Le livre de Jonas a-t-il été écrit par Jonas ?

Par Dom Jean de Monléon osb

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Résumé : Le Livre de Jonas devait inévitablement faire les frais de la “haute critique”, et les exégètes sont presque unanimes à le classer parmi les paraboles, prenant ainsi le contre-pied de dix-neuf siècles de commentateurs chrétiens, lesquels crurent tous en la vérité historique de ce récit. L’auteur examine ici les 4 arguments par lesquels la critique (en l’occurrence celle de la Bible dite de Jérusalem) voudrait prouver que ce Livre n’a pas été écrit par le prophète du même nom, donc au VIIIème siècle avant Jésus-Christ, mais trois siècles plus tard, après la destruction de la ville. On verra la facilité avec laquelle ces arguments littéraires peuvent être renversés, ce qui démontre le préjugé d’incrédulité à l’œuvre derrière le paravent de la science des textes.

Le livre de Jonas, tel qu’on peut le lire aujourd’hui parmi les autres écrits prophétiques de la Bible, est certainement l’un des plus parfaits chefs-d’œuvre de la littérature universelle. Sous la séduction d’un style merveilleusement alerte et vivant, il nourrit l’âme d’enseignements dont la profondeur dépasse toute science humaine. Cette aventure extraordinaire, contée avec une simplicité, une fraîcheur et une finesse exquise en dit plus long, dans ses quatre minuscules chapitres, qu’un long traité de théologie, sur la nature de Dieu, sa Toute-Puissance, son omniprésence, sa Providence, sa Volonté de sauver tous les hommes, la crainte que nous devons avoir de sa justice, la confiance que nous devons toujours garder en sa bonté.

Cependant, devant l’épisode invraisemblable qui lui sert de thème, une question se pose inévitablement à l’esprit : est-ce de la vérité ou du roman ?

L’odyssée de cet homme qu’une baleine avale en pleine mer, pour le déposer trois jours plus tard, sain et sauf, au point précis où l’appelle sa mission de prédicateur, la foi nous oblige-t-elle à la prendre au pied de la lettre ? Ou pouvons-nous la tenir pour une simple fiction ? Pendant des siècles, et jusqu’à ces toutes dernières années, aucun membre de la hiérarchie catholique n’aurait osé soutenir officiellement cette seconde hypothèse, et présenter comme douteuse la véracité de cette histoire. Mais aujourd’hui, les choses ont bien changé, et les manuels courants, comme les doctes ouvrages des spécialistes, ou les cours officiels des Facultés catholiques sont d’accord pour affirmer que le récit de Jonas n’est qu’une fiction pieuse, une allégorie, semblable à celle de l’enfant prodigue, ou du bon Samaritain, “un enseignement voilé sous les formes d’une parabole”. Certains se montrent même agressifs, et nous préviennent sévèrement, qu’il est irrévérencieux envers un écrivain inspiré de prétendre en faire un historien malgré lui.

Quelles peuvent être les raisons qui ont amené les maîtres de la science biblique à abandonner la position traditionnelle de l’Eglise, pour se replier sur un terrain où l’on ne rencontrait jusqu’à maintenant que les incroyants et les non catholiques ? Consultons sur ce point l’ouvrage qui peut être tenu pour le plus représentatif de l’enseignement actuel en matière d’Ecriture Sainte, à savoir la Bible, dite de Jérusalem.

Et d’abord, se demande-t-elle, dans quel “genre littéraire” faut-il classer le livre de Jonas ? “Sommes-nous en présence d’un récit historique, ou d’une fiction didactique ?” Sans doute, concède-t-elle, “la première manière de voir a été de beaucoup la plus commune dans l’Eglise“. Sur quoi, elle effleure rapidement les arguments dont cette opinion peut se prévaloir. Mais manifestement, ses sympathies vont vers l’autre. Le livre de Jonas, à ses yeux, n’est “qu’une fiction didactique” ; c’est là, déclare-t-elle, “la solution vers laquelle s’oriente de plus en plus l’exégèse, même l’exégèse catholique“.

Pourquoi cela ?… De très sérieuses raisons, que l’on peut grouper en deux chefs, nous conduiraient à le croire :

Le livre de Jonas n’a pas été écrit par Jonas ;

L’aventure qui y est contée est par trop invraisemblable pour qu’on puisse l’admettre aujourd’hui.

Jusqu’à maintenant, la tradition unanime, tant des Juifs que des Chrétiens, identifiait le Jonas qui fut avalé par un poisson et qui convertit Ninive, avec le personnage du même nom, que mentionne le IVème livre des Rois1, et qui prophétisa sous le règne de Jéroboam, roi d’Israël, c’est-à-dire entre 788 et 748 avant Jésus-Christ.

Mais la critique moderne n’accepte plus cette identification. Elle affirme sans restriction que le livre de Jonas n’a pas été écrit par le prophète qui porte ce nom, mais trois siècles au moins après la mort de celui-ci. Et voici les motifs qui l’obligent à modifier la croyance antique. La B.J. en énumère quatre :

L’auteur, dit-elle, parle de Jonas à la troisième personne, ce qui est contraire à l’usage des prophètes.

Il n’est pas concevable qu’il ait fait de lui-même une critique aussi mordante.

Ce qu’il dit de Ninive montre qu’il écrit après la chute de cette ville : manifestement elle n’est pour lui qu’un souvenir lointain, tellement lointain qu’elle prend à ses yeux des proportions colossales, “historiquement invraisemblables“. Or, Ninive ayant été détruite en 612, il est évident que la prophétie ne peut remonter plus haut..

Enfin, la langue de l’auteur et les indices philologiques montrent que l’ouvrage a dû être composé au Vème siècle, au temps d’Esdras et de Néhémie.

Examinons l’une après l’autre ces quatre propositions.

Si l’on ne peut admettre que Jonas soit l’auteur de la prophétie qui porte son nom, sous le prétexte qu’il parle de lui-même à la troisième personne, il faut accorder, pour le même motif, que Moïse n’est pas l’auteur du Pentateuque ; que ni Josué, ni Esdras, ni Daniel, ni Jérémie, n’ont écrit les livres qu’on leur attribue généralement.

Toutes choses que les critiques accepteront d’ailleurs, d’un cœur léger ; mais aussi – ce qui est peut-être plus gênant – il sera prouvé que saint Jean n’est pas l’auteur du quatrième Evangile, puisqu’il y est question, à la troisième personne, du “disciple que Jésus aimait” ; que saint Matthieu n’a rien de commun avec le publicain Lévi, puisqu’il en parle comme d’un tiers ; que ce n’est pas saint Paul qui fut ravi au troisième ciel, puisque l’Apôtre attribue lui-même cette extase à un homme qu’il connaît, etc…

Rappelons en outre ici que l’usage de parler d’eux-mêmes à la troisième personne, a été constamment imité par les mystiques, soucieux de s’effacer et de “cacher le secret du Roi”.

Dans “la peinture mordante que l’auteur fait de lui-même“, les Pères de l’Eglise, loin de voir une raison de douter de son authenticité, ont vu, eux, au contraire, une garantie de sincérité.

Voici comment s’exprime à ce sujet le plus célèbre des commentateurs grecs de Jonas, Théophylacte, archevêque d’Acride, en Bulgarie.

“Tout ce qui est dans cette prophétie, dit, est digne d’admiration, rien cependant ne l’est autant que le caractère (Tohqos), c’est-à-dire  : le comportement moral) du prophète, qui s’y montre tellement équitable et tellement “vrai”, qu’il dit tout, ouvertement, sans dissimulation. Il met à nu ses défauts, sa désobéissance, sa fuite, sa pusillanimité. Il n’a pas honte d’étaler toutes ces choses ; bien plus, il les a écrites pour notre instruction. Ainsi en ont agi les saints, parce qu’ils cherchaient non leur propre avantage, mais l’intérêt de tous, afin de les sauver tous2“.

Le caractère “lointain – très lointain – du souvenir de la splendeur de Ninive“, que notre critique attribue à Jonas, est fondé uniquement sur le fait que, pour parler de cette ville, le narrateur a employé – une fois ! – le prétérit hébraïque. Il a dit que Ninive était une grande ville. Donc elle ne l’est plus, quand il écrit ; donc il écrit après la ruine de la ville, c’est-à-dire après 612 ; donc sa prophétie ne remonte sûrement pas aux années voisines de 780 et au règne de Jéroboam !

Il est  vrai que, par un raisonnement analogue, nous pourrions affirmer que Béthanie avait changé de place à la fin du 1er siècle de notre ère, et qu’à la même époque, le jardin de Gethsémani n’existait plus. Saint Jean ne nous dit-il pas que Béthanie était à 15 stades de Jérusalem ? et qu’il y avait au-delà du Cédron, un jardin où Jésus entra ?

En réalité, l’emploi du prétérit se justifie fort bien ici pour rendre le récit plus vivant et plus actuel. Mais surtout il est destiné à nous faire entendre qu’avant les événements qui vont être racontés, Dieu cherchait le moyen de ramener dans le droit chemin la grande ville égarée. C’est ainsi que l’ont entendu les commentateurs grecs, Théodoret3 et Théophylacte4 en particulier : Ninive, expliquent-ils, était une grande ville, non pas seulement devant les hommes, mais devant Dieu, (comme le précise justement le texte massorétique) ; en ce sens , qu’à cause même du nombre de ses habitants, Dieu s’en préoccupait d’une façon spécialement attentive. Il le dira lui-même à Jonas un peu plus tard : “Et moi je ne pardonnerais pas à Ninive, la grande ville, dans laquelle il y a plus de cent-vingt-mille habitants ?”5

On ne voit pas très bien, non plus pourquoi “les proportions colossales de Ninive”, annoncées par le texte sacré, sont “historiquement invraisemblables“, quand au contraire tous les témoignages positifs de l’histoire, aussi bien ceux qui nous viennent des auteurs de l’antiquité, que ceux qu’ont apportés les fouilles modernes, confirment pleinement les données de l’Ecriture.

Que nous dit celle-ci en effet ? Qu’il fallait trois jours pour faire le tour de la ville ; or, les écrivains anciens qui ont parlé de Ninive sont unanimes à dire que cette capitale était prodigieusement grande ; qu’elle était plutôt une agglomération de villes enfermées dans une même muraille, qu’une seule cité, (quelque chose d’analogue, pour l’époque, à ce que sont aujourd’hui le groupement Lille-Roubaix-Tourcoing, ou celui de Mézières-Charleville, avec cette différence toutefois qu’au lieu d’être des centres industriels c’étaient au plus haut point des villes résidentielles).

Les habitations en étaient entourées de parcs, de bois et d’immenses jardins, qui expliquent ces dimensions énormes.

L’historien grec Diodore de Sicile, qui vivait au premier siècle avant J.C., rapporte que Ninus, auquel il en attribue la fondation, “ayant surpassé, dit-il, tous ses ancêtres en gloire et en actions d’éclat, résolut de créer une ville si grande que non seulement elle n’eût point d’égale, mais qu’elle ne pût jamais en avoir. Elle présentait la forme d’un rectangle, et son circuit était de 480 stades6. Notons ce dernier chiffre : le stade mesurant 185 mètres de longueur, 480 stades font à peu près 90 kilomètres. Si l’on compte qu’un homme à pied parcourt normalement dans sa journée trente kilomètres (telle était en particulier l’étape réglementaire de l’armée romaine), 480 stades représentent trois jours de marche, et le chiffre donné par Diodore s’accorde exactement avec celui du texte sacré.

En outre, les allégations de cet écrivain ont été confirmées par les fouilles entreprises, depuis un siècle environ, sous la direction de Layard et d’Oppert, pour retrouver la cité disparue. Ces travaux ont fait ressortir que Ninive-la-Grande comprenait en effet quatre villes : Ninua, Resen, Chalé et Rechoboth-Ir, en plein accord avec ce que rapportent les histoires profanes. Et il est facile de constater sur les plans qui ont été dressés7, que les emplacements découverts, ou présumés, de ces quatre agglomérations, s’inscrivent parfaitement dans un rectangle de 90 kilomètres de tour, comme le disait Diodore.

Comment ne pas admirer cette merveilleuse concordance où la science humaine authentique vient nous garantir l’exactitude de la révélation ?

Le quatrième argument enfin mis en avant par la B.J. pour affirmer la composition tardive du Livre de Jonas, est celui des critères internes : “La langue de l’auteur, déclare-t-elle, et ses idées théologiques, prouvent clairement que ce ne peut être un écrivain du VIIIème siècle“.

Nous nous bornerons à rappeler sur ce point que le procédé qui consiste à rejeter les données de la Tradition au nom des caractères intrinsèques d’un livre est formellement désapprouvé par l’Eglise. Voici comme s’exprime à ce sujet le Pape Léon XIII, dans l’Encyclique Providentissimus :

Par malheur, et pour le grand dommage de la religion, il a paru un système, qui se pare du nom honorable de haute critique, et dont les disciples affirment que l’origine, l’intégrité, l’autorité de tout livre, ressortent, comme ils disent, des seuls caractères intrinsèques. Il est évident, au contraire, que, dans les questions relatives à l’histoire, touchant à l’origine et à la conservation de n’importe quel ouvrage, les témoignages de l’histoire ont plus de valeur que tous les autres, et ce sont eux qu’il faut rechercher et examiner avec le plus de soin. Quant aux caractères intrinsèques, ils ont, la plupart du temps, moins de poids, en sorte qu’on ne peut guère les invoquer que pour confirmer la thèse. Si l’on agit autrement, il en résultera de grands inconvénients et l’on arrivera à ce résultat que chacun dans l’interprétation, s’attachera à ses goûts et à ses préjugés. Ainsi la lumière que l’on cherche ne viendra pas sur l’Ecriture, aucun avantage n’en résultera pour la doctrine, mais on verra se manifester avec évidence cette note caractéristique de l’erreur, qui est la variété et la diversité des opinions.


1 Ch. IV, 25.

2 Exposition sur le prophète Jonas. Pat. gr., t. 126, c.960.

3 Sur Jonas. Pat. gr., t. 81,c.1738.

4 Théoph., op. cit., c. 943.

5 Jonas, IV, 4.

6 Biblioth. Historique, L. III, 36 (Ed. Regnault).

7 Cf. Atlas biblicus, de Hagen, chez Lethielleux, carte 7.

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