Confession d’un psychothérapeute

Par Dr William Coulson

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Résumé : Le témoignage, triste mais plein d’enseignements, qu’on lira ci-dessous est extrait de la revue de l’Action Familiale et Scolaire1. Il reproduit la majeure partie d’un article américain publié dans “The latin Mass”2 et traduit par  M. Christian Bhavsar. Le docteur William Coulson était un disciple de l’influent psychologue américain Carl Rogers, dont il a contribué pendant des années à appliquer la thérapie “non directive”3. En 1964, il devenait chercheur à l’Institut des Sciences du comportement (Western behavioral Sciences Institute) de Rogers à La Jolla (Californie), où ce fut, dit-il, sa tâche “de mobiliser des éléments propres à faciliter l’invasion de la communauté féminine IHM”4 et ensuite de quelques deux douzaines d’ordres, dont les soeurs de la Pitié, les soeurs de la Providence et les Jésuites. Ce ne fut qu’en 1971 qu’il commença à s’interroger sur sa croyance en la psychothérapie, quand les effets destructeurs de celle-ci sur les ordres religieux – et en général sur l’Eglise et la société – lui sautèrent aux yeux. Ayant abandonné ses pratiques lucratives d’alors, le Dr Coulson consacre maintenant sa vie à donner des conférences à des groupes catholiques et protestants sur les dangers de la psychothérapie. Il est aussi le fondateur et directeur du Research Council on Ethnopsychology… Lui et son épouse Jeannie ont sept enfants. Dans cet interview par le Dr William Marrra, le Dr Coulson discute de son rôle dans la destruction d’ordres religieux  et de son revirement ultérieur.

W.M.  – L’histoire commence par votre éducation universitaire, n’est-ce-pas ?

William Coulson – Eh oui ! je suis entré à l’université Notre-Dame à la fin des années 50 pour un doctorat en philosophie, et j’ai écrit ma thèse sur la théorie de la nature humaine selon Carl Rogers. Il y avait à l’époque  une intéressante controverse pour savoir si Rogers, qui était sans doute le psychologue américain le plus éminent de sa génération, croyait que tout homme était foncièrement bon.

Ainsi, je voulus comparer Rogers avec Burrhus F. Skinner, le fameux behavioriste, et avec Sigmund Freud, le fondateur de la psychanalyse.

– Arrêtons-nous ici. Etiez-vous catholique à l’époque ?

– Oh, oui !

– Et l’Université Notre-Dame était-elle catholique ?

– Notre-Dame était catholique ! J’ai reçu une bonne formation en philosophie thomiste.

– Ne vous est-il pas venu à l’esprit que, catholique croyant, vous ne pouviez pas adopter l’idée que l’homme est fondamentalement bon ?

Le péché originel n’avait-il aucun sens pour vous ?

– Il ne m’appartenait pas de critiquer la théorie de Rogers. Je voulais me pénétrer de ce qu’il enseignait ; et après avoir lu tout ce qui me tombait sous la main, je le touchai à l’université du Wisconsin.

– Je vois.

– A cette époque, Rogers était à l’Institut psychiatrique de l’université du Wisconsin. Il avait obtenu une subvention des Instituts Nationaux de la Santé Mentale pour tester sa théorie du conseil non directif.

– Maintenant, traduisez-nous cela en langage courant.

– A l’Université de Chicago, où Rogers a accompli son oeuvre la plus significative, il avait découvert que les jeunes gens qu’il conseillait n’avaient pas en fait besoin qu’il leur donne des réponses, mais qu’ils détenaient en eux-mêmes des réponses.

Après coup, je comprends qu’il s’agissait là de jeunes brillants et bien élevés, car sinon ils n’auraient pu être admis à l’Université. Ils étaient capables de comprendre les choses, mais non de s’écouter penser, tant ils avaient toujours été sensibles à des gens qui leur disaient ce qu’il devaient faire.

Ainsi Rogers avait l’idée que pour soigner ces névrosés, nous devions les renvoyer à leur source interne d’autorité – autrement dit les adresser à leur conscience.

Notez l’hypothèse que les gens ont en fait une conscience !

(…).

– Et donc, pour un thérapeute, il était sensé dire : “Eh bien, qu’en pensez-vous ? Utilisez vos propres convictions de fond” !

– Mais Rogers n’aurait pas été directif au point de dire : “Appliquez vos convictions propres à la loi éthique”. Il aurait plutôt dit : “Je pense avoir l’impression que ce que vous dites est…”. C’est devenu une caricature depuis, bien sûr; cela fait rire mais c’était réellement le style de Rogers. Cela marchait. Il pouvait s’effacer devant les gens et les laisser en présence de leur conscience.

Vous voyez, en tant que catholique pratiquant, je pensais que c’était très orthodoxe : que Dieu était accessible à quiconque avait une éducation honorable, que chacun pouvait s’écouter, pour ainsi dire, et entendre Dieu lui parler. Je partageais l’idée de William James que la conscience peut donner accès au Saint-Esprit.

– Qui était Rogers en tant que personne ?

– Un être humain terrifiant. Nous avions coutume d’en faire un sujet de plaisanterie, néanmoins. Par exemple, quand j’eus l’occasion de lui serrer la main et d’exprimer ma joie de faire enfin sa connaissance, je dis : “Très heureux de vous rencontrer”. Alors il me regarda et dit : “C’est ce que je vois”. Evidemment, dans une conversation classique, on échange les amabilités d’usage : “C’est également un plaisir pour moi”. Mais Rogers pensait peut-être que je pouvais utiliser un peu de thérapie.

Cela marche, vous savez ; on y succombe assez facilement. Nous avons corrompu un tas d’ordres religieux sur la côte Ouest dans les années 60 en incitant les religieuses et les prêtres à parler de leur détresse.

– Parlez-nous en. Ce peut être la confession franche du psychologue catholique William Coulson.

(…)

– Une fois arrivé au Wisconsin, je m’associai à Rogers dans son étude de psychothérapie non directive pour gens normaux. Nous avions l’idée que ce qui était bon pour les névrosés était bon pour les gens normaux. Eh bien, les gens normaux du Wisconsin ont prouvé combien ils l’étaient, en refusant de jouer, dès qu’ils ont compris ce que nous voulions. Personne ne désirait essayer. Ainsi, nous passâmes en Californie.

– Ce devait être le bon choix.

– Je m’attendais à cette réflexion. Ce fut ma première erreur que de chercher des gens normaux en Californie. Mais nous trouvâmes les soeurs du Coeur Immaculé de Marie, les IHM. Elles consentirent à nous laisser pénétrer dans leurs écoles et travailler avec leur faculté normale et avec leurs étudiants normaux, donc à influencer le cours de la vie de famille catholique normale. Ce fut un désastre.

– De quelle année parlez-vous en gros ?

– 1966 et 1967. Il existe un livre sinistre, intitulé “Religieuses lesbiennes-Révélations“, qui étudie une partie de notre impact sur les IHM et les autres ordres qui firent des expériences analogues à ce que nous appelions “sensibilité” ou “rencontre  “. Dans un chapitre du livre, une ex-religieuse du Coeur Immaculé décrit l’été 1966 quand nous réalisâmes l’étude-pilote dans son ordre.

– “Nous” signifie vous et Rogers ?

– Rogers, moi et par intermittence 58 autres, car nous étions 60 opérateurs. Nous avons inondé le système de philosophie humaniste. Nous l’appelions la thérapie pour gens normaux. Les IHM avaient quelques 60 écoles quand nous débutâmes ; à la fin il en restait une. Elles étaient environ 560 religieuses au commencement. Moins d’un an après nos premières interventions, 300 demandaient à Rome de les relever de leurs voeux. Elles ne voulaient plus être sous l’autorité de personne, sauf celle de leur impérial moi.

Suit un exemple de conduite scabreuse à laquelle la thérapie “non directive” a conduit deux religieuses IHM. L’une d’elles éprouve quelque remords et va trouver un prêtre. Mais celui-ci est déjà passé entre les mains de l’équipe Rogers… et renvoie la religieuse à sa conscience.

– Mais pour atténuer votre culpabilité, Dr Coulson, les psychologues ne savent pas ce qu’ils font quand on en vient à ce qu’il y a de plus profond dans l’homme ; et on pourrait penser que l’Eglise catholique, elle, avec 2000 ans d’expérience, sait de quoi il retourne. Ce prêtre partage la culpabilité avec vous.

– Si seulement il avait tout de suite traité le mal !… Mais il s’exprime comme Rogers : “Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?” et non pas ” qu’est-ce que cela signifie pour moi ?” ou pour Dieu ? Le prêtre ne savait plus où il en était dans son rôle de confesseur. Il le considérait comme personnel et il se consultait lui-même pour conclure : “Je suis dans l’incapacité de vous juger”.

Mais ce n’est pas cela la confession. Il ne s’agit pas du prêtre en tant que personne, prenant une décision pour le “patient”, mais bien plutôt de ce que Dieu dit. En réalité Dieu a déjà jugé ce cas. Le prêtre aurait dû répondre : “Vous avez bien raison de vous sentir coupable” ; et ajouter : “Allez et ne péchez plus”.  Au lieu de quoi, il lui a dit que c’était à elle de décider.

– Bon, pourquoi avez-vous choisi d’abord l’ordre des IHM ? Ou bien vous ont-elles choisi ?

– Eh bien, elles nous poussaient vraiment. Avant tout, elles étaient progressistes. Une parente éloignée d’un des collaborateurs de Rogers au Wisconsin était membre de la communauté.

A cette époque, nous étions à l’Institut des sciences du comportement de l’Ouest (WBSI) à La Jolla, qui est un faubourg de San Diego. En tant que catholique, je fus chargé d’exploiter cette relation. Je pris la parole à la conférence californienne des supérieures générales des ordres religieux féminins et je montrai un film de Carl Rogers faisant de la psychotérapie.

– Et la réputation de Rogers avait déjà grandi?

– Oh, oui. Rogers avait grande réputation. Il était ancien président de l’Association américaine de psychologie ; il avait remporté sa première récompense officielle “Distinguished Scientific Contribution Award”. Et le WBSI servait aussi d’accueil occasionnel à Abraham Maslow, l’autre grande figure de la psychologie humaniste.

– Qu’entendez-vous par psychologie humaniste ?

– Eh bien, on l’appelle aussi psychologie de la troisième force. Maslow s’y référait comme étant la Psychologie 3. Il voulait par là s’opposer à Freud, qui personnifie la Psychologie 1, et à Skinner et Watson, représentant le behaviorisme qui est la Psychologie 2.

Nous, catholiques, qui nous trouvions impliqués là, pensions que cette troisième force tiendrait compte des données catholiques. Autrement dit, elle tiendrait compte du fait que chaque personne est précieuse, que nous ne sommes pas tous aussi corrompus que Freud le voudrait, ni, comme une table rase, disponibles pour être conditionnés au gré des behavioristes ; mais nous avons plutôt -en tant que créatures humaines- vocation à la gloire éternelle, puisque nous sommes les enfants d’un Créateur qui nous aime et qui a, pour chacun d’entre nous, un dessein merveilleux.

– Cela pouvait être séduisant même pour les catholiques qui pouvaient écarter les deux autres psychologies d’un revers de mains. Poursuivez maintenant l’histoire des IHM.

– Comme je viens de le dire, elles étaient assez progressistes, mais certaines religieuses de la hiérarchie s’inquiétaient quelque peu de l’impact de la psychologie séculière venue de La Jolla. Aussi, je rencontrai presque toute la communauté, qui s’était rassemblée dans un gymnase de la High School du Coeur Immaculé à Hollywood, un jour d’avril 1967. Je déclarai: “Nous avons déjà réalisé l’étude-pilote. Maintenant, nous voulons vous intégrer dans le système de l’auto-exploration non-directive.

C’est ce que nous appelons groupe de rencontre, mais si le terme ne vous plaît pas, donnons-en un autre. Nous l’appellerons “groupe de personnes”.

Ainsi, elles nous donnèrent leur approbation et leur confiance, ce dont je suis en partie responsable, car elles pensaient : “Ces gens-là ne sauraient nous faire du mal : le coordonnateur du projet est catholique”. Rogers cependant était le principal artisan, le cerveau du projet et sans doute était-il anti-catholique ; à l’époque, je ne le comprenais pas, probablement parce que je l’étais moi aussi.

Tous deux nous avions une prévention contre la hiérarchie. J’étais en phase avec Vatican II et je pensais : “Je suis l’Eglise ; je suis aussi catholique que le Pape. Le Pape Jean XXIII n’a-t-il pas voulu qu’on ouvrît les fenêtres pour prendre l’air ? Nous voici !”. Nous nous mîmes au travail et, en un an, ces religieuses voulurent renoncer à leurs voeux.

– Comment avez-vous fait, seulement avec des conférences ?

– Oui, il s’agissait de conférences et nous avons organisé des ateliers pour leur faculté, uniquement pour les volontaires. Nous ne voulions forcer personne à ce processus, ce qui soulignait avec éclat combien nous étions bons.

– Mais, au départ, vous avez eu une session plénière pour la communauté.

– Il s’agissait de ma conférence. Je leur dis ce que nous voulions faire et leur montrai un film sur un groupe de rencontre, qui semblait très digne. Les gens de ce film paraissaient meilleurs à la fin de la session qu’au début ! Ils étaient plus ouverts, moins trompeurs, ils ne cachaient plus les opinions qu’ils avaient les uns des autres ; s’ils ne s’aimaient pas, ils étaient portés à le dire, et de même s’ils ressentaient une attirance mutuelle.

Rogers et moi fîmes une cassette résumant ce projet ; je parlai de certains effets à court terme et j’affirmai que quand des gens font ce qu’ils veulent profondément faire, ce n’est pas immoral. Eh bien, nous n’avions pas attendu assez longtemps. Le livre sur les religieuses lesbiennes, par exemple, n’était pas encore sorti, nous n’avions pas encore reçu de rapports sur l’épidémie de cas de séduction en psychothérapie, qui devint virtuellement monnaie courante en Californie. Nous avions entraîné des gens qui n’avaient pas la discipline innée que son éducation fondamentalement protestante donnait à Rogers. Ils pensaient qu’être eux-mêmes signifiait laisser libre cours à la libido.

Maslow ne nous avait pas mis en garde là-contre. Il croyait au mal, mais nous non. Il disait que notre problème tenait à notre erreur totale sur le mal. C’est une citation du journal de Maslow, qui survint trop tard pour nous arrêter. Son journal sortit en 1979 et nous avions alors accompli nos ravages.

Maslow considérait comme dangereuse notre façon de penser et d’agir comme s’il n’y avait dans le monde ni paranoïdes, ni psychopathes, ni salopards pour provoquer le gâchis.

Nous créâmes un modèle réduit de société utopique, le groupe de rencontre. Tant que Rogers et ceux qui craignaient son jugement restèrent présents la situation fut correcte, car personne ne faisait de sottises en présence de Rogers. Il gardait les gens dans l’axe ; c’était une force morale. Les gens en fait consultaient leur conscience et il semblait que tout allait pour le mieux.

– Mais, une fois ces 560 religieuses démolies dans leurs groupes de rencontre, combien de temps a-t-il fallu pour que le mal se déclare ?

– Eh bien, dans l’été 1967 les IHM devaient tenir leur chapitre. Comme tous les ordres religieux, elles avaient été incitées à réévaluer leur mode de vie et à le mettre davantage en conformité avec les charismes de leur fondateur. Ainsi elles étaient mûres pour nous. Elles étaient mûres pour une introspection profonde avec l’aide de psychologues humanistes. Nous avons détruit leurs traditions, nous avons détruit leur foi.

– Sur les 560 (religieuses IHM), combien en reste-t-il ?

– Il y a des soeurs à la retraite dans la maison-mère de Hollywood  ; il y a un petit groupe de féministes radicales qui animent un autre centre de théologie dans une boutique de Hollywood (…).

– Mais quant à l’ensemble de l’ordre, le Coeur Immaculé de Marie – qui faisait naguère marcher toutes ces écoles – qu’en est-il ?

– Il reste quelques soeurs à Wichita, auxquelles j’ai rendu visite et qui reviennent à leur tradition de religieuses enseignantes, et il y en a quelques autres qui font de même à Beverley Hills. En tout et pour tout, cela doit faire deux douzaines, en dehors desquelles toutes les autres se sont dispersées.

– Et le campus du collège ?

– Il a été vendu. Il n’y a plus de Collège du Coeur-Immaculé… Il a cessé de fonctionner à cause de nos bons offices. Une mère, qui retirait sa fille avant la fermeture, disait : “Vous savez, au collège d’Etat elle perdra la foi tout aussi bien, mais gratis”.

Nous avions un contrat de trois ans, mais nous avons arrêté l’étude au bout de deux ans, parce que nous étions alarmés des résultats. Nous avions pensé rendre les IHM meilleures qu’elles n’étaient et nous les avions détruites.

– Avez-vous exécuté ce genre de programme ailleurs ?

– Nous avions mis en oeuvre des programmes similaires pour les jésuites, les franciscains, les soeurs de la Charité de la Providence et les soeurs de la Merci. Nous avons vu des douzaines d’organisations catholiques, parce que – comme vous vous en souvenez – dans l’enthousiasme d’après Vatican II, tout le monde voulait se mettre à jour, tout le monde voulait se rénover ; et nous offrions un moyen de rénovation, sans avoir à se soucier d’étudier. Nous disions : “Nous allons vous aider à faire votre introspection. Après tout, Dieu n’est-Il pas dans votre coeur ? N’est-il pas suffisant d’être vous-même et ainsi ne serez-vous pas bon catholique ? Et si cela n’arrive pas, c’est que peut-être vous n’auriez pas été non plus bon catholique dans votre premier état”. Eh bien, au bout d’un moment, il ne restait plus beaucoup de catholiques.

– Bien. Vous avez mentionné que les ordres religieux avaient reçu mandat de Vatican II de se rénover selon l’esprit originel de leur fondateur, ce qui eût été merveilleux.

– Oui.

– Par exemple, l’esprit originel des jésuites, c’était saint Ignace de Loyola…

– Assurément. A propos de saint Ignace, j’ai apporté une lettre que Carl Rogers reçut, après que nous ayons fait un atelier à l’université jésuite durant l’été 1965.

Un des jeunes jésuites, sur le point d’être ordonné, écrivit ceci pour avoir côtoyé Rogers pendant cinq jours dans un groupe de rencontre :

“Cela semblait la splendide naissance à une existence nouvelle. C’était comme si tant des choses que j’estimais en parole m’étaient maintenant devenues véritables en fait. Il est extrêmement difficile de décrire l’expérience. Je n’avais pas saisi combien j’était inconscient de mes sentiments les plus profonds, ni combien ils pouvaient être précieux pour autrui.

C’est seulement quand je commençai à exprimer ce qui se levait quelque part au plus profond de moi-même et quand je vis des larmes aux yeux d’autres membres du groupe – parce que j’exprimais quelque chose de si véritable pour eux aussi – c’est donc seulement là que j’ai commencé à sentir réellement que j’étais membre à part entière de la race humaine. Jamais de toute ma vie avant cette expérience de groupe, je ne m’étais expérimenté moi-même aussi intensément ; et alors avoir ce moi ainsi ratifié et aimé par le groupe , lequel à ce moment était sensible et réagissait à l’expression de mon conditionnement, fut comme si je recevais un cadeau…”

– “Réagissait à l’expression de mon conditionnement ?”

– “Mon conditionnement”. Mais qu’est-ce donc que son conditionnement?.. Eh bien, son conditionnement, c’est entre autres sa doctrine catholique. Car si vous faites votre introspection et que vous trouvez le Credo, par exemple, il se peut qu’on vous dise : “Oh, vous n’êtes que le petit garçon à sa maman, n’est-ce pas ? Vous faites juste ce que l’on vous a appris à faire. Ce que je veux entendre, c’est ce qui sort de votre moi réel”.

La preuve d’authenticité, selon le modèle de la psychologie humaniste, c’est d’aller contre tout ce à quoi vous avez été éduqué, d’appeler tout cela artifice, conditionnement, et de dire ce qu’il y a au plus profond de vous-même. Cependant ce qu’il y a au plus profond de vous-même consiste en convoitises inassouvies, dont les convoitises de la chair. Nous avons provoqué une épidémie de dévergondage parmi le clergé et les thérapeutes.

– Et cela semble justifié par la psychologie, qui est censée être une science. Or  les documents de Vatican II ne sont jamais lus, mais contiennent de belles et profondes affirmations.

Il s’y trouve aussi des naïvetés, dont cette assertions que la théologie devrait tirer profit des idées de la science sociale contemporaine. Je ne sais plus de quel document il s’agissait, mais il vous donnait carte blanche.

– C’est juste. Je vais vous dire ce que Rogers en était arrivé à voir et il arriva à le voir assez vite, car il aimait vraiment ces femmes. Je vais le citer d’après un enregistrement que lui et moi réalisâmes en 1976 :

“J’y ai perdu mon intuition. Eh bien, je suis monté dans cette galère et regardez où elle nous amène ; je ne sais même pas où cela nous conduit. Je n’ai pas la moindre idée de ce qui va s’ensuivre. Et je me suis réveillé le lendemain matin si déprimé que je pouvais à peine le supporter. Et alors j’ai compris  ce qui était faux. Oui, j’ai démarré cette chose et maintenant regardez où elle nous amène. Où va-t-elle nous amener ? Ai-je lancé quelque chose qui serait faux sous quelques aspect fondamental, et qui va nous fourvoyer dans des sentiers que nous regretterons ?”.

– Il faut porter à son crédit que lui du moins avait des remords de conscience ; tandis que les autres ordres – comme les jésuites – même quand ils ont vu que les IHM avaient presque disparu, ont quand même invité la même équipe à opérer chez eux.

– Oh ! oui. Mais en réalité, nous avons commencé avec les jésuites avant de le faire avec les soeurs.  Nous avons tenu notre premier atelier avec les jésuites en 1965. Rogers reçut deux doctorats d’honneur d’universités jésuites. Ils pensaient que nous étions des sauveurs. Je ne sais si vous vous le rappelez, mais en 1967 les jésuites eurent une grande conférence à Santa Clara, où l’on parla beaucoup de la “troisième voie”.

– Vous en étiez aussi ?  Cela touchait au style de vie.

– Oui, le style de vie. Nous n’intervenions pas directement comme consultants à cette conférence, mais nous influencions l’opinion.

– Qu’est-ce que la troisième voie ?

Les deux premières voies sont le mariage loyal et le célibat loyal. Mais, à ce moment là, se présentait cette voie humaine, bien trop humaine comme je le vois aujourd’hui. L’idée était que les prêtres pouvaient fréquenter l’autre sexe. Un prêtre par exemple me donna cette définition de son célibat : “Il signifie que je n’ai pas à épouser la fille”.

– Seul un jésuite a pu dire cela.

– Dans le cas d’espèce, ce n’était pas un jésuite. Je pense que les jésuites seraient capables de rebondir parce qu’ils avaient de si puissantes traditions propres, et que si Dieu veut, ils veulent.

Un livre intéressant sur toute cette question s’intitule “Les jésuites réformés“, du père Joseph Becker. Il passe en revue l’effondrement de la formation jésuite entre 1965 et 1975.

La formation jésuite s’est virtuellement désagrégée et le père Becker discerne bien l’influence des rogériens. Il cite nombre de maîtres des novices jésuites qui prétendaient que l’autorité au nom de laquelle ils agissaient – ou n’agissaient pas – était Carl Rogers. Avec ces doctorats d’honneur, je pense qu’ils voulaient le créditer de la manière de vivre jésuite.

– Mais pensez-vous qu’il y avait des effets bénéfiques à court terme? Vous semblait-il que vous alliez plutôt dans le bons sens ?

– Eh bien, les prêtres et les soeurs sont devenus plus disponibles pour les gens avec qui ils travaillaient : ils étaient moins éloignés…

Mais nous n’avions pas de doctrine du mal. Comme je l’ai dit, Maslow a vu que nous n’avions pas réussi à comprendre la réalité du mal dans la vie humaine.

Quand nous avons suggéré aux gens qu’ils pouvaient se fier à leurs impulsions, ils ont compris que nous voulions dire qu’ils pouvaient se fier à leurs mauvais élans, lesquels n’auraient pas été vraiment mauvais.

Mais ils étaient vraiment mauvais. Ce fut un nouveau coup pour Rogers dans les années 1970, lorsque des rumeurs se mirent à circuler sur un groupe, qui avait essaimé du nôtre. A l’époque nous étions devenus le Centre pour les études de la personne à La Jolla, après être sorti du WBSI;  et au même moment un autre groupe en essaima, qui s’appelait Centre pour la Thérapie de la Sensibilité (Center for Feeling Therapy) à Hollywood. Eh bien, des accusations furent portées contre les gens de ce dernier – dont l’un des trois fondateurs était, pour mémoire, un jésuite qui avait défroqué – et parmi les griefs que l’Etat de Californie fut à même de retenir, il y avait le meurtre de bébés.

A onze reprises, des femmes – devenues enceintes tandis qu’elles se trouvaient à l’intérieur de ce Centre – furent contraintes d’avorter. L’Etat de Californie les accusa de ce crime.

– Etait-ce le cas Roe contre Wade ?1

-Non, cela s’est produit après Roe, mais l’ordre des médecins de l’Etat considéra qu’il était contraire à l’éthique que ces hommes aient forcé des femmes à avorter, alors qu’elles voulaient garder leurs bébés.

– Et c’était un résultat de la thérapie psychologique de la sensibilité?

– Oui. L’idée sous-jacente est que vous ne pouvez pas être à l’écoute de vous-même, si vous entendez le bébé pleurer. Si le bébé a besoin d’alimentation ou si vous êtes distrait par ce qu’il fait, alors vous ne serez plus capable de vous occuper de vous-même. La psychothérapie humaniste, celle qui virtuellement envahit l’Eglise d’Amérique et qui domine tant de formes d’éducation aberrantes – comme pour le sexe et le drogue – considère que la source la plus importante d’autorité réside en vous, que vous devez être à l’écoute de vous-même. Eh bien, si vous portez un bébé sous votre coeur, débarrassez-vous en ! Les femmes qui entraient au Centre de Thérapie de la Sensibilité avec des enfants, étaient forcées de les faire adopter. La seule personne autorisée à avoir un bébé, fut le fondateur principal de l’institution. Tous les autres bébés furent tués ou envoyés ailleurs, au motif qu’il fallait rester en prise avec le moi impérial.

– Quelle est votre expérience en éducation sexuelle ?

– Nous avons retiré nos propres enfants des écoles catholiques quand elles ont commencé à se corrompre.

– Même quand vous étiez encore psychologue rogérien ?

– Oui, ma femme Jeannie a tout le temps gardé son bon sens. La situation n’était pas aussi grave qu’aujourd’hui et nous l’avons vu venir. Les enfants auraient reçu une éducation expérimentale s’ils étaient restés dans ce contexte ; ils n’auraient pas reçu une éducation catholique.

Qui prend le dessus dans l’éducation expérimentale ?

Si vous mettez un groupe d’enfants en cercle pour discuter de leurs expériences sexuelles, qui va avoir les histoires les plus intéressantes à raconter ? L’enfant le plus expérimenté.

Dans quelle direction l’influence va-t-elle s’exercer ? Elle va s’exercer – et le recherche le confirme tant et plus – elle va s’exercer de ceux qui sont expérimentés vers ceux qui ne le sont pas.

Le bilan net de l’éducation sexuelle, dans le style de rencontre rogérienne, se traduit par encore plus d’expérience sexuelle.

– Je pense que nombre de ceux qui lisent ceci commencent à comprendre les ravages causés aux enfants par les soi-disants professionnels.

Comment diriez-vous que Carl Rogers et ses disciples ont influencé l’éducation en général et l’éducation catholique en particulier ?

– Le message de base dit que l’éducation – l’éducation en classe- est une variante de la psychothérapie de groupe.

En 1969, il écrivit un livre intitulé “Freedom to learn” (“Liberté d’apprendre”), qui fut désigné comme la Bible de l’éducation humaniste.

Il préconise “une exploration dans le moi de sentiments de plus en plus insolites et inconnus et dangereux, cette exploration se révélant possible seulement parce que l’individu comprend peu à peu qu’il est accepté sans conditions”.

Eh bien, ceci permet d’expliquer en bonne partie ce qui se passe dans les retraites pour jeunes catholiques de notre époque, et dans l’éducation sexuelle catholique, quand les enfants s’assoient en rond et discutent de leurs sentiments. Ils explorent ce que Rogers a honnêtement caractérisé comme des sentiments de plus en plus dangereux.

– Et les maîtres de retraite ne dirigent plus, ils facilitent .

– Assurément.

(…)

Witz2 a suggéré que nous devrions ajouter ou intégrer à la psychologie, des valeurs anciennes comme le devoir, l’honneur et la responsabilité. Est-ce possible ? Ou bien s’agit-il de modes de pensée incompatibles par nature ?

– Aujourd’hui la psychologie est avant tout la psychologie thérapeutique; et en ce sens il y a incompatibilité.

Car en thérapie vous ne voulez jamais dire à une personne  ce qu’elle devrait être, en particulier sous l’angle moral, ou sinon elle ne vous révélera jamais combien les choses sont noires dans cette perspective.

Je ne doute pas que Paul Witz, homme brillant, capable et pourvu de sens moral, puisse faire ce qu’il suggère comme nécessaire, c’est-à-dire intégrer les concepts moraux traditionnels dans la thérapie.

Mais je vois la thérapie comme fondamentalement opposée à la vie civilisée.

Supposez que vous demandiez à un pianiste compétent ce qu’il fait avec ses doigts. Au cours de la réponse, la musique cesse, puisqu’il ne sait pas ce qu’il fait avec ses doigts.

Et pour analyser, il faut que la musique s’arrête. Si la civilisation est une sorte de musique, elle s’arrête quand chacun est sous thérapie. Malheureusement, nous supposons maintenant que tout un chacun a besoin de thérapie. Même Maslow le disait dans une interview de 1968 pour Life. Il est étonnant qu’aussi tard dans sa carrière il ait encore émis de telles affirmations, alors que la lecture de son journal montre qu’il n’y croyait pas. Il savait combien cette suggestion était nocive.

– Je vois bien ce que vous voulez dire en parlant d’arrêter la musique, mais pourquoi n’y-a-t-il pas là aussi une objection contre la tradition catholique de l’examen de conscience, de la confession, du conseil d’un bon directeur spirituel ?

– C’est parce que cet examen de conscience se fait avec référence constante à ce que nous savons être bon. Il ne s’agit pas de quelque chose à inventer, mais de quelque chose qui est connu depuis presque 2000 ans. L’examen est guidé par ce que j’appellerais l’équipement catholique.

La liste que j’avais coutume de consulter en jeune catholique des années 1950 me disait par avance ce que je devais chercher.

Je connaissais les péchés véniels et mortels en long et en large, non parce que j’avais découvert cette connaissance à travers ma propre expérience, mais parce que j’en avais été doté par l’Eglise, qui avait à coeur mon meilleur bien.

Je pouvais donc m’incliner devant cette connaissance externe. Les jeunes catholiques d’aujourd’hui n’ont pas l’avantage d’avoir appris comment mettre en oeuvre l’équipement. Ils ne savent pas prier le rosaire. S’ils allaient à une messe en latin, ils ne sauraient pas tourner les pages du missel. Ils ne comprennent pas que les listes de péchés mortels et véniels sont sérieuses et ne prêtent pas à sourire.

– N’y a-t-il pas en psychologie humaniste une hypothèse, du genre moderniste ou teilhardienne, selon laquelle la nature humaine s’est altérée, de sorte que les valeurs anciennes, les modèles anciens ne sauraient s’appliquer ?

– Je ne pense pas que la psychologie humaniste suppose quelque altération de la nature humaine, mais ce serait plutôt l’idée de John Dewey, selon laquelle – puisque nous vivons des temps de changement social rapide – ce que nous avons toujours fait est précisément ce que nous ne devrions plus faire.     

– Assurément.

– Or, le plus étrange est que nous vivons sur les termes de la théorie de Dewey depuis presque cent ans maintenant. Nous vivons dans un passé à la Dewey et non dans notre propre présent (…).


1 A.F.S. 31 rue de Rennequin, 75017 Paris

2 The Latin Mass, 1331 Red Cedar Circle, Fort Collins, CO 80524, USA

3 Le procédé “non directif“. Il s’agissait initialement d’une thérapeutique inventée par des psychologues américains dans les années 1940. L’idée constitutive en était que tout être humain possède en lui-même dans sa conscience, au tréfond de son “moi”, les réponses aux questions qu’il se pose en matière de comportement. Il reste alors à lui faire retrouver ces “auto-réponses, dégagées de toute orientation extérieure, antérieure (éducation reçue) ou présente (guide spirituel ou psychothérapeute) : d’où le nom de méthode “non directive”.

4 IHM : Immaculate Heart of Mary. Les religieuses du Coeur Immaculé de Marie

1 Procès jugé par la Cour suprême des Etats-Unis en 1973, qui concluait à la constitutionnalité des lois locales autorisant l’avortement, et qui fait toujours jurisprudence.

2 Le docteur Paul Witz est un célébre psychologue américain qui a écrit un livre intitulé Psychology as Religion.

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