Le désenchantement de la science

Par Dominique Tassot

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Résumé : Le rôle disproportionné des mathématiques dans le travail scientifique a entraîné un appauvrissement de notre vision du monde : on réduit le réel au connu, et le connu au quantifiable. Mais la nature n’obéit pas aux lois auxquelles l’homme veut la réduire, et les désordres imprévus arrivés dans les fourgons de la société industrielle ont provoqué aujourd’hui le « désenchantement » de la science. On n’en espère plus le salut collectif. Les OGM et les nanotechnologies font peur, à juste titre. Ce divorce entre la science et la société devrait être l’occasion d’un examen de conscience chez les scientifiques : est-il sage de vouloir manipuler la Création comme si Dieu n’en avait pas prévu la finalité ?

Avec la « mathématisation » et la « géométrisation » de la science depuis Galilée1, allait se développer ce qu’Alexandre Koyré, dans ses Etudes d’histoire de la pensée scientifiques, nomme la « dissolution du Cosmos », qu’on a excellemment traduit le « désenchantement du Monde ». Car ce que Dieu avait créé « avec nombre, poids et mesure », ne se réduisait nullement à la quantité : l’essentiel demeurait la qualité et la société, dans ses productions, ses gestes et ses lois, s’y efforçait.

En appliquant aux mouvements célestes la même formule mathématique qu’aux mouvements terrestres, Newton fut le mauvais génie qui contribua sans doute le plus à la démolition du cosmos hiérarchisé et diversifié dans lequel l’homme antique ou médiéval pouvait loger sans obstacles toutes les dimensions et toutes les facettes de sa personnalité. L’idée que tout était connaissable, devint dominante : il suffisait d’attendre le progrès quasi-mécanique de la science.

Et l’homme, ce microcosme résumant et réfléchissant le macrocosme, subit par contre-coup le même aplatissement, à ce point que les « sciences humaines » se font un devoir et presque une gloire d’appliquer à leur objet, pourtant rebelle, les mêmes outils mathématiques ou statistiques qui ont si bien réussi dans les sciences physico-chimiques.

Mais dans un univers conçu comme une horloge, les êtres et leurs organes ont vocation à n’être plus que des rouages.
Et la gloire d’un rouage n’est autre que l’usage auquel on le fait servir. On passe de plain-pied de la formule définissant en mécanique le travail comme le produit d’une force par un déplacement, aux formules économiques de Ricardo ou de Marx considérant le travail humain comme le produit d’une force de travail par un temps de travail, et de là aux totalitarismes du 20ème siècle. Cette absurde réduction de la vie des entreprises à une simple multiplication vient encore de sévir chez des technocrates français qui ont cru pouvoir créer des emplois en diminuant la durée du travail !.. Un tel simplisme, un tel exemple de « pensée magique », un tel oubli de la nature éminente et complexe de tout homme, fût-il simple « travailleur », serait criminel s’il n’était l’application – dans un domaine particulier – d’une dérive générale de la vision du monde, faisait passer tout le réel sous les fourches caudines de la quantité, de l’horizontalité et de la matérialité.

« Le monde est désormais sans mystère », déclarait triomphalement Berthelot en 1885, après avoir constitué les bases de la chimie organique. Secrétaire de l’Académie des Sciences, il ne réclamait plus que « quelques dizaines d’années pour achever la science » !..

Or ce bel optimisme, qui s’était traduit dans les masses (et même chez les dirigeants) par une croyance dans un progrès social quasi automatique, est aujourd’hui retombé. Le rayonnement fulgurant traversant le ciel d’Hiroshima s’était mué en un nuage de poussière radioactive obscurcissant l’horizon. A peine entrevu, le sourire de la paix tournait au rictus : la tranquillité escomptée prenait le visage d’un équilibre entre deux terreurs. Même le développement industriel pacifique, avec la pollution, allait bientôt charger l’avenir de menaces imprévues.

Dans un premier temps on aurait pu croire que la science garderait son statut d’ouvrière impeccable toute au service de l’humanité, laissant à la technique et aux ingénieurs la responsabilité des catastrophes annoncées.2 Mais avec les biotechnologies, et singulièrement les OGM3, ou avec les « nanotechnologies »4, un fait nouveau de grande portée apparaît : le « connaître » ne se distingue plus du « faire ».

Il ne s’agit plus d’expérimenter afin de valider nos hypothèses sur la nature des choses, nos « modèles » subjectifs d’une réalité objective, c’est l’objet lui-même qui se crée dans l’expérimentation. L’homme artisan, Homo faber dont l’art transformait la nature (et d’autant mieux qu’il en respectait l’être), devient un démiurge véritable. Selon le mot de Jean-Pierre Dupuy5 dans sa conférence d’ouverture des Premières Rencontres « Science et Décideurs » au Futuroscope de Poitiers, le 28 novembre 2003 : « le problème n’est plus de savoir jusqu’à quel point on peut ou on doit « transgresser » la nature. Le problème c’est que la notion même de transgression  est sur le point de perdre tout son sens (…) Ce n’est plus seulement en faisant des expériences sur elle, ce n’est plus seulement en la modélisant, que les hommes désormais connaîtront la nature. C’est en la re-faisant. Mais du coup, ce n’est plus la nature qu’il connaîtront, mais ce qu’ils auront fait. Ou plutôt c’est l’idée même de nature, donc de donné extérieur à soi qui apparaîtra comme dépassée. »

Or les perspectives fabuleuses que laissent entrevoir ces nouvelles technologies, ne soulèvent d’enthousiasme que chez ceux qui s’y adonnent. Plus personne ne croit un instant que le sort de l’humanité en sera vraiment amélioré.

L’écart est trop manifeste, entre les promesses de l’ère industrielle et la réalité quotidienne de nos sociétés : les effets pervers du progrès, ont frappé l’organisme social comme les maladies de dégénérescence atteignent une population vieillissante.

La crise de la vache folle a montré comment les Comités scientifiques tranchaient volontiers dans le sens des intérêts économiques. Pour les OGM ou pour les nanotechnologies, les mêmes têtes se retrouvent inévitablement avec la toque de l’expert et la casquette de l’ingénieur. Même un partisan de ces techniques comme Jean-Pierre Dupuy, hostile à tous les freins qu’il pressent du côté des religions, englué dans une vision scientiste du monde qu’il croit sans alternative, a conscience de cette divergence croissante entre la société et ces savants qui s’éclipsent à l’heure des responsabilités : « La communauté scientifique, déclare-t-il dans sa conférence, se retrouve prisonnière du double langage qu’elle a souvent pratiqué dans le passé. Lorsqu’il s’agit de vendre son produit, les perspectives les plus grandioses sont agitées à la barbe des décideurs. Lorsque les critiques, alertés par tant de bruit, soulèvent la question des risques, on se rétracte : la science que nous faisons est modeste ; le génome contient l’essence de l’être vivant mais l’ADN n’est qu’une molécule comme une autre – et elle n’est même pas vivante !.. Grâce aux OGM, on va résoudre une fois pour toutes le problème de la faim dans le monde, mais l’homme a pratiqué le génie génétique depuis le Néolithique… Les nanobiotechnologies permettront de guérir le cancer et le Sida, mais c’est simplement la science qui continue son bonhomme de chemin… Par cette pratique du double langage, la science ne se montre pas à la hauteur de sa responsabilité.

Aujourd’hui le lobby nanotechnologique a peur. Il craint que son opération de relations publiques aboutisse à un ratage encore plus lamentable que celui qu’a connu le génie génétique.

Avec la conférence d’Asilomar en 1975, les choses avaient pourtant bien commencé pour la communauté scientifique, du moins le croyait-elle.

Elle avait réussi à se donner le monopole de la régulation du domaine. Trente ans plus tard, le désastre est accompli. La moindre réalisation biotechnologique fait figure de monstruosité aux yeux du grand public. Conscients du danger, les nonotechnologues cherchent une issue du côté de la « communication » : calmer le jeu, rassurer, assurer l’ « acceptabilité ». ce vocabulaire de la pub a quelque chose d’indécent dans la bouche des scientifiques. »

Mais Jean-Pierre Dupuy ne comprend pas que cette crise de confiance entre la communauté scientifique (à laquelle il s’identifie) et la société (qu’il continue de toiser de haut), appelle une remise en cause de l’activité scientifique elle-même. Outre qu’on ne peut servir deux maîtres à la fois, surtout si Mammon est l’un des deux, on ne peut tout simplement « servir » quelqu’un si on prétend connaître mieux que lui ce dont il a besoin. Or les besoins criants sont très simples, au Nord comme au Sud, qui concernent le travail, l’insécurité, la qualité des aliments, le pouvoir d’achat, l’atmosphère irrespirable des villes, etc… Pierre-Gilles de Gennes, Prix Nobel de physique en 1991, a bien vu cette nécessité de recentrer la recherche scientifique sur la vie quotidienne : « Les chercheurs doivent aussi proposer et imaginer des solutions concrètes à des défis réels, pour limiter la pollution automobile, par exemple… La peinture non toxique est un bon exemple de découverte qui exigera un enchevêtrement de domaines divers et des compétences tous azimuts. Car faire une peinture à l’eau non toxique et qui résiste aux intempéries n’a rien d’évident… Et puisque l’économie semble dominer notre quotidien, autant essayer de vraiment la comprendre. »6

Il ne suffit plus de dire que la science est au service de l’humanité, il faudrait maintenant le faire. Mais les scientifiques du vingt-et-unième siècle, presque tous salariés, n’ont plus la liberté d’action qui fut celle de Lavoisier ou même d’Edison.

A vues humaines, on n’entrevoit donc guère comment cette voie d’humilité salvatrice qui rétablirait la science dans une position de dialogue avec les hommes et leurs besoins, pourrait de nouveau s’ouvrir. Même si elle demeure la vertu de quelques chercheurs, l’humilité tarirait pour le groupe sa source de financement. C’est donc à une vaste remise en cause que la science et la société technologique se trouvent acculées.

L’astronome royal Sir Martin Rees, qui occupe la chaire de Newton à Cambridge, vient de publier un livre au titre significatif : Notre siècle terminal7. Devant la destruction de la biodiversité et des équilibres climatiques, la prolifération du nucléaire, le génie génétique et les nanotechnologies, Martin Rees donne à l’humanité une chance sur deux seulement de survivre au vingt-et-unième siècle, en raison du risque de voir les objets techniques échapper à tout contrôle, soit par erreur, soit par terreur. Ce n’est donc pas l’émotion mais la raison la plus calculatrice, celle des physiciens et des mathématiciens, qui croit observer chez l’homme « une espèce en voie de disparition »8.

Mais comment éviter la catastrophe annoncée sans sortir de cette vision strictement scientifique du monde, qui s’obstine  à méconnaître les fossés séparant l’inerte et le vivant, la matière et l’esprit, puis la pensée et le sentiment, menant ainsi à une vie absurde pour l’homme et à l’impasse pour la société ?

Au lieu de persister à tout réduire au géométrique et au « connu » manipulable, revenons au contraire à une vision de l’univers comme Création divine, ouvrons-nous aux mystères de l’inépuisable finalité que Dieu a mise en chaque être et faisons reposer le développement, non sur la dénaturation à l’aveugle de la Création, mais sur la confiance dans l’Intelligence supérieure qui nous a voulus !

Car il y a dans les êtres et les choses une finalité qui précède l’usage que l’homme envisage d’en faire, et la sagesse serait de s’y conformer au lieu de la tordre à des desseins qui ne sont pas de véritables besoins.

L’oubli du Créateur nous a rendus esclaves d’un « progrès » orgueilleux et sinistre. Mais il ne tient qu’à nous d’accueillir avec joie l’offre imméritée de collaboration que Dieu adresse à notre intelligence. Telle est la splendide conversion collective à laquelle l’humanité devra son salut, s’il en est encore temps.


1 cf. Alexandre Koyré, Etudes d’Histoire de la pensée scientifique, Paris, Gallimard, 1973, p.170.

2 Il suffit de voir comment Einstein passe pour un éminent pacifiste, alors que sa lettre du 2 août 1939 à Roosevelt joua un rôle décisif dans le développement de la bombe atomique.

3 cf. Le Cep n°9, Faut-il avoir peur des OGM ? et n°22, L’agriculture  transgénique est inutile.

4 Les nanotechnologies opèrent à une très petite échelle, comme pour les matériaux composites de la micro électronique, avec l’ambition d’arriver à l’atome individuel. On aboutirait à la création de parcelles de matière entièrement contrôlées.

5 J.-P. Dupuy, Ingénieur Général des Mines, professeur à l’Ecole Polytechnique et à l’Université américaine de Stanford, est notamment l’auteur de The Mechanization of the Mind (La mécanisation de l’esprit, Princeton University Press, 2000). Depuis 2001 il est chargé par la Commission de Bruxelles, dans le cadre d’un groupe d’experts « de haut niveau », d’élaborer une réponse européenne au plan américain de développement des NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, technologies de l’Information et sciences Cognitives).

6 Entretien avec P.G. de Gennes, Science et Avenir, Janvier 2000

7 Sir Martin Rees, Our find century, Basic Books, New York, 2003. Sous-titre : L’avertissement d’un scientifique : comment la terrer, l’erreur et la catastrophe écologique menacent l’avenir de l’humanité dans ce siècle sur la terre et au-delà.

8 Bill Joy (l’inventeur du programme Java, le langage d’Internet), Why the future doesn’t need us (Pourquoi l’avenir n’aura pas besoin de nous), Wired, avril 2000.

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