l’individu, rien n’appelle, ne sera toléré que si les circonstances l’exigent absolument : seule l’urgence extrême (Hobbes, Rousseau, etc…) pourra contraindre à se faire hiérarchique une société dont les membres répugnent naturellement à toute souveraineté. C’est cette conviction, au fond, qui inspire derechef au Rapport l’idée de l’extrême utilité politique de la guerre, sans laquelle il n’y aurait décidément pas de commandement, pas d’obéissance, pas d’ordre qui tiennent.

Bref, ce qui suggère au Rapport son thème central, ce n’est pas – comme il le prétend – l’observation neutre, froide, réaliste des comportements humains dans leur factualité immémoriale, dont il conviendrait seulement de tirer les conséquences à l’usage de ce temps ; c’est au contraire un individualisme matérialiste latent, qui l’imprègne et qui en commande d’avance les conclusions.

Celles-ci valent ce que vaut l’anthropologie qui leur sert de soubassement. Le moins qu’on puisse en dire est qu’elle s’oppose frontalement à la philosophie politique traditionnelle, aux yeux de laquelle l’ordre social, s’il fait place à la guerre (ratione peccati !), ne saurait reposer sur elle.

III. Rappel sur l’ordre naturel :

Cet « ordre naturel », auquel le Rapport, bien involontairement, nous ramène en en prenant le contre-pied agressif, en quoi consiste-t-il ? La tradition gréco-chrétienne permet de s’en faire une idée. Il est possible ici, en s’en inspirant, de dégager trois vérités, dont le rejet implicite par le Rapport pourrait bien avoir des conséquences suicidaires, au moins à long terme.

a) L’homme est par nature un être spirituel :

En premier lieu – observerait la philosophia perennis (dont la « pensée traditionnelle » n’est jamais que l’extra-position historique approximative), l’homme ne recherche pas fondamentalement l’utile.

Ce qu’il recherche prioritairement, c’est le bien, qui coïncide avec la satisfaction des plus naturels de ses besoins naturels : ses besoins naturels « supérieurs ». Loin de se réduire à sa nature sensible, l’individu normalement constitué la transcende spontanément en visant d’emblée, et de manière irrépressible, des biens dont la nature est telle qu’elle exclut, précisément, qu’ils puissent être jamais détenus par personne au sens utilitaire, c’est-à-dire économique du terme. La beauté, la bonté, la vérité, etc… sont de tels biens : le fait qu’on ne peut pas les posséder ne décourage pas de les poursuivre, sauf à consentir à se mutiler soi-même.

Si une des caractéristiques de l’homme était la torpeur intellectuelle, la guerre serait assurément la matrice ultime de la culture ; mais comme c’est la curiosité qui est la dimension fondamentale de l’esprit, point n’est besoin d’elle pour la produire. Les nécessités de l’arpentage, dit fort bien Aristote, pour incitatrices qu’elles soient à faire travailler ses neurones, sont seulement la cause occasionnelle de l’apparition de la géométrie, qui serait née de toute façon, en raison de l’appétit de savoir inhérent aux êtres humains. Que l’homme soit par nature un être « spirituel », c’est-à-dire immédiatement motivé par des valeurs qui transcendent l’utile, voilà bien la première conviction de l’anthropologie classique.

b) Les biens supérieurs sont communs à tous :

Le propre des biens spirituels en question (dont la vérité n’est qu’un exemple), c’est – affirme la même tradition – d’être « communs », autrement dit d’être incompatibles avec une appropriation particulière ou « privée ». C’est le signe même de leur valeur éminente que d’être, pour ainsi dire, incaptables par la subjectivité, contrainte à leur contact de reconnaître ses limites, son insuffisance, sa finitude essentielle.

Le propre d’une langue, d’un monument, d’une monnaie, etc…, bref d’une institution quelconque, qui sont là avant l’individu et ne lui doivent rien, c’est de lui faire éprouver sa dépendance à l’égard d’un donné auquel il doit l’essentiel de son humanité, alors précisément que ce donné le déborde infiniment.

Ce qui fait de la route nationale, par opposition à la voie privée, un bien commun, ce n’est pas la facilité accrue de circulation qu’elle autorise en s’ouvrant également à tous, c’est l’effort, le travail collectifs auxquels elle renvoie, c’est le paysage historique dans lequel elle s’inscrit, etc… toutes choses qui débordent largement l’ophélimité* économique supposée en avoir inspiré seule la construction. Le bien commun est ce qui, inappropriable par l’individu et cependant reconnu comme bien par tous, nous fait, en quelque sorte, remonter vers notre essence, voire, ultimement, vers l’origine première de cette essence ; ce n’est pas, ou du moins ce n’est pas d’abord (pour reprendre l’immortelle formule d’un moderne !) « la condition formelle de la jouissance des biens particuliers » – sous-entendu les seuls qui comptent – c’est bien plutôt ce qui transcende le bien particulier de si haut, par l’universalité dont il est porteur, que nous le respectons immédiatement comme quelque chose de théïque (« divin », dit saint Thomas), alors même que la jouissance dont il est l’occasion peut être fort médiocre, comparée à celle que nous procure la satisfaction du moindre de nos désirs sensibles.

Le corollaire de cette conception du bien commun est évident : c’est la « socialité » de l’homme. Si les biens fondamentaux (les biens moraux et culturels) ne nous sont accessibles que dans le partage participatif auquel ils donnent lieu, l’homme doit être un « animal politique » : il faut en effet la cité pour que de tels biens – suprêmement unitifs – puissent voir le jour.

La socialité de l’homme n’est pas un donné purement factuel, comme la rougeur de la crête du coq ou la rapidité du guépard à la course ; c’est la condition pour que passent à l’acte des potentialités supérieures qui seraient là en vain si le cadre civique ne surgissait pas pour leur permettre de se réaliser.

Des Socratiques aux médiévaux, en passant par les Stoïciens de Rome, c’est la seconde vérité que croit devoir dégager la philosophie sociale classique.

Ce, en opposition formelle avec la Modernité qui, de Hobbes à …. René Girard encore tout récemment, fondent la cité sur la haine : le premier sans s’en émouvoir (comme les auteurs du Rapport !), le dernier en se désolant  d’avoir à le faire mais convaincu comme son grand prédécesseur historique que la « philia », que l’amitié sociale n’est qu’un mythe, le fond de l’homme naturel étant en réalité l’égoïsme ravageur. Du point de vue de l’anthropologie classique, c’est le contraire ; la concorde, comme le disait déjà saint Augustin prime sur la discorde ; celle-ci n’est due qu’à des vices qu’on peut et donc qu’on doit combattre, à défaut de pouvoir les vaincre, au lieu de les encourager et de les conforter en les réputant « naturels ».

Pour la tradition, la voie a toujours été claire. Il est déraisonnable de confier à la guerre – remède pire que le mal qu’il entend traiter – la mission de protéger la société contre des méchants supposés l’être encore plus que les autres. C’est à la pédagogie, c’est à la morale, c’est à la religion (le Dieu d’amour n’exclut pas le Dieu-gendarme !) de faire des citoyens honnêtes : tâche difficile sans doute, mais la seule réaliste si le règlement technocratico-militaire des « problèmes sociaux » relève, lui, de l’illusion.

c) Toute société appelle un ordre naturel :

Si la socialité est chose naturelle, le respect de l’autorité l’est aussi, que la communauté organisée implique nécessairement. L’ordre ne se met pas en place tout seul ; le besoin qu’on en a ne suffit pas à le faire naître.

Le gouvernement (l’ « arkê », comme disaient les Grecs), qui l’incarne, qui lui donne corps et donc effectivité, ne peut conséquemment qu’être reconnu comme chose positive par l’animal politique qui, consciemment ou pas, l’appelle de toutes ses fibres. Des siècles l’ont répété, jusqu’à ce que la monarchie chrétienne rende enfin aimable un pouvoir avant elle simplement subi, comme relevant de la force ou plutôt de la sourde nécessité politique dont elle est la manifestation.

Quoi qu’il en soit concernant ce point, le pouvoir ne naît qu’accidentellement (comme la culture) de la guerre.

Le pouvoir n’est pas le fils de Mars, mais le produit d’une nécessité ontologique élémentaire, qui veut le père, si la famille doit être, et le chef, d’une manière ou d’une autre, si l’Etat doit succéder à celle-ci.

d) De la guerre à la société de consommation :

Ce qui était clair pour nos prédécesseurs a cessé de l’être aujourd’hui. A quoi peut être due cette occultation de l’ordre politique naturel, dont les auteurs du Rapport semblent avoir perdu jusqu’à l’idée – représentatifs en cela du plus gros de leurs lecteurs pour lesquels aussi le concept est obsolète, à supposer qu’il ait jamais eu pour eux le moindre sens ? Le rapport suggère lui-même une réponse possible à cette question, en insistant sur le fait que la plus catastrophique conséquence d’un désarmement général serait la perturbation, probablement définitive, de « la production et de la distribution dans le monde ». Si la paix est « indésirable », c’est avant tout parce qu’elle empêcherait l’installation définitive, sous l’égide U.S., d’une économie mondialiste qu’il faut à tout prix protéger, parce que la « survie » de l’humanité est à son prix : entendons parce que, cette économie compromise, la vie ne vaudrait plus la peine d’être vécue pour les abonnés à la consommation de masse que nous sommes tous, plus ou moins, devenus.

Conclusion :

Comment l’appétit économique se détruit lui-même.

Ce qui m’amène à la réflexion suivante, sur laquelle je voudrais conclure.

L’ordre naturel a trois ennemis. Ce sont trois « démons », repérés d’emblée par les Grecs, bien cernés ensuite par la théologie morale du Christianisme. On les dirait préposés au détournement pervers des trois inclinations fondamentales de l’humaine nature.

Le premier d’entre eux serait bien incarné par le gnosticisme, auquel est intolérable le fait que, Dieu restant maître des essences, l’omniscience est interdite à l’homme.

Le gnostique dévie par rapport au vrai spéculatif, dont la « libido  sciendi » sait garder le sens de la mesure.

Toutefois, les aspirants au « savoir absolu » n’étant pas  légion, et leurs constructions intellectuelles se révélant bien fragiles, il est exclu qu’ils puissent, même en faisant converger leurs efforts, entraîner jamais une significative remise en cause de l’ordre naturel.

Le second démon, typiquement incarné par le tyran, à la recherche non du sur-savoir mais de la sur-puissance, peut causer lui aussi bien des ravages ; mais, outre qu’ils sont limités, sectoriels, n’est pas non plus tyran qui veut ; il faut pour cela une énergie vitale, une virilité endurante qui n’est pas le lot de n’importe qui. Bref, on voit mal l’ordre naturel gravement affecté par les Caligula ou par les docteurs Faust.

Ce qu’on voit très bien en revanche, c’est qu’il puisse être profondément subverti par un troisième démon, celui qui fait l’avide, le « pléonexique », le « cupide » : l’homme livré à l’appétit matériel, à l’appétit économique. Ce dernier a pour triste caractéristique de pouvoir être, contrairement aux deux autres, le fait de Monsieur tout le monde. Tout le monde ne peut pas être le docteur Mabuse ou Napoléon ; mais n’importe qui peut devenir le sectateur zélé du « Monoprix » du coin, accédant au statut d’univers référentiel, de milieu de vie absolu pour l’homme moyen qui peuple le globe.

La passion économique, devenue dominante depuis le siècle dernier, a entraîné à la fois la remise en cause générale de la notion d’ordre naturel et, au niveau des faits, l’extrême affaiblissement de ceux-ci.

L’ « homo œconomicus » (pour lui donner le nom qu’il a lui-même inventé pour se désigner) peut être considéré comme le fossoyeur de la nature humaine, dans l’acceptation traditionnelle de celle-ci.

1) la modernité, obsédée de croissance économique, a mis en chômage technique la métaphysique, la religion, voire la science elle-même dans sa dimension spéculative : autrement dit toutes les activités proprement théorétiques qui font l’éminence de notre nature. Qu’un utilitarisme forcené, en vigueur depuis Descartes, ait érodé la spiritualité de l’homme est devenu aujourd’hui évident.

2) Cette même modernité économique, en suscitant un développement hypertrophique des égoïsmes individuels, a entraîné une dysharmonie sociale générale. Là où tous ne songent plus qu’à améliorer sans cesse leur situation, leurs gains, leur standing, leur confort, etc…, la tension sociale devient la norme, le succès de X ayant évidemment pour corollaire l’échec de Y. L’économisme, après avoir détruit l’animal logique, comme disait Aristote, détruit l’animal social, en le mettant, partout où il se répand, en guerre contre lui-même.

3) Enfin, l’économisme travaille sourdement contre l’autorité, perçue comme une gêne par les hédonistes, qui y voient la policière marginale d’un monde de l’échange ayant pour but de pouvoir s’en passer : c’est la fin (au sens technique du terme cette fois) de l’animal politique, après celle des deux autres.

Bref, il pourrait bien se faire que le refus collectif de la frugalité, signe de l’emprise sur l’occident du « troisième démon » évoqué à l’instant, conduise à une impasse généralisée, dont on ne pourrait dès lors sortir, ou plutôt essayer de sortir, que par des moyens froidement perçus comme artificiels. Le plus efficace d’entre eux ne serait-il pas la guerre rationnellement planifiée, permettant à un ordre social en déroute, voire proche de la consomption, de se refaire une apparence de santé ? En le suggérant à travers les lignes, le Rapport apporterait, à sa façon, sa pierre bien involontaire au soutien métaphysique de l’ordre qu’il détruit …

Ainsi, sans doute, le thomisme n’avait-il pas tort d’affirmer que l’ « amor habendi », en apparence la plus anodine des trois concupiscences, est en réalité la plus dangereuse. Moins peccamineuse que l’orgueil, elle fait finalement plus de mal que lui. A raison de la participation massive que sa médiocrité même autorise, elle est peut-être l’agent destructeur numéro un d’une civilisation.


* Désidérabilité. Terme créé par Vilfredo Pareto pour désigner ce qu’on appelle parfois la « valeur d’usage » d’un bien économique. L’ophélimité s’oppose à « l’utilité », qui suppose un jugement de valeur objectif, en ce qu’elle répond au seul désir d’un individu donné (que ce désir soit sain ou pathologique, juste ou injuste, etc.).

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