Retour sur l’Ennéagramme

Par Dominique Tassot

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Résumé : Dans un article sur le satanisme aux Etats-Unis, (Le Cep n°12), Malachi Martin lançait une mise en garde contre la méthode ennéagramme. Nous avions cru utile de signaler en note que cette méthode se répandait en France, notamment dans les milieux catholiques sous l’influence du livre du P. Pascal Ide, le seul dont nous disposions. Nous ajoutions, un peu vite, que « le mot « grâce » nous semblait absent de ce gros livre de 450 pages ». … Bientôt deux lecteurs manifestèrent leur réprobation. Le premier pour dire qu’il n’avait pas lu ce livre mais que d’autres ouvrages du P. Ide lui avaient beaucoup apporté ; le second avait apprécié « Les neufs portes de l’âme » et plusieurs proches y avaient trouvé le moyen d’un progrès personnel.

L’Evangile nous demande de juger l’arbre à ses fruits et nous ne voudrions à aucun prix faire obstacle à un bien véritable, même si l’apparence pouvait y induire. Car l’ennéagramme fut introduit en Occident par le mage Gourdjieff (1877-1949) qui lui-même aurait découvert cette « pierre philosophale » (la comparaison est de lui) dans la doctrine du soufisme. Il y a là – le P. Ide voudra bien l’admettre – de quoi nourrir chez le lecteur chrétien un minimum de circonspection. Car le soufisme n’est pas qu’une mystique éthérée : c’est aussi une constellation de confréries à quatre degrés d’initiation. Les derviches, nombreux à Salonique, jouèrent un rôle décisif dans l’organisation, d’abord secrète, du mouvement « Jeune Turc », et par là dans le génocide des Arméniens chrétiens en 1915. C’est parce qu’il connaissait bien le danger des confréries plus ou moins secrètes, que le gouvernement d’Ankara finit par interdire officiellement le soufisme, comme les bolchéviques interdirent la franc-maçonnerie.

Le P. Ide objectera sans doute qu’il ne considère du soufisme que la pure doctrine mystique, celle qui – d’une certaine manière – s’oppose au Coran, rempli de prescription principalement matérielles et niant le péché originel. Certains auteurs considèrent, en revanche, que c’est la tradition coranique qui a doté le soufisme d’un substrat théologique juif et chrétien1. D’autres n’hésitent pas à l’identifier à un gnosticisme2 et la référence au nombre 9 évoque invinciblement le néo-platonisme de Plotin, philosophe mais aussi adversaire de l’Eglise.

Devant ce panorama indécidable, admettons que l’ennéagramme est d’abord une typologie permettant à chacun, par comparaison, d’appréhender les ressorts de son comportement et par là de progresser, la grâce aidant.

Et il faut reconnaître à ces 9 « types », bien analysés et décrits, une réelle pertinence. Mais est-il vrai qu’on puisse aussi facilement ne retenir que la « méthode » pratique et rester libre de toute autre influence ? Le P. Ide évoque les Pères et les Docteurs discernant chez les Anciens les outils intellectuels dont se servira la théologie médiévale. A contrario, Lénine ou Mao ont su adapter les « exercices » de saint Ignace pour former les cadres de leur révolution…

Certes le New-Age, où fleurit l’ennéagramme, n’est pas plus hostile à l’Eglise que ne l’étaient Marx et Lénine. Mais les théologiens qui, depuis les années 1960, ont fondé leur pensée sur une analyse marxiste de la société représentent peut-être plus une déviation qu’un prolongement du message chrétien3.

L’exemple d’Aristote appelle encore une double remarque. D’une part, né en 384 avant Jésus-Christ, le grand disciple de Platon est indemne de tout sentiment antichrétien ; tandis que le mot soufisme viendrait de l’arabe « soûf » (laine), « parce que les premiers soufis affectèrent de se vêtir d’un manteau de laine blanche à l’imitation des moines et des ascètes chrétien« 4. Connaissant le Christ, n’avaient-ils pas une manière plus directe de l’imiter ?.. D’autre part, si les cardinaux qui ont eu à juger Galilée s’étaient appuyés un peu plus sur l’autorité de l’Ecriture (qui n’affirme pas incorruptibles les cieux) et un peu moins sur celle d’Aristote, « l’affaire Galilée » aurait pris une toute autre tournure, pour le plus grand bien de la science comme de l’exégèse.

Le P. Ide affirme avoir dégagé l’ennéagramme de tout ésotérisme et de tout psychologisme. Nous prenons acte de cette affirmation. En réduisant ainsi l’ennéagramme à une typologie et à une méthode, nous ne sommes plus dans le domaine de la doctrine, mais dans la pratique. Saint Paul nous invite à « éprouver tout, retenant ce qui est bon« . C’est pourquoi, invitant ainsi les lecteurs juger par eux-mêmes, nous publions intégralement le texte suivant que le P. Pascal Ide nous a demandé d’insérer :

Droit de réponse

Au titre du droit de réponse, je souhaiterais brièvement relever deux points de l’article paru dans le numéro du Cep où vous consacrez une note à mon ouvrage, Les neuf portes de l’âme (Paris, Fayard, 1999).

a) Le premier concerne directement les critiques adressées à mon livre. La rédaction française croit y relever deux manques qui le ferait régresser du christianisme vers l’humanisme (et, à en croire le texte non pas de la note mais de l’auteur de l’article, vers le « pélagianisme »).

Le premier est la « méconnaissance du péché originel », or, tout un paragraphe lui est consacré et rattache explicitement l’ennéagramme au péché originel en passant par les péchés capitaux (pages 197 à 201 ; j’en reparle à plusieurs reprises, notamment dans les annexes 2 et 4). On peut ne pas être en accord avec mon interprétation, mais du moins ne peut-on dire que j’ignore cette doctrine à laquelle, bien entendu, comme catholique, j’adhère en totalité.

Le second manque est le mot « grâce » dont, le recenseur dit qu’il « semble […] absent« . Or, une lecture superficielle et hâtive montre que le terme est présent largement plus de dix fois (l’ordinateur permet de le repérer facilement), le plus souvent dans l’expression « grâce de Dieu ». D’ailleurs, toutes les pages du chapitre 5 font explicitement appel à des moyens surnaturels (pages 248 à 260), comme les vertus théologales qui sont aussi souvent mentionnées dans les conseils concrets données dans le chapitre 6. En outre, l’ouvrage parle longuement (tout le chapitre 4) du péché comme « acte libre » qui « détourne l’homme de sa vraie fin qu’est Dieu » (page 177) ce qui suppose une vision explicitement chrétienne de la faute.

Je m’inquiète de devoir souligner des reproches aussi injustes et faire des rectificatifs aussi élémentaires : le recenseur a-t-il seulement parcouru l’ouvrage ou projette-t-il sur lui son rejet plus général de l’ennéagramme, ce qui préjuge mal de son objectivité ?

b) Je voudrais aussi réagir à l’exposé plus général de l’auteur de l’article sur l’ennéagramme, car il est implicitement appliqué à mon livre. Cet exposé appelle quatre mises au point.

Tout d’abord, il est vrai qu’une des origines de cette méthode est ésotérique. Mais c’est oublier tout le travail de purification opéré par les psychologues américains et notamment les jésuites. Je me suis longuement attaché à ce travail de discernement au sein du livre et dans les annexes. Opérer ce discernement pour garder ce qui est bon fut le travail constant des Pères et des Docteurs notamment à l’égard du paganisme (Platon, Aristote, les stoïciens) dont la pensée ne contenait pas que des germes de vérités.

Ensuite, l’auteur parle de son expérience américaine de l’ennéagramme. Celle-ci est très marquée par l’ésotérisme et le New Age. Le contexte culturel français est bien différent , comme en témoigne la lecture de la petite vingtaine d’ouvrage parus sur le sujet : ils sont beaucoup plus influencés par une tendance psychologique dont j’ai d’ailleurs aussi tenté de me démarquer, car elle est trop réductrice.

En outre, il est dit dans l’article que « chaque être humain correspond à un et un seul de ces types. Mais chacun reste indéfiniment auto-perfectible à l’intérieur de son type de personnalité« . Il n’y a pas plus entier contre-sens, puisque le propre de l’ennéagramme est justement d’ouvrir la personne aux autres potentialités et ressources présentes en elle, autrement dit aux autres types qu’elle porte. Donc, loin d’enfermer, l’ennéagramme libère et ouvre. C’est ce qu’en montre la pratique. Bien évidemment, il existe des mésusages. J’en connais. Et quelle méthode les évite tous ?

Enfin, l’accusation de pélagianisme tombe à faux : l’ennéagramme est une méthode humaine, psychologique et éthique à la fois. Reste qu’il peut aider la vie spirituelle : loin de nier la grâce, il n’est pas incapable de préparer à mieux la recevoir, notamment à mieux discerne ses passions, ses péchés-citadelles, ses idoles et à lutter contre eux. Jean Vanier qui utilise depuis longtemps cette méthode pour les assistants de l’Arche, me disait tout récemment : « Certain affirment que l’ennéagramme nie le mystère de la Croix. L’expérience montre que c’est tout le contraire« .

P. Pascal Ide

Soucieux de ne pas entretenir une polémique stérile nous apporterons seulement deux commentaires :

a) une chose est l’emploi du mot « grâce » au détour de l’une ou l’autre page  ; autre chose est l’importance attribuée au concept. La question implicite – et cette question demeure posée – était la suivante : sans rompre avec la théorie de l’évolution et avec ses répercussions sur l’exégèse et la théologie, est-il possible d’attacher au péché originel et à la grâce salvifique toute la portée (cosmique, sociale et personnelle) que leur attribue la doctrine des apôtres ?

b) Malachi Martin évoquait la méthode pratiquée aux Etats-Unis dans les années 1980. Il la voyait constituer une menace pour la foi et un facteur prédisposant (précisément par son ouverture) à la possession démoniaque. Jusqu’à présent tout ce que nous avons lu de Malachi Martin nous a paru bien documenté. Ayant fait sa thèse sur les manuscrits de Qumram, un temps secrétaire du cardinal Bea à l’Institut Biblique, cet ancien jésuite américain était bien placé pour connaître et juger les efforts de ses confrères pour « christianiser » l’ennéagramme. Historien, mais aussi chauffeur de taxi et romancier, il faisait preuve d’une grande largeur d’esprit. Son bref essai « Le peuple que Dieu s’est choisi » (DMM, 1989) est remarquable de finesse théologique et de clarté. Malheureusement le débat n’aura pas lieu avec l’auteur de l’article, mort depuis 3 ans : il n’est plus là pour trancher et nous dire s’il aurait maintenu ses objections face à la méthode ennéagramme telle que revue par le P. Ide à la lumière des péchés capitaux.

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Le P. Ide nous invite à bien distinguer sa méthode avec les interprétations ésotérisantes (de loin les plus répandues puisqu’elles sont dans la droite ligne des maîtres fondateurs). De fait, à lire attentivement son livre, force est de reconnaître que les neuf types de comportement ainsi décrits forment une panoplie de références psychologiques, une technique comparative d’analyse de soi, sans aucun lien autre qu’historique avec une quelconque tradition orientale ou occidentale.

La nature humaine, avec ses variations, reste un universel que partagent tous les fils d’Adam. Tous ont fini par utiliser les chiffres encore dits « arabes » et la numérotation à base 10, parce que tout ont 10 doigts pour compter. L’acupuncture ne laisse pas de soulager aussi bien des européens, même si la sensibilité relative des différents points du corps peut varier d’un rameau humain à l’autre. Les techniques de compostage ont leur utilité sur tous les sols, même si elles ont souvent été étudiées par des praticiens influencés par l’anthroposophie de Rudolf Steiner (biodynamie). Certes, à la différence de ces exemples, nous sommes ici dans un domaine dont la « technique » n’est qu’un aspect opératoire, et dont la nature touche au plus profond de la vision que l’homme porte sur lui-même. Nous n’avons ni les moyens ni le désir d’approuver ou de désapprouver la méthode ennéagramme telle que la propose le P. Ide. La critique de Malachi Martin s’appliquait à une pratique américaine ésotérique dont le P. Ide s’est efforcé de se dégager. Son discernement chrétien l’amène aussi à se démarquer de l’ennéagramme « à la française » dont il réprouve la tendance « psychologisante ». Dès lors qu’il continue d’employer le même mot pour désigner des choses différentes, il est inévitable que les réserves générales que les uns ou les autres peuvent faire sur l’ennéagramme, rejaillissent sur sa propre méthode.

Certes nous voulons éviter le reproche d’avoir dissuadé à tort des personnes que la méthode aurait aidées à progresser ; c’est l’objet de cette mise au point. Mais nous ne pouvons toutefois laisser ignorer qu’on n’entre pas en ennéagramme (comme en psychanalyse) sans franchir un pas irréversible.

Le discernement chrétien est demandé à tous : la personne humaine est trop précieuse et trop délicate pour être traitée mécaniquement. La méthode n’est neutre ni vis à vis de la foi, ni vis à vis de la personnalité. Le P. Ide suggère au candidat de se faire suivre par un guide expérimenté (« coaching« ). Il précise (p.13) : « Connaître l’ennéagramme n’est pas engranger une information nouvelle, c’est entrer dans une démarche qui n’est pas anodine et dont on ne sort pas indemne. Il est impossible de comprendre l’ennéagramme de l’intérieur sans changer.« 

Sous l’influence de la culture ambiante, la plupart associent au changement, quel qu’il soit, une connotation positive. Mais il n’en va pas ainsi dans une perspective chrétienne car « tout scribe devenu disciple du Royaume des Cieux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor du neuf et du vieux » (Mattieu : 13 ; 52)

Telle est la perspective équilibrée dans laquelle le P. Ide estime s’être placée5, et que l’on peut souhaiter à ceux qui tenteront l’aventure.


1 Dictionnaire de Théologie Catholique, art. Soufisme, coll. 2458.

2 Godfrey Higgins (Anacalypsis), cité par Lady Quennborough, Occult Theocrasy, Christian Book Club, p.599.

3 A ce sujet l’ouvrage de Malachi Martin « Les Jésuites » (Ed. du Rocher, 1989) apporte bien des informations utiles.

4 D.T.C., art. Soufisme, coll. 2444.

5 Notamment en essayant de relier les 9 « types » aux 7 péchés capitaux.

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