L’expérience de Lignières-en-Berry

Par Robert Schreiner

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L’expérience de Lignières-en-Berry1

Résumé : Des monnaies fictives, créations éphémères et gratuites, ont déjà sauvé des économies malades, avec pour seule posologie leur circulation à tout prix, pour rétablir et vivifier les échanges vitaux. Dans les années 1950, le village français de Lignières-en-Berry en a fait l’extraordinaire expérience.

        Les pouvoirs de l’argent ne seraient-ils obscurs que pour les financiers et les économistes ? L’expérience vécue que nous allons vous relater tiendrait à le confirmer : quelques précurseurs ont exploité les mécanismes monétaires pour leur profit et celui de leur collectivité.

        C’est dans le numéro de mai 1958 de la revue “Science et Vie” que l’on peut trouver le plus facilement un récit de cette expérience. L’auteur, Etienne Dugue a titré : “La monnaie accélérée“. Quelques sous-titres en extraient la sensationnelle substance : “50 000 francs (anciens) font vivre tout un village“, “Deux fauchés tiennent tête à la Banque de France“, “La Révolution économique la plus audacieuse tentée en France depuis John Law“. Voilà qui incite à aller plus loin…

        Petit bourg du Cher, non loin de Saint-Amand-Montrond, Lignières-en-Berry comptait 3.500 habitants au siècle dernier. En 1956, il n’en reste plus que 1.775. Sans eau potable ni égouts, le village n’est plus la cité prospère de jadis . L’ouvrier n’y trouve plus de travail. L’artisan dépérit, les valeurs mobilières s’effondrent, le jeune paysan abandonne sa terre, le commerçant attend un client qui ne vient pas, l’exode des jeunes s’amplifie.

        Georges Lardeau, directeur de cinéma, et Pierre Tournade, maire du village,  cherchent des remèdes à la situation. Ils décident de faire distribuer des bons de ristourne les jours de foires et de marchés, ce afin d’encourager les fermiers des environs à effectuer leurs achats en ville. Las ! Les bons restent stockés au fond des tiroirs, tout comme les billets de banque.

        Ces bons révélèrent le mal dont souffrait Lignières : une mauvaise circulation de l’argent.

“Le sauveur”

         Un ancien joaillier, nommé Soriano, ayant lu Gesell et tenté une expérience dans la région niçoise dans les années 30, entendit parler de l’expérience de Lignières et vint conseiller ses promoteurs. Cet homme avait percé le mystère de la prétendue “valeur” de l’argent et découvert que l’étalon-or était un mythe. Soriano constate que, lorsque la quantité d’argent en circulation ne correspond pas à l’accroissement de la production de  richesse réelle, il y a déséquilibre pouvant mener au désastre économique. Ce qui est bêtement évident : si tout le monde économisait tout son argent, tout le commerce et toute l’industrie seraient immédiatement paralysés.

         Le joaillier constate aussi qu’il n’y a pas d’activité sans profit ; mais il ne distingue pas le profit réel (les matières, les services, le bien-être) du profit symbolique : l’argent. Lacune qui empêcha peut-être ses théories de franchir les feux de la rampe. Mais il sait qu’il n’y a pas de profit (symbolique) sans échange et que des échanges fructueux impliquent une circulation constante de l’argent. Plus l’argent circule, plus la prospérité est grande, en déduit-il.

         Conséquence des constatations précédentes, il faut donc pénaliser l’immobilisation de l’argent ! C’est donc le contraire du principe du bas de laine.

         L’idée de Soriano n’était pas originale : la SNCF, après la guerre, avait exploité ce système ! Elle taxait toute marchandise qui n’était pas immédiatement déchargée. Le résultat fut foudroyant : avec moitié moins de wagons qu’avant guerre, le tonnage transporté par kilomètre fut triplé.

         Constatation qui permit à Soriano de faire l’analogie suivante : “L’argent n’est rien en soi ; il sert uniquement de véhicule à la richesse (réelle). Le billet qu’on thésaurise, qu’on met dans un bas de laine , est comme un wagon abandonné sur une voie de garage avec toute sa marchandise !”

         Notre trio se mit donc à émettre une “monnaie” originale appelée : “bons d’achats“. Au dos de chaque bon, il y avait douze cases. Chaque mois, son possesseur devait y coller un timbre de 1 % de sa valeur pour qu’il reste utilisable. C’était la taxe sur l’inertie. On avait donc intérêt à se débarrasser au plus tôt du “bon” soit en le dépensant, soit en l’échangeant contre sa valeur en argent officiel, opération qui exigeait le payement d’une taxe de 2 %. Cet échange se faisait au siège de la “Commune libre de Lignières-en-Berry”, forme d’association permettant d’organiser légalement la diffusion des “bons” qui étaient, par ailleurs, garantis par une somme déposée en banque.

         Le premier bon fut passé à la quête du dimanche ! En moins de deux heures, il revint trois fois, pour échange, à la Mairie de la “Commune Libre”. Les gens n’avaient pas confiance dans ce bout de papier. Puis, peu à peu, les petits billets, lâchés au compte-gouttes, furent pris d’une véritable fièvre circulatoire. Ce fut le succès ! Fermiers et grossistes adhérèrent au système et acceptèrent les bons en paiement de leurs fournitures,  cochons, œufs, volailles, lait, etc. Ils remployaient les bons pour régler leurs achats en ville. Les transactions se sont accélérées. Ainsi, on cite le cas d’un bon de 300 F revenant chez le même commerçant trois fois en moins de deux heures !

         Pour les commerçants, les affaires reprenaient enfin. Et ils ne se plaignirent pas d’avoir à payer 1 % sur les bons restant en caisse à la fin du mois : leur 30 % de bénéfices compensèrent largement cette dépense. Quant aux salariés, ils pouvaient échanger leur salaire contre des bons, avec une prime de 5 %. Cette trouvaille fut populaire : elle augmentait aussitôt le pouvoir d’achat de 5 % ! Et cette prime était facilement financée par la taxe mensuelle de 1 %.

Les ennuis

         Sur demande de la Banque de France, la police judiciaire vint enquêter : l’Etat, seul, a le droit de frapper monnaie.

         Mais les bons étaient irréprochables et le dépôt de couverture bien solide (Il était devenu inutile en pratique ; ce n’était qu’une concession à la loi). En examinant les billets, que virent les inspecteurs ? Au recto : la devise “A coeur vaillant rien d’impossible” et, en filigrane : “Si tous les gars du monde voulaient se donner la main“, avec la signature des responsables de la commune libre.

         Au verso, se trouvait l’emplacement pour les timbres et deux slogans : “L’argent est trop difficile à gagner, il ne faut pas le gaspiller“, et : “Utilisez les bons d’achats, épargnez la monnaie de l’Etat“.

         Cette dernière formule permit à Pierre Tournade de faire remarquer que l’opération était conforme aux recommandations du ministère des Finances qui, à cette époque, cherchait à développer l’épargne.

         En moyenne, il circulait 50 000 F de bons à Lignières (500 Francs nouveaux) par jour. Une somme ridicule mais suffisante pour les besoins du canton. La circulation était strictement contrôlée. Les responsables pouvaient augmenter ou baisser le montant de la taxe, augmenter ou diminuer le nombre de billets en circulation de façon à “coller” aux besoins de la collectivité et à la conjoncture économique, comme le diraient les spécialistes.

         Qu’est-ce que l’argent ? En écoutant leur intérêt personnel, les Ligniérois ont su mieux répondre que bien des économistes : “c’est le moteur qui fait tourner l’économie”.

         “Notre monnaie, disaient Lardeau et Tournade, a la propriété de  conjuguer l’intérêt individuel avec l’intérêt collectif“.     

         Cette expérience s’est passée en 1956. Aujourd’hui, il ne circule plus de “bons d’achats” à Lignières. Pourquoi l’expérience s’est-elle arrêtée ? G.Lardeau donne la réponse éloquente : “parce que cela marchait trop bien et que le gouvernement français avait peur que l’expérience ne fasse des émules“.

         On peut se demander aussi pourquoi ce système monétaire avantageux, pratique, facilement réalisable, n’a-t-il pas eu d’imitateur ? Pourquoi les économistes ne se sont-ils pas rués à Lignières ? S’il y a des raisons à leur indifférence, à l’incompréhension, à la passivité de tous ceux qui eurent connaissance de cette affaire (nullement discrète), il faut probablement suspecter d’autres causes que les facteurs strictement économiques et financiers.


1 Cet article, ainsi que les deux suivants, est repris d’un dossier de synthèse sur les “systèmes d’échanges locaux” (S.E.L.). Disponible auprès de Silence, 9 rue Dumenge, 69004 Lyon (65 F Franco).

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