Une science athée est-elle possible ?

Par Dominique Tassot

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Résumé : Depuis le rejet des causes finales par Descartes, la science s’est peu è peu engluée dans un athéisme « épistémologique ». On n’interdit pas au scientifique de croire en Dieu, mais il ne doit pas en faire état dans ses travaux. N’a-t-on pas ainsi perdu en intelligibilité ce qu’on croyait gagner en objectivité ? L’exemple du langage le montre bien.
Le célèbre logicien Chomsky vient de confirmer, dans un récent article américain, l’existence d’un abîme insondable entre le procédé de  « récursion», caractéristique du langage humain, et les modes de représentation et de communication qualifiés de « langage » animal. Or cette différence spécifique, dont on faisait jadis le « propre » de l’homme, ce langage capable de produire une infinité de phrases nouvelles à partir d’ un vocabulaire et d’une syntaxe limités, se comprend aisément dans une perspective chrétienne : l’homme, fait à l’image du Verbe Créateur, ne peut que porter en lui-même des facultés relevant de l’infini.

Il existe un étroit parallélisme entre l’histoire des hommes et l’histoire des langues. On pouvait le prédire, puisque le langage est le propre de l’homme. Mais la manière dont la science établie en traite est caractéristique elle semble vouée à esquiver certains faits, de par l’athéisme auquel elle s’est fièrement enchaînée. Loin de rejeter tout préjugé, comme on le proclame haut et fort, il est constant de voir le préjugé athée érigé en dogme par ceux-là même qui font profession de rejeter tous les dogmes. Maurice Allais, pourtant Prix Nobel et agnostique, a lui-même souffert de cet état d’esprit dans un domaine, la physique, qui passe pour un modèle de science objective. Il écrit :

« L ‘opinion dite « scientifique » ne cesse d’être aveuglée par la répétition incessante de toutes parts de pseudo-vérités, et par des préjugés erronés. En fait, plus les idées dominantes sont répandues, plus elles se trouvent en quelque sorte enracinées dans la psychologie des hommes. Si erronées qu‘elles puissent être, elles finissent par acquérir, par leur simple et incessante répétition, le caractère de « vérités établies », qu‘on ne saurait mettre en doute sans s‘opposer à l’ostracisme actif des  « establishments ».

Un « scientifiquement correct » s impose partout plus dangereux encore que le « politiquement correct ». Quiconque
s’oppose risque de voir sa carrière compromise.

(…) En fait, toute l’histoire de la physique montre que les mêmes faits peuvent être expliqués par des théories entièrement différentes. Il résulte de là que les vérifications expérimentales d’une théorie, à une époque donnée, ne sauraient prouver la validité définitive de cette théorie

(…) Le pire ennemi de la science, c‘est le dogmatisme, l’imperturbable assurance de ceux qui sont convaincus de détenir une vérité absolue et définitive. Ceux-là, en réalité, ne sont que des fossoyeurs de la science »1.

S’il en est ainsi en physique, on ne sera pas surpris de voir l’idéologie envahir les sciences humaines. Les évolutionnistes affirment ainsi, comme un a priori tellement évident qu’il serait inutile de chercher à le prouver, que les premiers hommes, à peine sortis de l’animalité, pratiquèrent un langage sommaire, sorte d’ébauche inspirée des langages animaux.

Peu à peu, à mesure que l’homme et sa société progressaient les langages seraient devenus de plus en plus complexes et riches de significations de plus en plus élaborées.
Or les faits de l’histoire des langues sont aussi contraires à cette idée que les faits de la paléontologie le sont à la thèse d’une évolution progressive.

Les animaux fossiles sont parfaitement fonctionnels dans tous leurs organes, et l’on voit mal en quoi ils seraient moins complexes ou plus primitifs que ceux d’aujourd’hui. L’oursin, le lamproie, le coelacanthe, sont d’ailleurs identiques à leurs congénères fossiles : on peine d’ailleurs à imaginer pourquoi ils auraient «inventé» de nouveaux organes, puisqu’ils disposaient déjà de tous ceux qui leur étaient nécessaire. L’incomplétude, dans la Création, ne vient que des manques apparus accidentellement puis transmis par hérédité, telle la myopie.

 
Les langues les plus anciennes connues, telles le sumérien ou l’accadien, montrent une grande richesse morphologique. Or l’accadien, à l’époque de Nabuchodonosor, avait perdu les « cas » (la déclinaison) qu’il possédait à l’origine. De même l’inflexion disparaît en hébreu vers l’époque de David. Les langues des peuples considérés comme reculés sont étonnamment complexes. Chez les indiens Wintu, en Californie, la conjugaison distingue trois niveaux de probabilité, selon qu’on affirme par ouï-dire, par observation ou par déduction logique. Alors que nous nous contentons en Europe du masculin, du féminin et du neutre, les Bantous distinguent 20 classes nominales et les mots d’une phrase sont modifiés par la première syllabe du premier mot.

Aujourd’hui encore, l’évolution constatée est régressive. Le suisse allemand comportait un imparfait au siècle dernier. En français l’imparfait du subjonctif disparaît sous nos yeux.

Devant tant de faits linguistiques, l’idée d’une évolution progressive, associée à une augmentation de l’intelligence devient de plus en plus difficile à défendre. Et la thèse d’une origine animale du langage vient de subir un sérieux revers. Le 22 novembre dernier, le numéro 298 de la très sérieuse revue «Science» publiait un article cosigné par le célèbre logicien et linguiste du M.I.T.2 Noam Chomsky et deux chercheurs en psychologie de Harvard, Marc D. Hauser et W. Tecumseh Fitch. Chomsky avait depuis longtemps mis en évidence deux notions bien différentes englobées sous l’unique terme de « langage » : une faculté linguistique au sens large FLB (faculty of langage in the broad sense) incluant l’ensemble des outils de représentation et de déduction, et une faculté linguistique au sens étroit FLN (faculty of langage in the narrow sense) caractérisée par la « récursion », qui seule serait propre à l’homme.

Cette faculté de récursion nous permet de répéter un processus mental en le prolongeant hors du domaine où il a été établi. « Un enfant qui a acquis les nombres 1, 2 et 3 (et quelquefois 4) poursuit (cette démarche) pour acquérir tous les autres, il saisit l’idée que la liste des nombres entiers est construite sur la base d’une fonction répétitive3. Chez le chimpanzé, en revanche, chaque nombre entier demande le même temps d’apprentissage. Bien que la compréhension des nombres arabes soit impressionnante chez les chimpanzés, elle reste analogue à leur compréhension d’autres symboles, liée à la signification de chacun d’eux. Leur système conceptuel ne parvient jamais à cette capacité de générer des séries indéfinies, qui caractérise le langage humain (…) Les enfants apprennent d’abord une liste ordonnée de symboles arbitraires (1, 2, 3, 4,… ), puis apprennent le sens précis de ces mots. En revanche les singes et les perroquets doivent apprendre les significations une par une, sans jamais apprendre la liste » (op. cit., p.1577).

On constatait déjà une différence frappante dans la vitesse d’apprentissage : il faut des milliers de séances et souvent des années pour qu’un chimpanzé acquière les neuf nombres entiers; mais on voit ici apparaître une discontinuité absolue : cette capacité humaine, partant d’une liste finie de mots, à générer une infinité d’énoncés.

Onze et douze s’apprennent non comme une nouvelle liste mais comme la reprise – un peu modifiée – d’une chanson connue. Le « mécanisme » de la récursion ouvre un champ indéfini de développements à partir d’une infime liste de « base ». Le fini donne sur l’infini dans le langage comme dans la numération. Avec un vocabulaire de quatre cent mots usuels, même un petit enfant produit presque naturellement les phrases simples exprimant ses besoins, ses sentiments et ses pensées.

On tombe ainsi dans la désinformation à parler de « langage » animal en esquivant cette prodigieuse faculté récursive (et aussi, ce dont Chomsky ne parle pas, l’intuition divinatrice qui permet à l’auditeur de décrypter un message qu’il n’a jamais entendu tel quel, même s’il en possède les éléments séparés). La même désinformation caractérisée se manifeste dans l’emploi du mot « évolution » pour désigner des notions aussi, différentes que la mutation qui fait le trèfle à quatre feuilles ou l’homme à six doigts (apparition d’un organe supplémentaire, micro-évolution) et la métamorphose, toujours imaginée, jamais décrite, qui aurait transformé des écailles de reptile en plume d’oiseau (apparition d’un organe nouveau, macro-évolution).

Or cette faculté récursive qui distingue l’homme des animaux, cette discontinuité radicale et donc originelle, nous montre les limites d’une science qui prétend se passer de Dieu Car la production d’un infini à partir d’une base finie rend ici manifeste une conséquence simple et logique du mystère de l’Incarnation. Dieu a pu se faire homme et l’homme fut fait à l’image de Dieu Ainsi, ce qui laisse perplexe et démuni le juif athée Chomsky, cette découverte d’une cause immatérielle derrière la pensée humaine, n’est qu’une application élémentaire des vérités chrétiennes.

Pour que Dieu fût homme véritable sans nier sa nature propre, il fallait que l’homme fût lui-même beaucoup plus qu’il ne l’imagine : le propre miroir de l’infini en acte, l’ombre4 même de Dieu comme portée sur la Création par le Soleil incréé.

De plus « au commencement était le Verbe », et la Création en résulte. Dans cette perspective, une Création muette serait incongrue, aussi incompréhensible qu’une « image de Dieu » dont le langage n’aurait que des fonctions utilitaires.

L’homme ne peut se comprendre parfaitement lui-même, puisqu’il est l’image de l’Infini ; mais il ne peut se comprendre vraiment, fût-ce incomplètement, s’il écarte a priori de sa science tout ce qui relève de sa nature authentique. Le linguiste Chornsky butte donc sur une énigme. Il ne peut apercevoir d’issue puisque sa croyance à l’évolutionnisme lui masque la solution.

Il conclut à la nécessité de nouvelles études, de nouvelles hypothèses, qui viendront confirmer ou infirmer sa pensée: sortie classique mais peu élégante pour repousser le conflit avec la « vérité établie » de l’évolutionnisme.

Ce refuge dans une ignorance fictive, alors que tous les éléments sont réunis pour trancher, démontre à quel point l’athéisme épistémologique tarit la science en même temps qu’il la trahit.

In memoriam :

André O’Connel nous a quittés le 5 mai. Né à Leningrad en 1924, il put fuir la terreur rouge avec sa mère irlandaise en 1937, mais ne revit plus son père russe. Des études d’ingénieur le conduisirent à créer et à diriger un important cabinet conseil en constructions maritimes à Paris. Sa rectitude toute scientifique se manifesta encore dans l’authenticité de sa vie personnelle. Converti à 20 ans, il eut toute sa vie une dévotion marquée pour la Vierge Marie

Dès sa retraite dans les Hautes-Alpes, il sut s’y rendre utile. Président des Associations Familiales Catholiques, il fit aussi deux mandats de maire dans la petite commune de Rousset et se mit au service des bègues. La même démarche qui en faisait un membre actif du CEP l’intéressa de très près au Saint-Suaire.
Espérons que le Sauveur, dont il était allé à Turin contempler la face ineffable lors de l’ostention de 1998, sera venu à son tour accueillir cet homme droit dans les rayons d’une Miséricorde divine dont avait médité toute la profondeur.


1 Maurice Allais, « Réflexion sur les vérités établies », Le Figaro, 27/4/99.

2 Massachussettes Institute of Technology, un des heuts-lieux de la recherche scientifique américaine.

3 Cette fonction est : « ajouter un » ; on passe ainsi au nombre suivant en partant du précédent, chaque nombre étant conçu comme l’élément d’une série indéfinie.

4 Le mot hébreu « tsélem » (Gn 1, 26), qui est restitué par « image » dans les traductions, a pour racine « tsél », l’ombre.

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