De l’utilité des causes finales dans les sciences

Par G.W. Leibniz

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« Les rationalistes fuient le mystère pour se précipiter dans l’incohérence » (Bossuet)

De l’utilité des causes finales dans les sciences1

Résumé : La science moderne est réputée pour « se passer » des causes finales, voire pour les proscrire de son étude. Leibniz s’inscrit en faux contre cet appauvrissement, en s’autorisant de l’exemple donné par Platon dans le Phédon : si Socrate reste assis à attendre sa ciguë, c’est sans doute parce qu’il a des os, des muscles et des ligaments qui permettent la position assise, mais c’est surtout parce qu’il a choisi d’accepter sa condamnation. Quelle que soit l’utilité des causes efficientes dans la science, ces causes ne sauraient donc exclure ni remplacer la connaissance vraie que nous apporte la considération des causes finales.

Cela me fait souvenir d’un beau passage de Socrate dans le Phédon de Platon, qui est merveilleusement conforme à mes sentiments sur ce point, et semble estre fait exprès contre nos philosophes trop matériels. Aussi ce rapport m’a donné envie de le traduire quoyqu’il soit un peu long, peut-estre cet échantillon pourra donner occasion à quelqu’un de nous faire part de quantité d’autres pensées belles et solides, qui se trouvent dans les écrits de ce fameux auteur.

« J’entendis un jour, dit Socrate, quelcun lire dans un livre d’Anaxagore, où il y avoit ces paroles qu’un estre intelligent estoit cause de toutes choses, et qu’il les avait disposées et ornées.

Cela me plût extrêmement, car je croyois que si le monde estoit  l’effect d’une intelligence, tout seroit fait de la manière la plus parfaite qu’il eût esté possible. C’est pourquoy je croyois que celui qui voudroit rendre raison, pourquoy les choses s’engendrent ou périssent ou subsistent, devroit chercher ce qui seroit convenable à la perfection de chaque chose. Ainsi l’homme n’auroit à considérer en soy ou en quelque chose que ce qui serait le meilleur et le plus parfait. Car celui qui connoistroit le plus parfait jugeroit aisément par là de ce qui seroit imparfait, parce qu’il n’y a qu’une même science de l’un et de l’autre.

Considerant tout cecy, je me rejouissois d’avoir trouvé un maistre qui pourrait enseigner les raisons des choses: par exemple si la terre estoit plutôt ronde que platte, et pourquoy il ait esté mieux qu’elle fut ainsi qu’autrement… De plus je m’attendois qu’en disant que la terre est au milieu de l’univers, ou non, il m’expliqueroit pourquoy cela ait esté le plus convenable. Et qu’il m’en diroit autant du soleil, de la lune, des étoiles et de leurs mouvements…Et qu’enfin, après avoir monstré ce qui seroit convenable à chaque chose en particulier, il me montreroit ce qui seroit le meilleur en général.

Plein de cette espérance, je pris et je parcourus les livres d’Anaxagore avec grand empressement, mais je me trouvay bien éloigné de mon compte, car je fus surpris de voir qu’il ne se servoit point de cette intelligence gouvernatrice qu’il avoit mise en avant, qu’il ne parloit plus de l’ornement ny de la perfection des choses, et qu’il introduisoit certaines matieres etheriennes peu vraisemblables.

En quoy il faisoit comme celui qui ayant dit que Socrate fait les choses avec intelligence, et venant par apres à expliquer en particulier les causes de ses actions, diroit qu’il est assis icy, parce qu’il a un corps composé d’os, de chair et de nerfs, que les os  sont solides, mais qu’ils ont des intervalles ou junctures, que les nerfs peuvent estre tendus et relachés, que c’est par là que le corps est flexible et enfin que je suis assis.

Ou si voulant rendre raison de ce present discours, il auroit recours à l’air, aux organes de voix et d’ouie, et semblables choses, oubliant cepandant les véritables causes, sçavoir que les Atheniens ont cru qu’il seroit mieux fait de me condamner que de m’absoudre, et que j’ay cru moy mieux faire de demeurer assis icy que de m’enfuir. Car ma foy, sans cela il y a long temps que ces nerfs et ces os seroient aupres des Boeotiens et Megariens, si je n’avois pas trouvé qu’il est plus juste et plus honneste à moy de souffrir la peine que la patrie me veut imposer que de vivre ailleurs vagabond et exilé. C’est pourquoy il est déraisonnable d’appeler ces os et ces nerfs et leurs mouvemens des causes.

Il est vray que celui qui diroit que je ne sçaurois faire tout cecy sans os et sans nerfs auroit raison, mais autre chose est ce qui est la veritable cause … et ce qui n’est qu’une condition sans laquelle la cause ne sçauroit estre cause…

Les gens qui disent seulement, par exemple que le mouvement des corps à l’entour soutient la terre là ou elle est, oublient que la puissance divine dispose tout de la plus belle maniere, et ne comprennent pas que c’est le bien et le beau qui joint, qui forme et qui maintient le monde … » Jusqu’icy Socrate, car ce qui s’en suit chez Platon des idées ou formes n’est pas moins excellent, mais il est un peu difficile.

Or puisqu’on a tousjours reconnu la sagesse de Dieu dans le detail de la structure mecanique de quelques corps particuliers, il faut bien qu’elle se soit monstrée aussi dans l’œconomie generale du monde et dans la constitution des loix de la nature. Ce qui est si vray qu’on remarque les conseils de cette sagesse dans les loix du mouvement en general. Car s’il n’y avoit dans les corps qu’une masse étendue et s’il n’y avoit dans le mouvement que le changement de place, et si tout se devoit et pouvoit deduire de ces definitions toutes seules par une necessité geometrique ; il s’en suivroit comme j’ay monstré ailleurs, que le moindre corps donneroit au plus grand qui seroit en repos et qu’il rencontreroit, la même vitesse qu’il a, sans perdre quoyque ce soit de la sienne : et il faudroit admettre quantité d’autres telles regles tout a fait contraires à la formation d’un systeme. Mais le decret de la sagesse divine de conserver toujours la même force et la même direction en somme, y a pourveu.

Je trouve même que plusieurs effects de la nature se peuvent demonstrer doublement, sçavoir par la consideration de la cause efficiente, et encor à part par la consideration de la cause finale, en se servant par exemple du decret de Dieu de produire tousjour son effect par les  voyes les plus aisées et les plus determinées, comme j’ay fait voir ailleurs en rendant raison des regles de la catoptique et de la dioptrique, et en diray davantage tantost.

Il est bon de faire cette remarque pour concilier ceux qui esperent d’expliquer mechaniquement la formation de la première tissure d’un animal, et de toute la machine des parties, avec ceux qui rendent raison de cette même structure par les causes finales. L’un et l’autre est bon, l’un et l’autre peut estre utile, non seulement pour admirer l’artifice du grand ouvrier, mais encore pour découvrir quelque chose d’utile dans la physique et dans la Medecine. Et les auteurs qui suivent ces routes differentes ne devraient point se maltraiter. Car je voy que ceux qui s’attachent à expliquer la beauté de la divine Anatomie, se mocquent des autres qui s’imaginent qu’un mouvement de certaines liqueurs qui paroist fortuit a pu faire une si belle variété de membres, et traitent ces gens là de temeraires et de profanes. Et ceux cy au contraire traitent les premiers de simples et de superstitieux, semblables à ces anciens qui prenoient les physiciens pour impies, quand ils soutenoient que ce n’est pas Jupiter qui tonne, mais quelque matière qui se trouve dans les nues. Le meilleur seroit de joindre l’une et l’autre considération, car s’il est permis de se servir d’une basse comparaison, je reconnois et j’exalte l’adresse d’un ouvrier non seulement en monstrant quel desseins il a eus en faisant les pieces de sa machine, mais encor en expliquant les instruements dont il s’est servi pour faire chaque piece, sur tout quant ces instrumens sont simples et ingenieusement controuvés. Et Dieu est assez habile artisan pour produire une machine encor plus ingenieuse mille fois que celle de nostre corps, en ne se servant que de quelques liqueurs assez simples expressement formées en sorte qu’il ne faille que les loix ordinaires de la nature pour les deméler comme il faut à fin de produire un effect si admirable, mais il est vray aussi, que cela n’arriveroit point, si Dieu n’estoit pas auteur de la nature.

Cependant je trouve que la voye des causes efficientes, qui est plus profonde en effect et en quelque façon plus immediate et a priori, est en recompense assez difficile, quand on vient au detail, et je croy que nos Philosophes le plus souvent en sont encor bien éloignés.

Mais la voye des finales est plus aisée, et ne laisse pas de servir souvent à deviner des vérités importantes et utiles qu’on seroit bien longtemps à chercher par cette autre route plus physique, dont l’Anatomie peut fournir des exemples considerables. Aussi tiens-je que Snellius qui est le premier inventeur des regles de la réfraction aurait attendu long temps à les trouver, s’il avoit voulu chercher premierement comment la lumière se forme. Mais il a suivi apparement la methode dont les anciens se sont servis pour la catoptrique, qui est en effet par les finales. Car cherchant la voye la plus aisée pour conduire un rayon d’un point donné à un autre point donné par la reflexion d’un plan donné (supposans que c’est le dessein de la nature), ils ont trouvé l’égalité des angles d’incidence et de reflexion, comme l’on peut voir dans un petit traité d’Heliodrore de Larisse et ailleurs. Ce que Mons. Snellius, comme je croy, et apres luy (quoyque sans rien sçavoir de luy), M. Fermat ont appliqué plus ingenieusement à la refraction. Car lorsque les rayons observent dans les mêmes milieux la même proportion des sinus qui est aussi celle des resistences des milieux, il se trouve que c’est la voye la plus aisée ou du moins la plus determinée pour passer d’un point donné dans un milieu à un point donné dans un autre. Et il s’en faut beaucoup que la demonstration de ce même theoreme que M. des Cartes a voulu donner par la voye des efficientes, soit aussi bonne. Au moins y a-t-il lieu de soubçonner qu’il ne l’auroit jamais trouvée par là, s’il n’avoit rien appris en Hollande de la decouverte de Snellius.


1 Extrait du Discours de Métaphysique (1685), éd. Henri Lestienne, Paris, Vrin, 1967, pp.61-67. On a cru devoir respecter cette belle langue du 17ème siècle, Leibniz ayant rédigé son Discours en français. La légère peine prise à le déchiffrer sera récompensée par le plaisir d’entrer authentiquement dans une pensée simple et forte de laquelle les philosophes contemporains ont perdu le secret.

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