Ernest Duchesne (1874-1912), précurseur français de la découverte de la pénicilline

Par Louis Bounoure

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« Les rationalistes fuient le mystère pour se précipiter dans l’incohérence » (Bossuet)

Ernest Duchesne (1874-1912), précurseur français de la découverte de la pénicilline1

Résumé : L’histoire des sciences s’attarde volontiers sur quelques grands noms attachés à un petit nombre de grandes découvertes. Mais ce récit « en pointillés » ne rend pas compte de l’obscur travail quotidien qui prépare le terrain et les esprits aux nouveautés. Ainsi un jeune médecin, Ernest Duchesne, dans sa thèse soutenue en 1907, montrait que l’inoculation du Penicillium glaucum protégeait ses cobayes contre des cultures bactériennes normalement mortelles. Il anticipait ainsi sur la découverte de la pénicilline par Fleming, en 1928, avec cette différence que l’observation inopinée de Fleming allait se prolonger par 12 années de mise au point en équipe avec Florey et Chain (qui furent associés à son prix Nobel), tandis que Duchesne mourait en 1912 sans avoir poursuivi une recherche dont il avait pressenti l’immense potentiel thérapeutique. On mesure sur cet exemple combien la science repose sur l’ensemble d’une communauté et, partant, l’importance des mécanismes sociologiques dans le comportement des scientifiques.

« Dans l’histoire des sciences de ces dernières années, quelle est l’invention qui mérite d’être placée au premier rang ? »

Telle est la question qu’une revue posait un jour à divers collaborateurs au cours d’une enquête sur les règles et méthodes de la recherche scientifique. Entre la mécanique ondulatoire, le déchiffrage du langage des abeilles, la physique des quanta, etc., aucun choix n’était possible en l’absence d’un étalon commun d’estimation. Mais l’homme de la rue, si on l’eut consulté, n’aurait pas hésité : le plus beau progrès scientifique de notre époque, aurait-il dit, c’est la découverte de la pénicilline ; et cette réponse serait pleinement justifiée, si l’on pense que les recherches des laboratoires ont pour premier devoir de se tenir au service de l’homme. La découverte des pouvoirs antibiotiques des moisissures représente dans l’histoire de la médecine, une étape comparable à l’invention des vaccins ; si les Français ont eu Pasteur2, les Anglais ont eu Fleming : les uns et les autres peuvent être également fiers.

L’usage thérapeutique de la pénicilline a vulgarisé le nom de cet antibiotique, tandis que la renommée d’Alexander Fleming, à la faveur du livre d’André Maurois, a pénétré largement dans le public cultivé.

L’œuvre de Fleming :

En 1945, au cours de la séance solennelle où l’Académie de Médecine de Paris lui fait fête, Fleming raconte sa découverte : « En septembre 1928, je travaillais sur le staphylocoque lorsqu’une moisissure contamina une de mes cultures : ce n’était pas un fait sans précédent, mais ce qui était extraordinaire, c’est qu’autour des moisissures, les colonies de staphylocoques subissaient une lyse. Je n’avais pas recherché la contamination par moisissure, c’était pur hasard. »

Ainsi la chance avait présenté à Fleming une expérience toute faite ; la contamination d’une culture bactérienne par un organisme étranger.

Cet accident que le microbiologiste cherche à éviter à tout prix apportait un enseignement inattendu : le terrible staphylocoque a dans la nature une ennemie capable de le détruire, la moisissure, ce champignon microscopique qui se développe sur le pain, le fromage, les fruits sucrés. « Je fus donc, continue Fleming, l’homme favorisé, et mon seul mérite en l’occurrence fut de ne pas mettre la culture au rebut comme bien d’autres biologistes l’avaient sans doute fait auparavant. » Il étudia alors les propriétés de la moisissure : c’était un Penicillium, identifié plus tard comme l’espèce Penicillium notatum, tandis que son produit d’extraction, la pénicilline, s’avérait hautement bactéricide, et, au surplus, non toxique pour les cellules des organismes.

Mais il y avait loin encore de la découverte de Fleming à l’emploi thérapeutique de la pénicilline : il fallut les travaux de Florey et du biochimiste Chain et les efforts conjugués de « l’équipe d’Oxford » pour voir s’ouvrir, vers 1940, l’époque de la production industrielle de la précieuse substance et de son usage pratique dans l’art de guérir.

En 1945, le prix Nobel de physiologie et de médecine unissait dans la même récompense Alexander Fleming , Howard Florey et Ernest Chain ; si le grand public ne retient guère que le nom du premier de ces savants, il ignore plus encore que la guerre de la moisissure et du staphylocoque n’est qu’un épisode particulier d’une loi biologique générale du monde microbien, celle de l’antagonisme fondamental de ses divers représentants ; dès 1877, Pasteur l’avait mise en évidence, en constatant que la bactéridie charbonneuse périt entièrement dans le meilleur de ses milieux de culture si on ensemence celui-ci en même temps avec des bactéries communes, et il en est de même quand on inocule à un animal les deux sortes de microbes associés.

Mais qui sait aussi qu’un jeune savant français, bien avant Fleming, était allé loin et de la façon la plus précise dans l’étude de l’antagonisme entre les bactéries et les Penicilliums ?

Les recherches d’Ernest Duchesne :

En 1907 un élève de l’Ecole du Service de Santé militaire, âgé seulement de vingt-trois ans, soutenait devant la Faculté de Médecine de Lyon sa thèse de doctorat, intitulée « Contribution à l’étude de la concurrence vitale chez les micro-organismes ».

Il faut en souligner le sous-titre : Antagonisme entre les Moisissures et les Microbes. Ses recherches avaient été faites dans le laboratoire du professeur agrégé Gabriel Roux, directeur du Bureau d’hygiène de la ville de Lyon.

« Qu’est-ce que la phagocytose, se demande Duchesne, sinon la concurrence vitale entre les cellules et les bactéries ? » D’autre part, on savait déjà que l’antagonisme entre espèces microbiennes différentes se révèle dans les cultures in vitro, par exemple entre le bacille du pus bleu et la bactéridie charbonneuse, entre le bacille pyocyanique et la levure de bière. Restait à étudier l’antagonisme entre les bactéries et les moisissures, c’est-à-dire le pouvoir antifongique des bactéries, premier point auquel s’applique l’attention du jeune chercheur.

Il part de ce fait banal que l’eau, en particulier l’eau de boisson, ne présente jamais de moisissures, alors qu’elle est en contact avec l’air, toujours chargé de minuscules spores de ce champignon. L’explication de ce fait, Duchesne l’apporte avec une culture de Penicillium glaucum dans l’eau stérilisée, où l’on voit ces moisissures vivre et proliférer parfaitement, alors qu’ensemencées dans l’eau ordinaire, elles disparaissent rapidement. Le Penicillium serait-il victime des bactéries communes ? Voilà l’hypothèse qu’il s’agit de vérifier.

Premier type d’expérience : dans l’eau d’une fontaine publique ensemencée avec du Penicillium et contenant au départ 16 microbes et 68 moisissures par centimètre cube, les bactéries se multiplient activement et au bout de cinq jours toutes les moisissures ont disparu.

Deuxième type d’expérience : le bouillon étant très favorable à la culture du Penicillium qui y atteint en huit jours sa pleine maturité, une culture sur bouillon de cette moisissure, d’un volume de 50 cc, reçoit 1 cc d’une culture virulente de bacille d’Eberth.

Au bout de deux jours on n’y trouve plus que des bacilles en grande quantité. Même résultat avec du Bacterium coli ajouté seul, ou en mélange avec le bacille d’Eberth, à la culture de Penicillium.

Ainsi, la présence de bactéries est une cause de destruction rapide pour les moisissures ; celles-ci ne prospèrent que sur des milieux sans microbes, par exemple sur le vin ou sur les bouchons imprégnés de vin. « En résumé, ajoute Duchesne, la lutte pour la vie entre les moisissures et les bactéries semble tourner au profit de ces dernières. » Cependant  ce n’est qu’une face du problème et, loin de s’en tenir là, le jeune savant soupçonne le phénomène opposé et entreprend de l’étudier.

L’action antibactérienne des moisissures :

« N’y a-t-il pas de cas, se demande-t-il, où les moisissures peuvent triompher et, sinon tuer les bactéries, du moins paralyser certains de leurs effets nocifs ? » Et voici les expériences qu’il réalise sur le vivant pour vérifier son hypothèse.

Deux cobayes sont pris comme témoins : l’un reçoit 2 cc d’une culture virulente de Bacterium coli, l’autre 2 cc d’une culture de bacilles d’Eberth ; le premier meurt dans la nuit même, le second en l’espace de vingt-quatre heures.

A un premier cobaye pesant 800 grammes, Duchesne injecte dans le péritoine 2cc d’un mélange de la culture virulente de Bacterium coli et d’une culture de Penicillium glaucum dans du bouillon stérilisé.  La température de l’animal accuse d’abord une réaction hypodermique ; il est abattu et ne mange pas ; puis en moins de trois jours, il reprend sa température et sa vie habituelle. Le quatrième jour, il reçoit une nouvelle injection de 4cc du mélange : elle ne produit sur lui aucun effet.

La même expérience est répétée dans des conditions identiques sur un cobaye de 790 grammes, mais cette fois c’est le bacille d’Eberth qui est associé au Penicillium dans le mélange inoculé. L’animal ne manifeste aucun trouble. Deux jours plus tard, il subit une nouvelle inoculation de 4cc, qui n’altère pas davantage son bon état général.

Ainsi dans les quelques pages de sa thèse de doctorat, Duchesne apportait des faits d’une valeur décisive : il était montré pour la première fois « que certaines moisissures (Penicillium glaucum), inoculées à un animal en même temps que des cultures très virulentes de quelques microbes pathogènes (Bacterium coli et Bacillus typhosus d’Eberth), sont capables d’atténuer dans de très notables proportions la virulence de ces cultures bactériennes ».

Une carrière trop tôt brisée :

Microbiologiste avisé, Duchesne pressentait l’importance de sa découverte : « L’hygiène et la thérapeutique, écrivait-il, pourraient peut-être en retirer quelque profit. » Mais les circonstances allaient arrêter sa tâche scientifique : médecin militaire, il était tenu de se mettre au service de l’armée ; de plus sa santé était fragile et, après sa mise en congé de maladie dès 1907, la mort, en 1912, mettait fin à sa carrière. D’ailleurs, eût-il vécu, la grande misère des laboratoires de l’époque lui eût refusé les aides et les moyens matériels nécessités par de longs et difficiles travaux. Il était exclu que cet initiateur pût rédiger en son entier le premier chapitre de la science des antibiotiques ; mais à vingt-trois ans, soit trente années avant l’entrée en lice de Fleming, il en avait jeté le premier fondement authentique.

En dépit de son contenu riche de promesses, la thèse du médecin lyonnais ne rencontra nullement l’audience qu’elle méritait ; de toute évidence, elle resta inconnue de Fleming. Dans une notice consacrée à Duchesne en 1956, le docteur Hassenforder a cité cette remarque de Francis Darwin : « Dans la science, tout le crédit va à l’homme qui convainc le monde, non à celui qui le premier conçut l’idée. » Le savant anglais a été porté à ce rang de gloire que viennent consacrer tous les honneurs officiels ; pour le chercheur français, l’ombre a été le lot du génie inventif méconnu.

Dialogue au Royaume des ombres :

Les années ont passé ; Duchesne, puis Fleming, ont quitté la terre pour ces Champs Elyséens où les esprits de même affinité réalisent la rencontre que leur ont refusée les hasards de la vie.

Alors le dialogue s’engage entre les deux ombres, dont l’égale modestie favorise encore la sympathie naturelle. Et voici Duchesne disant toute son admiration à celui qui, du premier coup d’œil, reconnut dans la boîte de verre la victoire de la moisissure sur le microbe ; et Fleming de répondre : « Cher et valeureux collègue, mon observation (car ce savant, selon ses biographes, ne disait jamais ma découverte)3, mon observation n’a que le rang d’un préambule ; il a fallu tout le groupe d’Oxford, vingt années de recherches, beaucoup d’efforts et d’argent, pour que le médicament sauveur parvînt à l’usage des hommes.

Certes, reconnaît Duchesne, mais il en est de même pour toute grande invention : elle naît d’abord comme une simple idée…

– Souffrez que je vous interrompe, car justement vous avez eu cette idée avant moi ; quoique séparés par le temps et l’espace, nous avons été les premiers pionniers d’un même domaine alors inexploré, celui de l’antagonisme des êtres inférieurs4 ; et même là je dois vous rendre les armes…

Je ne puis l’accepter, proteste Duchesne.

C’est pourtant bien simple, reprend Fleming : la chance m’a tenu lieu de mérite ; je n’ai pas eu à faire l’hypothèse ; je n’ai eu qu’à lire sur la gélose contaminée, un phénomène spontané et que je ne cherchais même pas ; en toute sincérité, cela n’exigeait pas de moi un gros effort mental. A vous, au contraire, lancé dans un inconnu presque total, il a fallu cette initiative de l’esprit et cette intuition qui inspirent l’hypothèse, suggèrent les expériences nécessaires et orientent constamment la marche du travail. Parti de la destruction des moisissures par les bactéries, vous avez démontré, par un véritable feed-back de génie, la victoire du Penicillium sur les microbes pathogènes. Tout votre travail se développe comme une suite ordonnée de questions, d’essais comparatifs et de raisonnements bien liés, celle même que Claude Bernard a décrite et prescrite comme la méthode par excellence de la découverte ; votre thèse est un modèle de recherche scientifique expérimentale.

Ma thèse, objecte Duchesne confus, ne mérite pas un tel éloge ; mes expériences auraient gagné à être multipliées et étendues.

Oui, concède Fleming, mais cela n’aurait d’importance que si l’efficacité et le succès de la pénicilline ne continuaient à prouver chaque jour la valeur de vos recherches et des miennes. La science est une grande œuvre commune : vous et moi, et vous avant moi, et chacun de nous selon son génie propre, nous avons pris également notre part dans la grande découverte des agents bactériolytiques. »

Tel est le colloque d’estime réciproque et d’égale justice qu’ont dû tenir sur les bords du Léthé, – Lethaei ad fluminis undam, comme dit Virgile, – les voix blanches des deux microbiologistes désincarnés. Mais il nous faut revenir sur la terre.

Rendre justice :

On peut s’étonner que l’entrée de la pénicilline dans la pratique médicale courante n’ait pas fait naître plus de curiosité en France pour la personne et l’œuvre de Duchesne.

A vrai dire deux voix françaises se sont élevées en son honneur, la première en 1949, celle de Justin Godard, l’ancien sous-secrétaire d’Etat du service de santé militaire, l’autre en 1956, du médecin-colonel Hassenforder, conservateur du Musée du Val-de-Grâce ; mais ces deux contributions sont restées enfouies respectivement dans le Bulletin de l’Académie de Médecine et dans celui des élèves de l’Ecole de Santé Militaire ; le grand public a eu tout loisir d’ignorer l’insigne mérite du docteur Ernest Duchesne.

Jamais la France n’a choisi un plus juste symbole d’elle-même que la figure de la Semeuse qui jette le grain à pleines mains. Son génie, c’est d’inventer des idées, son désintéressement, de les abandonner au vent, sans rien faire le plus souvent pour les exploiter, voire même les diffuser. Idéalisme de haute noblesse : il dédaigne la gloire des personnes, il laisse à d’autres les tâches pragmatiques de l’utilité, au risque de sacrifier injustement de hauts mérites.

Il appartient alors à l’histoire de la science de faire revivre les oubliés et de réhabiliter les méconnus. La microbiologie française a quelque droit de rappeler la part qu’elle a prise, en la personne de Duchesne, à la découverte des vertus de la pénicilline. Elle ne peut le faire sans évoquer en même temps le nom de Pasteur, qui écrivait en 1877 : « Chez les être inférieurs, plus encore que dans les grandes espèces animales et végétales, la vie empêche la vie. » C’est en s’inspirant de la pensée de ce maître qu’un jeune médecin de vingt-trois ans a, le premier, imaginé et démontré, chez les êtres microscopiques, que de leur guerre à mort5 pouvait sortir un moyen de sauver la vie.


1 Extrait de « Recherche d’une doctrine de la vie, Vrais savants et faux prophètes » (Paris, Laffont, 1964, pp.205-214)

* Louis Bounoure fut titulaire de la chaire de biologie générale à Strasbourg de 1932 à 1955. Il fut l’un des rares universitaires français à réagir et à lutter contre le mythe évolutionniste (cf Le Cep n°10 p.8 : Une science illusoire, l’évolutionnisme)

2 Ndlr. L’auteur n’a manifestement pas connaissance de la controverse concernant le rôle de Pasteur dans la découverte des vaccins (cf. Le Cep
n° 22  et  23 ) ; ni de l’épais dossier à charge contre la vaccination systématique.

3 Ndlr. Cette marque de modestie, chez un grand savant, mérite d’être signalée. Le véritable découvreur sait bien toute la part d’inspiration incontrôlable (et donc imméritée) qui attire son attention sur un fait que des générations de chercheurs ont pu voir sans s’y arrêter (cf. Le Cep n°2 Jacques de Beausoleil, L’humilité du scientifique).

4 Ndlr. Cette idée qui établit une hiérarchie entre les être vivants en fonction de leur taille, sourd d’un préjugé évolutionniste. Une observation plus fine du monde bactérien et l’examen des génomes ont montré une complexité étonnante chez tous les êtres vivants, du plus petit au plus grand. Pour reprendre la formule de Giuseppe Sermonti, ancien président de la Société Italienne de Biologie : « Il n’y a pas eu transformation du simple au complexe. C’est là la révélation de la biologie moderne. La complexité biochimique d’un microbe n’est pas inférieure à celle d’une plante ou d’un animal. » (G. Sermonti et R. Fondi, Dopo Darwin, Rusconi, Milan, 1980, introduction)

5 Louis Bounoure ne devine pas les dangers que provoquera plus tard l’abus des antibiotiques avec l’apparition de souches bactériennes résistantes. La vie est équilibre et dans la Création chaque espèce vivante joue un rôle (connu ou inconnu) ; la mentalité éradicatrice issue du pasteurisme favorise des déséquilibres et constitue donc un danger pour la santé, qu’il s’agisse des végétaux, des animaux ou des hommes.

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