Editorial : les faits et l’interprétation des faits

Par Dominique Tassot

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Résumé : La science, surtout la science expérimentale, se présente comme à l’école des faits. C’est là une affirmation qu’il convient de relativiser. Le poids des théories interprétatives, les préjugés ou les intérêts idéologiques, ont tôt fait d’introduire un biais dans notre lecture des données expérimentales comme des événements de l’histoire. Les articles de ce numéro en apportent divers exemples.

Un travers trop répandu dans la pensée contemporaine est sans doute la tendance à négliger les faits bruts pour s’appesantir sur leur interprétation.

Cette tendance se comprend en histoire, matière idéologique par excellence, dès lors que la légitimité du pouvoir repose sur l’opinion du grand nombre. On ne demande donc plus au passé d’utiles leçons pour la conduite du présent. Tout à l’inverse, « le présent est (devenu) la clé du passé » (pour reprendre la formule du géologue écossais Hutton (1726-1797), le fondateur de « l’actualisme » avec sa Théorie de la Terre en 1785) et les théories en vogue ou les idéologies interposent leur prisme déformant entre les faits et notre réflexion.

C’est ainsi que les siècles qui séparent l’Empire romain et l’Europe moderne, soit un millénaire, sont à peine survolés par les programmes scolaires (alors que s’y forgent et s’y stabilisent les nations actuelles), tandis que l’Histoire récente sature les neurones des jeunes écoliers (alors que les clés permettant de comprendre cette période restent soigneusement occultées). C’est tout l’intérêt d’un texte tel que la Confession de Rakovski : ce dialogue entre un fidéi-commissaire de Staline et l’un des cerveaux du bolchévisme historique fait éclater les interprétations reçues des guerres du vingtième siècle ; il nous présente des faits ponctuels mais dépouillés de leur gangue idéologique, et ainsi rendus comme assimilables par notre intelligence et disponibles à notre méditation.

Mais les disciplines scientifiques sont elles aussi atteintes par cette manie de tout présenter avec une théorie explicative.

Or le réel ne se réduit pas au connu ; il s’y oppose même, lorsque notre pensée s’appuie sur de fausses certitudes. Selon le mot d’Hippocrate « savoir, c’est la science ; croire savoir, c’est l’ignorance ». Plus précisément, la fausse certitude est la mère de l’ignorance car elle émousse notre capacité d’émerveillement et notre désir de comprendre vraiment. Dans sa thèse de médecine soutenue en 1907, un jeune médecin militaire, Ernest Duchesne, avait signalé, vingt ans avant l’observation de Fleming (qui vaudra à ce dernier, mais en 1945, le Prix Nobel de Médecine) le rôle antibactérien de la pénicilline.

Duchesne mettait en présence des moisissures (le Penicillium est un minuscule champignon) et des bactéries. La moisissure disparaît rapidement dans l’eau ensemencée par le bacille d’Eberth ou le Bacterium coli. Ainsi la concurrence vitale est favorable aux bactéries : fait bien connu puisqu’il faut de l’eau stérilisée ou du vin pour multiplier les ferments (levure de bière, mère à vinaigre, etc.). Mais le jeune savant ne se contente pas de cette confirmation. Il sait aussi que l’être vivant ne réagit pas comme une mécanique, qu’il obéit à une loi générale d’équilibre. Dans certaines circonstances, l’antagonisme entre champignons et bactéries devrait donc s’inverser. Survient alors la découverte géniale : en inoculant une culture de Penicillium glaucum à un cobaye, et en même temps une culture de microbes pathogènes, l’animal surmonte la menace mortelle qui, sinon, l’aurait tué en l’espace d’une nuit. Ainsi, loin de projeter sur ses observations une lumière filtrée par l’état antérieur de la science, Duchesne cherche à compléter ce savoir par un phénomène antagoniste qui lui est suggéré par son intuition.

Bel exemple de démarche expérimentale réussie et dont il pressent l’enjeu : « l’hygiène et la thérapeutique, écrivait-il, pourraient peut-être en retirer quelque profit ». Mais Duchesne, malade, fut mis en congé aussitôt sa thèse et mourut en 1912. Aucun membre du jury, semble-t-il, n’a mesuré l’importance de cette découverte et Fleming a dû l’ignorer.

Dans le même ordre d’idées, l’article des Dr Eudier et Tarte sur les vaccinations en Afrique nous montre comment la croyance en une action quasi-mécanique du vaccin sur le système immunitaire, aboutit à des pratiques souvent inhumaines et peut-être inefficaces. En effet, Esculape (le « dieu » grec inventeur de la médecine) avait deux filles : Hygie et Panacée. L’une présidait aux soins préventifs, l’autre aux remèdes curatifs. Mais l’ordre dans lequel la tradition nous présente ces deux faces de la santé n’est pas anodin : le préventif a des effets durables ; le curatif devrait n’apparaître que comme un palliatif.

L’insalubrité, l’alimentation carencée et l’état immuno-déprimé, suffisent à rendre inopérantes, voire absurdes les campagnes de vaccination systématiques qui sont pratiquées sans soucis des conditions de vie et de l’état général des populations.

Ainsi le même fait, présenté et vendu comme un acte de santé par les laboratoires, est-il perçu comme un danger à court et moyen terme par deux médecins venus sur place pour examiner les conditions parfois surprenantes, on le verra, dans lesquelles furent réalisées ces campagnes de vaccination.

La physique de l’inerte est toujours considérée comme le modèle général de la démarche scientifique, avec le déterminisme entre les causes et les effets que les lois de la mécanique illustrent si bien. Mais toute réduction de l’être vivant à une mécanique, même complexe, fait passer à côté de son objet. La libellule, dont nous entretient ici Werner Gitt, peut bien passer pour le prototype des hélicoptères, puisque Sikorsky s’en est inspiré ; mais un fantastique écart d’ingéniosité sépare les pièces inertes de l’appareil volant et les centaines d’organes vivants et interdépendants de la ballerine aérienne.

Comment croire raisonnablement que « ça s’est fait tout seul », au hasard de rencontres entre atomes crochus, puis d’erreurs lors des multiplications cellulaires ? Il est grand temps de cesser d’interpréter tous les faits à la fausse clarté de la théorie évolutionniste, pour confesser humblement notre admiration devant l’œuvre du Créateur.

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