Le Rapport de la Montagne de Fer (Commentaire philosophique) (1ère partie)

Par le Pr Claude Rousseau

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Il a plu à Dieu qu’on ne pût faire aucun bien aux hommes qu’en les aimant.” (P. Le Prévost)

Introduction : Le Rapport, une radiographie de la pensée politique moderne.

Résumé : Le Rapport de la Montagne de Fer (cf. Le Cep n° 39 et 40) établissait la nécessité de la guerre (ou du moins de la possibilité de la guerre) pour le maintien et la cohésion de l’Etat américain. En déclarant la paix « indésirable », il choquait les esprits, ce qui explique sa faible diffusion. Comme l’histoire récente montre cependant que ses conclusions ont été entérinées, il importait qu’un regard chrétien en fasse une critique de fond, afin de déterminer ce que vaut cette conception foncièrement pessimiste de la nature humaine. C. Rousseau commence ici par montrer comment l’Etat libéral a changé. On pensait en effet que le commerce rendrait la guerre obsolète ; or le Rapport établit le contraire. C’est, on le sait depuis les Grecs, qu’une forme de conflit est nécessaire pour entretenir les vertus militantes dont toute société a besoin. On verra dans une seconde partie comment la Cité chrétienne permet de dénouer le paradoxe et d’établir une paix durable, la « tranquillité de l’ordre ».   

Le rapport qui vient d’être analysé n’intéresse pas seulement les géopoliticiens. Il intéresse aussi le philosophe, en raison de la vision du monde implicite qui le sous-tend. Des présupposés généraux, dont il n’est manifestement pas conscient, commandent en effet ses grandes lignes, voire, souvent, sa teneur de détail. Il va donc s’agir ici de dégager les idées qui inspirent, même à leur insu, les auteurs du Rapport.

En tant que subversives de l’ordre politique naturel, elles permettent, par un effet de repoussoir, d’en bien pénétrer la nature et incitent peut-être, par là, à y mieux revenir.

La « paix indésirable », c’est le retournement radical de la célèbre formule augustinienne qui voyait en elle la tranquillité de l’ordre, « tranquilitas ordinis ». De cette définition positive de la paix, qui aurait pu être grecque avant d’être chrétienne, le Rapport propose le rejet total. Ce rejet n’a pas le caractère provocant qu’on serait, au premier abord, tenté de lui attribuer. Les auteurs n’ont évidemment jamais lu saint Augustin, à supposer qu’ils en aient entendu parler ; ils éprouvent une répulsion moins culturelle qu’instinctive pour une vision des choses qui leur paraît périmée, obsolète, voire -et c’est hélas le plus probable- intrinsèquement dépourvue de signification.

D’où vient donc ce réflexe ? Le Rapport nous l’apprend tout de suite. Son grand intérêt est de nous montrer que l’Etat libéral parvenu (comme on va le voir) à son dernier stade évolutif, ne peut percevoir la paix que négativement, puisque la paix – il le sent bien– le détruirait. C’est aussi brutalement simple que cela. Mais un Etat détruit par la paix, donc réduit pour subsister à être bellogène, qu’est-ce d’autre à son tour, à moins que les mots n’aient plus de sens, qu’un Etat immoral, qu’un Etat anti-naturel, que l’Etat anti-chrétien par excellence ? Les auteur du Rapport, profondément imprégnés par l’idéologie libérale qui les a nourris dès le berceau, ne s’en rendent même pas compte, ce qui permet, entre parenthèses, de mesurer la gravité de la situation dans laquelle nous sommes.

En accomplissant leur travail, les auteurs du rapport n’en rendent pas moins un grand service aux amis de l’ordre. Ils leur montrent en effet de façon très concrète ce dont il s’agit précisément de prendre aujourd’hui le contre-pied, si l’on veut retrouver les vrais fondements de la vie dans la Cité et revenir ainsi à l’équilibre politique. En décrivant à leur manière les contours inquiétants de ce que Marcel de Corte n’aurait pas manqué d’appeler la « dissociété » américano-mondialiste, ils nous ramènent bien malgré eux à la bonne Cité dont l’autre représente évidemment la caricature inversée.

Après avoir examiné les soubassements conceptuels de la thèse soutenue par le Rapport, nous évoquerons donc, au moins dans ses principes de base, la politique naturelle qu’on combat ainsi sans la nommer ni même sans doute la connaître, et à laquelle il est urgent de revenir. Nous soulèverons enfin, en conclusion, la question cruciale : à quoi est due l’éclipse de l’idée même qu’il puisse y avoir un ordre naturel en matière politique ? Où, si l’on préfère, sur quelles forces le Mondialisme s’appuie-t-il, de quels ressorts joue-t-il pour parvenir aussi efficacement à neutraliser cette idée?

I. Considération sur l’Etat et la guerre :

a) L’Etat libéral :

L’Etat au service duquel le Rapport travaille, c’est l’Etat américain contemporain ; c’est l’Etat libéral qui, parvenu historiquement à terme, va enfin accoucher du gouvernement mondial dont il était porteur. Bien que sa description ne soit pas faite dans le Rapport (qui s’intéresse exclusivement à la guerre), on en devine la nature. Son principal caractère transparaît en filigrane sous la lettre du texte. Quel est-il ? Ce n’est plus celui de l’Etat libéral originaire, de l’Etat libéral première version qui, théorisé par les Locke, les Kant, les Smith, les Constant, etc… a occupé la scène politique et idéologique du 19ème siècle à la seconde guerre mondiale. C’est celui d’un autre Etat, dans l’intelligence duquel il faut savoir entrer si on veut bien entendre la suite.

b) Le libéralisme classique :

Le caractère essentiel de l’Etat libéral classique, aux yeux de tous ceux qui en ont défendu l’idée et dressé le mythe flatteur, c’est son caractère pacifique. Il le doit d’abord à l’industrie et au commerce sur lesquels il repose, et qui en sont intrinsèquement porteurs. L’Etat libéral originaire est en effet avant tout une entité se percevant elle-même comme le produit historique d’un progrès matériel, d’un « développement », résumé à peu près dans les mêmes termes par Condorcet, Saint-Simon ou Comte.

Au début, l’ignorance des hommes et leur impotence technique les vouent à une pénurie à laquelle n’échappent que très relativement, grâce à la guerre, les plus brutaux ou les plus chanceux d’entre eux ; ensuite, la connaissance se constituant et des arts efficaces venant à naître, les producteurs et les commerçants montent en puissance tandis que les militaires déclinent ; enfin, l’échange économique, suffisant à nourrir les hommes, fait tomber la seule cause réelle de leur affrontement, à savoir la rareté de la ressource, qu’ils étaient, au début, contraints de se disputer les armes à la main. Si la pénurie c’est la guerre assurée, la croissance est plus qu’une « chance pour la paix », c’est la certitude de sa production, au moins asymptotique, par la mécanique économique enfin libérée, qui nous y conduit inexorablement.

Cette conviction était celle du positivisme, elle sera celle de l’Eglise moderne (cf. Paul VI, « Populorum progressio » !), elle est, bien sûr, au cœur du libéralisme « première mouture », celui qui a bercé notre jeunesse.

 A cet argument en faveur d’un irénisme qui lui serait constitutionnel, le libéralisme classique en ajoutait un autre, auquel le kantisme (dont on sait l’extraordinaire rayonnement dans toute l’Europe) a donné ses lettres de noblesse philosophique. L’industrie, expliquait-il, et le grand commerce qui en découle, sont fils des Lumières. On le voit au fait que ces activités assagissent les individus qui s’y adonnent, en même temps qu’elles les enrichissent. Elles les forcent en effet, dans leur intérêt même, à réfréner peu à peu une excessive « insociabilité » naturelle qui ne leur valait primitivement rien de bon. En devenant producteurs et échangistes, les hommes voient tout à la fois leur niveau de vie s’élever et leur civilité grandir. Le monde libéral vers lequel on s’achemine ainsi aussi heureusement qu’involontairement, sous l’effet d’une mécanique providentielle fonctionnant au profit de l’humanité, tend vers l’ordre et la paix.

Aux yeux de ce même kantisme – dont on sait, encore une fois, l’impact prodigieux sur l’occidental moyen – les Lumières consignifiaient la paix sur un autre plan encore, moins visible mais plus profond.

Expressives en effet de la reconnaissance historique, tardive mais cruciale, de ce qu’on appellerait aujourd’hui la « scientificité » comme dimension fondamentale de toute connaissance digne de ce nom, elles étaient synonymes, pour cet humanisme, de la réconciliation avec elle-même d’une intelligence humaine trop longtemps déchirée par des conflits dogmatiques insolubles. Grâce aux Lumières, non seulement des estomacs de mieux en mieux satisfaits se disputent de moins en moins, mais les esprits se rapprochent, désormais placés sous la tutelle d’une Raison qui, pour la première fois, leur permet de s’entendre. Ces « intelligences galiléennes réunies » qui tombent dans les bras les unes des autres, ces égoïsmes qui, dans la pratique de l’échange marchand généralisé, finissent par s’entendre à défaut de s’harmoniser, c’est tout le libéralisme dans sa version classique – gros d’une « paix perpétuelle » sur laquelle, un jour, il ne pourra que déboucher !

Plus sensible à l’harmonie économique qu’à l’harmonie intellectuelle du monde à venir, Benjamin Constant exprimait en termes saisissants la conception fondamentalement pacifiste que ce monde a conservé de lui-même jusqu’au milieu du siècle dernier.

Citons « De l’esprit de conquête et de l’usurpation » (1814) : « Nous sommes, écrit Constant, arrivés à l’époque du commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la guerre, comme celle de la guerre a dû nécessairement la précéderLa guerre est antérieure au commerce. L’une est l’impulsion sauvage, l’autre le calcul civilisé. Il est clair que plus la tendance commerciale domine, plus la tendance guerrière doit s’affaiblir… Le but unique des nations modernes, c’est le repos, avec le repos l’aisance, et comme source de l’aisance, l’industrie. La guerre est chaque jour un moyen plus inefficace d’atteindre ce but. Ses chances n’offrent plus ni aux individus ni aux nations des bénéfices qui égalent les résultats du travail paisible, et des échanges réguliers. Chez les anciens, une guerre heureuse ajoutait, en esclaves, en tributs, en terres partagées, à la richesse publique et particulière. Chez les modernes, une guerre heureuse coûte infailliblement plus qu’elle ne rapporte ».

On ne saurait être plus clair. Ouvrir un commerce, c’est fermer une caserne. La rationalité moderne a fait ses comptes ; les peuples voient enfin que leur intérêt est d’en finir avec les violents et les despotes, dont les passions leur coûtent trop cher. La négociation va définitivement remplacer les armes. Ce sera tout bénéfice pour l’humanité, qui a fini par le comprendre…

c) Vers l’Etat libéral avancé :

Le moins qu’on puisse dire est que le libéralisme, en mûrissant, a gagné en lucidité. Revenu de son irénisme de jeunesse, il ne croit plus aujourd’hui – le rapport en témoigne – que le progrès de la civilisation entraînera la disparition progressive des conflits armés. Mieux, il affirme, dans un retournement à 180°, exactement l’inverse : l’Etat de fin d’histoire, l’Etat mondialiste liquidateur du « pluriversum » schmittien sera, car il doit l’être, radicalement guerrier. Cela, il faut que ses futurs dirigeants le comprennent ; c’est tout l’objet du Rapport que de les en convaincre. Mais il faut aussi qu’ils soient les seuls à le comprendre. L’homme de la rue, en restant l’adepte de l’idéologie libérale « classique » doit, lui, continuer à l’ignorer eu égard au traumatisme moral fâcheux que cette révélation pourrait lui infliger.

d) Les vertus sociales du conflit :

Avant d’aller plus loin, dissipons un malentendu possible concernant l’idée – la société politique intrinsèquement guerrière – qui est au cœur du Rapport. Une idée dont les auteurs, on vient de le voir, sont les premiers à mesurer le caractère explosif. Rejeter cette idée, comme elle mérite de l’être, n’implique nullement, bien sûr, le refus de considérer que la guerre soit dépourvue de toute fonction politique et même morale. Je voudrais évoquer un instant ici le thème de la positivité du conflit dans la perspective, traditionnelle, qui lui en reconnaît bel et bien une, pour mieux faire apparaître ensuite, précisément, ce que la doctrine du Rapport a d’insupportable à ce sujet.

Que la guerre soit utile aux Etats en suscitant l’apparition, difficile sans elle, de vertus qui leur sont éminemment nécessaires, est une considération aussi vieille que la philosophie politique elle-même. Autant dire qu’elle nous ramène aux Romains et d’abord aux Grecs, aux yeux desquels la deuxième vertu cardinale, le courage, minimalement exigible de tout citoyen, ne s’acquiert et ne s’actualise pleinement que dans la lutte armée. L’  andreia, comme disaient les Hellènes, suppose concrètement la guerre, qui lui a toujours servi d’humus : on se souvient des développements, justement célèbres, que les Platon, Xénophon, Aristote et consorts consacrent à ce topos. Le chevalier médiéval, qui s’inscrit dans le sillage du miles christianus, lui-même héritier historique du légionnaire et de l’hoplite, doit en avoir les qualités, simplement ordonnées à une fin plus haute. Que serait le Roi très-chrétien lui-même si, cessant de se vouloir soldat, il se dérobait, par là, à sa fonction de défenseur du peuple, fonction plus importante encore que celle de juge et de bienfaiteur de ses sujets ? Le vieux réflexe (« il leur faudrait une bonne guerre ! »), qu’avive toujours le spectacle des parasites sur-gâtés, à la fois immoraux et associaux, proliférant dans les rues de nos cités, ne fait qu’exprimer crûment la conviction, tout à fait fondée, que l’homme risque fort de dégénérer s’il n’est soumis à l’obligation de se transcender, dont l’affrontement militaire constitue sinon la seule, du moins la plus palpable occasion.

J’irai plus loin, incité à le faire par la théologie elle-même, loin d’être muette sur la question. Saint Augustin déclare quelque part que Dieu, dans sa Sagesse, a « préféré tirer le bien du mal que de faire en sorte qu’il n’y ait aucun mal ». En disant, dans le même sens, que « l’Eden n’est que l’ombre d’une vie meilleure » (donc une préfiguration imparfaite du Royaume), il ré-attire notre attention sur le caractère finalement « heureux » d’une Faute sans laquelle l’homme et, j’oserai le dire, Dieu lui-même seraient demeurés « indéveloppés », seraient restés, en quelque sorte, en deçà de leurs possibilités respectives.

Pour que l’Infini le soit vraiment, pour qu’il ne trouve pas dans le fini une limite annulant, comme telle, son infinité, il faut qu’il descende en ce dernier, l’épuise, en boive la coupe, s’il le faut, jusqu’à la lie ; ce qui n’est possible que si le péché lui en donne l’occasion, péché par lequel l’homme lui-même a commencé par descendre plus bas que terre, initiant en quelque sorte le mouvement rédemptif. Pour le Christianisme, l’Incarnation est l’Evénement absolu – plus important que la Création du monde elle-même. Sa cause, c’est le Mal, qu’il Lui faut assumer jusqu’à la moelle, sous peine de ne pas l’assumer du tout. Ce qui veut dire que la guerre est, en effet, « divine » : c’est elle qui, en tant que manifestation maximale du péché, donne à l’Infini l’occasion de se réaliser, en se contraignant sublimement, par elle, à aller jusqu’au bout de Lui-même. Loin donc que la théologie ait à se boucher les oreilles au son du canon, ou à faire mine de ne pas l’entendre, elle est la seule au contraire, à pouvoir en justifier radicalement les tumultes.

e) La guerre est-elle « nécessaire » ?

Mais affirmer qu’il y a dans la guerre – cette « retombée » majeure de la Faute – quelque chose de positif, ce n’est nullement dire, comme le Rapport le voudrait, qu’elle est nécessaire à la société politique, en tant qu’impliquée dans son existence même et sa « stabilité ». Prétendre la guerre nécessaire à l’Etat, comme la respiration l’est à la vie de l’homme ou l’essence à la marche de la voiture, ce n’est pas retrouver le thème, profondément traditionnel, qui vient d’être évoqué : c’est, au contraire, en produire une caricature signifiant son rejet total. Car enfin, si la paix est « indésirable », que devient l’alternative classique guerre juste/guerre injuste ? Si la première, parce que licite, est praticable, voire exigible, c’est bien que parce que l’autre, contraire au Droit, doit être évitée ! Autre chose de trouver dans la guerre (jamais « bonne », à raison des souffrances et des malheurs qu’elle entraîne pour les innocents) l’occasion de « compenser », mystérieusement, le péché dont elle est le fruit ; autre chose de la déclarer, froidement, inhérente à la politique, quitte à ce que celle-ci, dans son propre intérêt, ait à en rationaliser l’usage.

Ce sont bien ici deux visions du monde qui s’affrontent. La seconde, qui inspire le Rapport, est devenue aujourd’hui si envahissante qu’elle ne se rend même plus compte qu’il en existe une autre. Elle s’universalise naïvement, de façon typiquement américaine, sans s’aviser un instant que le point de vue dont elle procède n’est que celui de l’ « Ėtat moderne », dont le gouvernement mondial à venir est le dernier avatar.

Si l’erreur du Rapport consiste à confondre cet Ėtat – indûment absolutisé – avec l’Ėtat tout court, sa force n’en est pas moins de comprendre que la vraie logique de l’Ėtat moderne étant la guerre, la philosophie du premier libéralisme était superficielle et fausse. En réalité, dans le Rapport, c’est l’Ėtat moderne qui, sans le savoir, fait son auto-portrait. Le discours polémologique de ses auteurs n’est que le corollaire d’un concept global qu’il faut maintenant, puisqu’ils sont incapables de le faire, dégager à leur place.

(Suite au prochain numéro)

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