L’humilité du scientifique

Par Jacques de Beausoleil

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Résumé : L’humilité est la première des vertus, puisqu’elle est au départ de toutes les autres. Mais quel sera son rôle dans la vie de l’homme de science ? S’appuyant sur son expérience de naturaliste, l’auteur montre comment la faculté d’émerveillement conduit au sentiment religieux : le scientifique sait le mieux sa petitesse face au Créateur.

         L’humilité peut se définir comme une forme de lucidité : elle consiste à se voir tel qu’on est, avec ses faiblesses et ses vertus, sans se rabaisser exagérément – ce qui serait de la fausse modestie.

         Lorsque l’Ange a fait l’annonce à Marie, celle-ci n’a pas répondu qu’elle était indigne de cette mission ; elle a accepté d’emblée : “Je suis la servante du seigneur, qu’il me soit fait selon Sa volonté“. Puis le Magnificat ! “Désormais toutes les générations me diront bienheureuse…”

         Et Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus : “Il me semble que si une petite fleur pouvait parler, elle dirait simplement ce que le Bon Dieu a fait pour elle, sans essayer de cacher Ses bienfaits. Sous le prétexte d’une fausse humilité, elle ne dirait pas qu’elle est disgracieuse et sans parfum, que le soleil lui a ravi son éclat et que les orages ont brisé sa tige, alors qu’elle reconnaîtrait en elle-même tout le contraire.”

         Ce serait d’ailleurs un blasphème, une noire ingratitude que de tenir pour rien les bienfaits du Seigneur.

         Mieux encore : “Je ne me fais pas de peine en voyant que je suis la faiblesse même, au contraire c’est en elle que je me glorifie” (sainte Thérèse) – de même que saint Paul : “Je ne me glorifierai que de mes faiblesses.” (II Cor 12 5).

         Il n’est certes pas facile d’accéder à cette vertu, la tentation d’orgueil étant toujours présente, ne serait-ce que sous forme d’une fausse modestie. Je crois que les deux meilleures démarches pour atteindre l’humilité sont celle de l’homme religieux et celle de l’homme de science.

L’humilité du religieux

         Entendons-nous bien : j’entends par religieux tout individu conscient d’être une créature divine et, par conséquent, porté à l’adorer. C’est-à-dire, non seulement quelque moine ou quelque prêtre, mais tout être humain satisfaisant à cette condition, sans distinction d’âge, de sexe, de profession, de condition sociale -qu’il soit catholique, protestant, israélite, musulman ou bouddhiste- pourvu qu’il ait conscience de sa dimension spirituelle, ce qui manque à  nombre de nos contemporains.

         Pour le religieux ainsi défini, l’humilité va de soi, elle est évidente (ou devrait l’être!) : Dieu m’a créé ; je suis donc dépendant de lui, et toute dépendance est une imperfection ; Il m’a donné certaines aptitudes merveilleuses qu’Il m’a permis de développer : je suis doué par le sport, la musique, la parole, l’éducation, la mécanique etc…, malgré un certain nombre de défauts qui me font si souvent trébucher, et tomber.

         Lorsqu’un petit enfant tombe, il ne se fait pas grand mal, car il ne tombe pas de haut (et il est si souple !), il se console vite, distrait de sa douleur par sa perpétuelle découverte du monde. Il en va de même pour celui (ou celle) qui est humble : se sachant faillible, il n’en fait pas un drame, se repent et tâche de ne pas retomber : “Si vous ne devenez pas comme de petits enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux.” (Mt 18: 3). 

L’humilité du scientifique

         Notez bien que je parle de scientifique et non de “savant”.

Il existe entre ces deux termes une différence comparable à celle qui sépare l’érudition de la culture, la première restant plus accessible que la seconde : il suffit d’une bonne mémoire !

         Le scientifique est capable d’étudier à fond un sujet bien déterminé, ou un petit nombre de sujets ressortissant à une  discipline : il est entomologiste, pétrographe ou mycologue.

         Le savant, lui, est capable d’opérer des synthèses entre les données de plusieurs domaines : il cherchera pourquoi tel insecte se trouve sur telle plante, laquelle pousse de préférence sur tels terrains, ou sur tels climats, en compagnie de telles autres espèces…

         Hélas, c’est là un être en voie de disparition ; c’est un titre dont bien peu de chercheurs ont le droit de se parer.

         Toujours est-il que, quelle que soit la discipline envisagée, les connaissances vont s’accumulant, se diversifiant, s’approfondissant, tenant compte du travail des prédécesseurs, élaguant au passage leurs erreurs d’observation ou d’interprétation.

         Sans parler de l’astronomie, où les grands nombres finissent par perdre toute signification intuitive, pour devenir de pures abstractions, les progrès les plus étonnants sont sans doute ceux de la biologie : cytologie, biochimie, physiologie… A mesure que se perfectionnent les techniques d’investigation, se dévoile progressivement l’incroyable complexité de la matière vivante – et surtout l’harmonie, j’allais dire l’ingéniosité, de son fonctionnement.

         Qu’il s’agisse des facultés de récupération ou de compensation de l’organisme à la suite d’une intervention chirurgicale, ou même de la simple cicatrisation des plaies (voir les travaux de Lecomte du Nouy en 1936), voire de l’incompréhensible comportement des Hyménoptères chasseurs (Pomples, Sphex…), des migrations des Poissons et des Oiseaux, de la pollinisation de certaines plantes (Orchidées…), tout cela échappe à nos analyses et nous laisse pantois d’admiration.

         D’autant que, bien souvent, bêtes et plantes nous donnent,en outre, le spectacle d’une extraordinaire beauté, non seulement chez les Papillons tropicaux, mais aussi chez bien des Insectes de chez nous, dans la grâce pataude d’un jeune chat qui s’amuse, dans la si délicate ciselure des frustules des Diatomées, dans une foule de fleurs…

         Je n’ai jamais pu comprendre comment certains pouvaient encore soutenir que tout ce monde vivant s’était construit tout seul, par hasard ! Comment nier l’action à l’origine, d’une Intelligence infinie ?…

         Comment un naturaliste pourrait-il ne pas se sentir le plus humble des hommes ? Et, bien entendu, un tel sentiment ne peut que s’approfondir à mesure que croissent les connaissances du biologiste, surtout s’il ne se contente pas de “creuser” un sujet limité mais s’efforce, sinon de faire des synthèses (ce n’est pas donné à tous),ou du moins d’élargir son champ d’observation.

         Le scientifique trouve aussi un autre motif d’humilité dans l’exiguïté de son savoir, ou, si l’on préfére, l’étendue de son ignorance.

         Les objets de ses recherches ont beau être, en nombre fini, l’immensité de ce nombre est tel que le biologiste ne peut en avoir une idée même très vague.

         En Paléontologie surtout, cela est d’une aveuglante évidence : la plupart des êtres vivants, animaux ou végétaux, ont disparu sans laisser de traces, dissous par des microorganismes, broyés par les mouvements de l’écorce terrestre ; d’autres, mieux  ou même fort bien conservés, sont enfouis en des lieux qui ne seront peut-être jamais fouillés… Qui pourra dire quelle proportion des faunes et des flores passées nous restera à jamais inaccessible ?

         Pour les êtres vivants actuels, nous commençons à peine – et avec quelles difficultés ! – à explorer les cîmes de la forêt équatoriale, notamment en Amazonie, domaine qui se révèle déjà inépuisable en découvertes imprévues.

         Sans même aller si loin, on pouvait encore penser, il y a quelque trente ans, connaître toutes les espèces d’Oiseaux de la zone tempérée de l’Ancien Monde ; on a décrit pourtant, dans les années soixante, un Passereau  jusqu’alors ignoré : la Sittelle Kabyle, dans les montagnes d’Algérie.

         Et, parmi les organismes des grandes profondeurs, qui nous étonnent par leur extravagance, combien nous restent encore inconnus, en raison des énormes difficultés d’observation ?

         Les revues spécialisées publient chaque mois les descriptions d’espèces “nouvelles” – c’est-à-dire : nouvellement trouvées, nouvelles pour notre connaissance – d’Insectes, de Poissons, de Champignons…

         Un cas des plus cocasses, devenu classique, est celui du fameux Coelacanthe (Latimeria chalumnae) qu’on croyait éteint depuis des millénaires et qu’on a retrouvé bien vivant – et quotidiennement consommé par les pêcheurs de l’Océan Indien ! Loin d’être une exception, on connaît bien d’autres “fossiles vivants”… mais de moindre taille, donc moins connus du grand public.

         Et du reste, qu’est-ce qu’une espèce ? Personne n’a jamais pu en donner une définition satisfaisante. En fait, il s’agit là d’une notion abstraite, née d’un besoin fondamental de notre esprit d’établir des compartiments, des coupures, des classifications, pour nous orienter parmi l’invraisemblable richesse de la Nature.

         Mais, dès qu’on veut serrer de près la réalité des espèces, on la voit s’évanouir, ses limites s’estomper et disparaître. C’est flagrant chez des plantes comme les Epervières (Hieracium), les Carex, les Ronces (Rubus), les Eucalyptus… qui mettent un malin plaisir à s’hybrider en tous sens pour le désespoir des systématiciens. Et chez les Champignons comme les Russules, les Lactaires, les Cortinaires…, objets de querelles homériques entre mycologues. Il ne serait que trop facile d’allonger la liste !

         Le bulletin de la Société mycologique de France, la Revue de Mycologie (devenue en 1980 “Cryptogamie-Mycologie“) publie souvent les lamentations désespérées de mycologues chevronnés (Georges Becker, André Moinard…) que seule leur passion pour ces êtres bizarres retient de tout jeter aux orties.

         Mais alors, pourquoi donc si peu de scientifiques font-ils preuve d’humilité ? Sans doute à cause d’une perversion de la pensée scientifique.

         Saint Thomas d’Aquin définissait la Science comme “la connaissance parfaite par les causes“. Il est évident que cette science-là nous est inaccessible, tout au moins ici bas. Nous pouvons penser encore, bien plus modestement, que la Science est une recherche de la vérité, ou, plus étroitement encore, une exploration du réel : c’est là qu’est inévitable l’humilité du chercheur.

         Hélas, de plus en plus, la science devient une tentative de transformer le réel, d’asservir la Nature aux caprices de l’homme, à sa paresse et à son orgueil ; elle a pour but de perfectionner la technique, et non de nous faire connaître le monde ; elle se glorifie d’envoyer des gens sur la Lune (en attendant mieux) ou de raser une ville entière en une fraction de seconde (même remarque).

         Dans ces conditions, bien sûr, l’humilité fait place à la vanité la plus stupide, parfois la plus criminelle.

         Reconnaissons certes que, par un juste retour des choses, cette conception de la Science-au-service-de-la- technique nous a valu l’amélioration  de nos techniques d’investigation : microscopie, radio et échographie, astrophysique, résonance magnétique…

         Tout cela élargit considérablement le champ de nos observations et prolonge nos chances de contempler d’autres formes de vie, tout aussi merveilleuses que les autres – et nous fournit autant de raisons nouvelles d’exprimer notre humilité.

         Encore faudrait-il que quiconque se prétend scientifique consente sans réserve à une condition fondamentale, hors de laquelle il n’est pas de véritable esprit scientifique : il s’agit de la soumission au réel.

         Or cette condition est rarement acceptée. L’exemple le plus frappant en est celui de Lyssenko, qui, dans les années 1940, prétendait fonder une biologie agricole sur les seuls principes marxistes-léninistes ! D’abord porté au pinacle de la pseudo-science stalinienne, il fut enfin précipité au vu des résultats catastrophiques de ses prétendues expériences (que personne n’a jamais pu reproduire !) ; mais l’agriculture russe a payé de trente ans de retard la substitution d’une idéologie absurde à l’observation du réel.

         Autre exemple : partant d’un fait incontestable, qui est la plasticité de certaines espèces animales (isolement géographique et recombinaisons génétiques peuvent créer des espèces nouvelles au sein d’un même genre), constatant donc l’évolution biologique dans le cadre restreint de l’espèce ou du genre1 , Darwin a prétendu généraliser ce phénomène à l’ensemble du monde vivant. Or les grands groupes apparaissent singulièrement “étanches” : jamais les Passereaux ne donnent naissance à des Echassiers, ni les Poissons à des Crocodiles… Aucun Singe n’a jamais enterré ses morts ni créé d’industrie ! Le Transformisme, ou Evolutionnisme généralisé, n’est qu’une vue de l’esprit, une utopie d’ordre exclusivement idéologique. Il suffit de voir avec quel empressement Marx s’est emparé des conclusions de Darwin. Or aucune observation, aucun fait expériemental n’a jamais aboli les discontinuités fondamentales entre les Ordres, les Classes – a fortiori les Embranchements, les Phylums ! ni entre les Singes et l’Homme. Contre toute évidence, en dépit de tous les travaux qui la démentent, cette absurdité continue d’être enseignée partout, comme un dogme intangible de la pseudo-science officielle.

         Il faut voir aussi la répulsion que provoque, chez nombre de médecins “classiques”, l’évocation d’un traitement homéopathique ! Cette discipline est certes déroutante par l’efficacité de “doses” plus qu’infinitésimales : pour la chimie “moléculaire”, un remède homéopathique ne contient plus une seule molécule par litre dès que la dilution dépasse le nombre d’Avogadro ; or de telles dilutions sont, souvent largement dépassées1 – et s’avèrent d’autant plus actives qu’elles sont plus élevées ! Abominable paradoxe !

         Il existe donc dans ces produits – et ailleurs aussi, sans doute ! – autre chose que des molécules, mais on ne sait pas quoi : c’est intolérable pour nos esprits rationalistes. Les contempteurs de cette médecine invoquent dédaigneusement un “effet placebo”, une auto-suggestion : mais alors pourquoi peut-on soigner ainsi des nourrissons et des animaux  ? Pourquoi (cela m’est arrivé !) n’obtient-on aucun effet quand…on se trompe de produit ? Et pourquoi une erreur de prescription, aux fortes dilutions, risque-t-elle d’être dangereuse, voire létale ?

         D’excellents médecins allopathes (pas tous !) n’accepteront jamais de reconnaître l’efficacité de l’homéopathie. En effet comment démontrer rigoureusement l’efficacité de l’homéopathie, tout en ignorant son mode d’action et la nature du remède ? Il est vrai que la médecine est un art plutôt qu’une science, et qu’un bon peintre peut fort bien n’être pas musicien, sans qu’on puisse le lui reprocher.

LES DEUX HUMILITES

         Ainsi l’humilité du religieux et celle du scientifique ont des points de départ bien distincts. Le religieux se sent minuscule devant l’infini d’un Dieu révélé, il cultive et nourrit son humilité en méditant sur des textes ou des événements : c’est une humilité purement spirituelle et intellectuelle, je dirais presque “abstraite”.

         Le scientifique, lui, voit Dieu à travers Son oeuvre ; il entre en contact direct, par tous ses sens, avec la divine ingéniosité des mécanismes physiologiques et la beauté des formes et des couleurs ; il éprouve concrètement l’infini génie de Dieu : il le voit, il le sent, il le touche2

         En classe de philosophie (il y a fort longtemps !) nous eûmes un cours sur les “preuves” de l’existence de Dieu : a)… b)… c)…  ; quelle sottise, quelle folie3 ! Regardez sur sa toile  une Epeire diadème, la plus banale des Araignées de jardin ; regardez un Bourdon visiter une Orchidée : vous ne verrez peut-être pas Dieu face à face, mais vous sentirez presque physiquement  Sa présence  ; et ces bestioles minuscules vous crieront à la face votre petitesse devant Dieu.

Notre seule grandeur est d’avoir conscience de cette petitesse.

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  Pour l’homme qui ignore les lois et les phénomènes de la nature, il est impossible qu’il réussisse à se faire une idée de la Bonté et de la Sagesse infinie du Créateur.

  En effet, tout ce que l’imagination la plus féconde, tout ce que l’intelligence la plus élevée peuvent concevoir, nous produit l’effet, quand on le compare à la réalité, d’une bulle de savon vide, aux couleurs irisées et chatoyantes.

[Julius von Liébig (1803-1873)]

  Tu trouveras plus dans les forêts que dans les livres.

  Les arbres et les rochers t’enseigneront les choses qu’aucun maître ne te dira.

[Saint Bernard de Clairvaux (1090-1153)]

1 Ndlr. Il s’agit de la “micro-évolution”, bien documentée, mais qui ne justifie en rien la thèse d’une “macro-évolution” (apparition d’organes nouveaux dont les ascendants étaient dépourvus).

1 Ndlr. A partir de 12 CH.

2 Ndlr. Jacques de Beausoleil rejoint ici Monsieur Olier qui écrivait en 1657, dans son Introduction à la vie et aux vertus chrétiennes (Rééd. Paris, Poussielgues-Rusard, 1859, ch. V, III, pp.92-93) : “Car toutes les créatures ne sont autre chose, s’il faut ainsi parler, que Dieu même rendu visible : elles sont comme des sacrements ou des écorces visibles de l’être invisible de Dieu caché sous elles ; elles sont des notions de Dieu, qui expriment diversement ce qu’il est en lui-même. En un mot, tout ce qui est au monde est une dilatation et une expression de Dieu, qui sort hors de Dieu même ; c’est un écoulement de Dieu, qui exprime en sa sortie ce que Dieu est en lui-même“.

3 Ndlr. La raison discursive a été donnée à l’homme pour qu’il en use. Sans écarter le sentiment d’émerveillement devant les beautés de la Création, elle le rejoint, le complète, et constitue elle-même une admirable empreinte que le Créateur a laissé en l’homme.

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