La vie et l’œuvre du docteur Berczeller (2ème partie)

Par Francis Arnould

Résumé : Après avoir présenté l’importance du soja et les travaux du Dr l3erczeller pour le rendre digeste, l’auteur évoque ici la vie de Berczeller avant la guerre de 1940 et ses tentatives infructueuses pour intéresser l’administration française à cette source essentielle de protéines.

Documents et témoignages

Nous n’avons connu directement qu’une partie de la vie et de l’œuvre de Berczeller, les principales lignes générales, avec une fraction seulement des détails.

Nous voudrions réunir les documents, les témoignages, les opinions – et même les critiques – des nombreuses personnes qui ont pu le connaître. En indiquant ici certains faits d’une existence très active, nous pensons faciliter cette recherche d’éléments complémentaires et encourager ceux qui l’ont connu à l’étendre plus loin.

Résumons d’abord les faits suivant un ordre chronologique.

Résumé chronologique

Le Dr Berczeller nous a expliqué que l’idée d’étudier le soja lui était venue en 1912, à la suite d’un “dîner au soyé” à l’Ambassade du japon à Berlin.

Il avait été indisposé, avec un mal de tête. La légère toxicité du soja lui avait semblé une question très importante.

Déjà spécialisé dans les questions d’alimentation, il fut expert du gouvernement austro-hongrois pendant la guerre 1914-18. Mais il avait étudié diverses autres questions avec l’Etat-major scientifique austro-hongrois.

Vers 1918-1920 il avait travaillé au laboratoire du Dr Wasermann sur les protéines du sang.

C’est vers 1921-1922 qu’il inventa son procédé de traitement du soja. Il fut aidé par les laboratoires des Etablissements Skoda en Tchécoslovaquie.

Vers 1924, Winston Churchill publia des articles en faveur du soja alimentaire dans le “Times”.

Un dîner au soja fut donné par la “British Empire League” à Londres, auquel M.Churchill assista.

En 1926, le Dr Berczeller alla en Russie pour l’organisation de l’industrie du soja. Il fut question de le nommer “général honoraire de l’Armée Rouge”. Il y retourna en 1930.

En Allemagne ses brevets furent exploités par la “Hansa Muhie” de Hambourg, grosse entreprise de minoterie. Ses produits à base de farine de soja furent vendus par la Société “Edel Soja” de Berlin.
En Angleterre la farine de soja fut produite par la société “Soyolk” de Rickmans-Worth près de Londres. Mais un procès l’opposa au Dr Berczeller. Ce dernier le perdit vers 1930.

Une usine pour la farine de soja fut aussi montée en Hollande.
Le Dr Berczeller avait fait de premières propositions au gouvernement français pour l’introduction de la farine de soja dans l’alimentation humaine, dès 1929. Nous avons rappelé ces propositions en allant en sa compagnie au Quai d’Orsay en 1932.

Pour l’introduction de la farine de soja dans l’alimentation des grands groupements humains organisés, les armées en particulier, Berczeller alla voir les plus hautes personnalités : Joseph Staline, B. Mussolini, Miss Dorothy Thompson, la secrétaire du Président Fr. D. Roosevelt, etc.

De 1929 à 1939, le Dr Berczeller voyagea beaucoup en Europe pour étudier sur place l’alimentation de ses divers pays : Roumaine, Bulgarie, Yougoslavie, Italie, Portugal, etc. Il séjourna souvent en Grande-Bretagne où il étudiait les pays de l’Empire Britannique.

Le Dr Berczeller en France :

En 1932 le Dr Berczeller nous demanda de présenter ses travaux sur le soja en France ; mais la situation agricole à cette époque n’était pas favorable à ce progrès, l’agriculture étant dans une grande crise de surproduction, avec trop de blé, de viande, de lait, etc

Le Lieutenant-colonel Bruère, chef du laboratoire des Substances de l’Intendance, comprit bien l’intérêt de la question, mais nous dit “Vous ne réussirez pas actuellement, mais gardez ce dossier et rouvrez-le plus tard, lorsque la guerre éclatera”.

La prévision se réalisa. En octobre 1939 nous demandâmes donc au Centre National de la Recherche Scientifique d’inviter le Dr Berczeller à venir en France. Ce dernier vint à Paris, via Genève, avec une introduction de M. Aveline, Secrétaire général de la Société des Nations.

Nous avons travaillé à Toulouse en 1939-1940 pour un programme de culture de soja dans le Sud de la France, pendant que le Dr Berczeller étudiait à Paris au CNRS l’introduction du soja dans l’alimentation de l’Armée.

Mais en juin 1940, la défaite arrêta nos travaux. Le Dr Berezeller se replia sur Toulouse.

Après l’Armistice, la farine de soja aurait pu rendre de grands services en France pour l’alimentation des enfants. On aurait pu en faire venir des Etats-Unis. Mais des complications humaines et politiques empêchèrent ces réalisations.

Le Dr Berczeller partit pour Marseille. Nous le perdîmes de vue. Mais nous le retrouvâmes à Paris, quelques temps après la Libération. Nous avons alors tenté de faire venir de la farine de soja des Etats-Unis, en 1945, pour suralimenter les “déportés” revenant des camps d’Allemagne. Des maladresses invraisemblables des services responsables de l’Etat firent échouer nos efforts. Plusieurs “Liberty Ships” chargés de haricots de soja vinrent en France, mais on ne sut pas traiter ces produits. Finale Finalement ils furent donnés… aux cochons!

L’attitude du CNRS :

Le Dr Berczeller rencontra beaucoup de difficultés de toutes sortes en France, après la Libération. Ruiné, incompris, mal reçu, âgé et malade, il perdit finalement son équilibre et ne fut plus capable de mener ses affaires et ses études, complexes et délicates.

Il fut hospitalisé à l’hôpital Lariboisière, puis envoyé dans divers hôpitaux psychiatriques.

Dans cette évolution malheureuse, le CNRS prit des responsabilités très graves, par son incompréhension et par les faux renseignements qu’il donna. On pourrait faire tout un livre en racontant ces mésaventures du Dr Berczeller dans les milieux scientifiques français.

Les Quakers :

En juillet 1940 nous avons présenté le Dr Berczeller au Service d’Aide des Quakers (Société chrétienne des Amis), qui avait une section à Toulouse.

Nous devions étudier avec eux l’importation d’aliments au soja pour les enfants, aliments qui étaient produits en Amérique.

Le Dr Berczeller resta en contact avec eux. Les Quakers l’aidèrent beaucoup. Ils firent venir d’Amérique des renseignements décisifs en sa faveur. Ils intervinrent auprès de la Présidence du Conseil en France pour que justice lui soit faite. Mais sans succès.

A la Maison de Santé de Saint-Maurice :

En 1953 le Pr Verzar, de l’Institut de Physiologie de l’Université de Bâle, obtint que Berczeller soit placé à la Maison de Santé Nationale de Saint-Maurice. Le médecin-chef de cet établissement, le Pr Henri Baruk, le soigna avec le plus grand dévouement. Mais il ne put arrêter l’évolution d’une maladie de cœur déjà ancienne. Le Dr Berczeller mourut à Saint-Maurice, le 14 novembre 1955.

V. La personnalité du Dr Berczeller

Intérêt de sa personnalité :

Le Dr Berczeller avait certainement une personnalité intellectuelle et morale remarquable. Son programme grandiose pour l’étude scientifique de l’alimentation azotée et de l’économie alimentaire générale était une projection de cette personnalité sur la réalité sociale du vaste monde.

Dans ce domaine, il avait réussi au point de vue technique et scientifique et aussi au point de vue pratique. Pour l’avenir, il avait été clairvoyant et perspicace. Il fut en quelque sorte un héros et un prophète de ce drame gigantesque et actuel des pays sous-alimentés et sous-développés, tout en apportant une des clefs scientifiques pour son dénouement.

Nous pensons que l’histoire de sa vie et la connaissance de sa personnalité intéresseront ceux qui s’attachent à ces grandes questions actuelles.

La curiosité :

Le Dr Berczeller avait des connaissances très étendues, non seulement dans les domaines voisins de sa spécialité, mais encore dans beaucoup de grandes questions humaines comme l’histoire, la politique, l’art. Il avait une curiosité insatiable. Il lisait beaucoup et vite. Il parlait en plus du hongrois, l’allemand, l’anglais et aussi Le français, mais avec quelques difficultés.

Ses publications :

Nous possédons une liste des titres d’articles et autres documents publiés par le Dr J.Berczeller (280 environ). Mais elle serait trop longue pour être ajoutée à cet article. Jusqu’en 1923 environ, il fit des recherches de chimie biologique surtout sur le sang, les protéines, les colloïdes, la réaction de Wasserman, la sédimentation des globules, les phénomènes d’oxydation, etc.

Ensuite il se consacra essentiellement aux questions du soja. Mais il fit beaucoup d’autres études, des inventions, des projets d’invention, qui n’ont pas été publiés.

La biométrie :

Le Dr Berczeller s’intéressait aux grandes questions scientifiques. Dès 1932, il sentait et prévoyait le développement des méthodes biométriques, quoiqu’il ne fut pas mathématicien. Il nous encouragea dans cette voie d’études, alors à ses débuts.

Toutes ses recherches de géographie agricole et alimentaire étaient du reste dirigées par ces idées scientifiques générales. Elles conduisaient logiquement à l’économétrie de l’agriculture.

L’organisation générale des sciences :

Le Dr Berczeller voyait clairement le grand désordre des sciences modernes et s’intéressait aux solutions possibles à cette question. Il étudiait aussi les problèmes de la documentation et la documentologie. Il nous donna une introduction pour M. Paul Otlet, Président de l’institut de Bibliographie de Bruxelles.

En 1940, il nous disait encore qu’il voudrait avoir le temps et la possibilité d’écrire un livre sur ces questions générales et sur les vues qu’il avait pu acquérir sur elles.

Cette grande généralité et l’envergure de ses pensées nous a semblé une de ses caractéristiques les plus précieuses. C’est elle qui l’a conduit à manier et à dominer ce problème géant de l’alimentation mondiale.

Les affaires internationales :

Comme nous l’avons déjà dit, le Dr Berczeller s’intéressait beaucoup aux affaires internationales et aux organisations internationales, il nous expliqua ses idées sur ces questions en 1932, lorsqu’il était à Londres. Londres était à cette époque le centre du commerce mondial et des relations avec les pays “sous-développés” d’Asie et d’Afrique.

Il conserva jusqu’au bout une foi robuste dans les possibilités des organismes internationaux et dans la fécondité d’un point de vue international, au-dessus des Etats.

Origine israélite :

Nous avons appris en juin 1940, lorsque le Dr Berczeller s’est replié à Toulouse au moment de l’Armistice, qu’il était d’origine israélite, issu d’une riche famille de médecins juifs de Budapest, bienfaiteurs des hôpitaux. Nous avions ignoré ce fait jusqu’alors. En 1934, le Dr Berozeller dut se séparer de son épouse, Mme Selma Berczeller qui était Allemande “aryenne” et “pronazie”.
Berczeller ne parlait jamais des questions juives. Il semblait plutôt orienté vers le protestantisme. Mais nous avons vu dans diverses circonstances de la période de guerre, qu’il avait conservé le vif sentiment de ses origines.

En Grande-Bretagne :

Nous avions rencontré le Dr Berczeller à Londres dans l”lndividuality Bookshop”, petite librairie de propagande du Parti conservateur britannique.

Berczeller vécut longtemps à Londres. Il aimait la vie anglaise, ses institutions, son libéralisme. En 1932, il était en relations avec beaucoup de membres du Parti Conservateur, qui songeaient à une politique d’alimentation pour l’Europe. Il nous apparaît comme très proche intellectuellement de ces grands Juifs qui ont tant fait, au XIXe et au XXéme siècle, pour l’empire britannique : Lord Beaconsfield (Disraeli), Lord Reading (Isaac Rufus), Sir Philip Sassoon, Sir Oswald Mond, etc.

Nous pourrions le rapprocher aussi de David Lublin, Juif polonais qui fit fortune aux Etats-Unis et fonda ensuite, vers 1902, avec le roi d’Italie Victor-Emmanuel, l’institut International d’Agriculture de Rome.

Ses droits en Allemagne :

En 1947, le Dr Berczeller nous expliqua que ses droits de brevets sur le soja traité en Allemagne par ses procédés, étaient considérables. Il les estimait à cinq millions de livres sterling. Hiltler l’avait complètement spolié.

Mais après la chute de ce dernier, il pouvait récupérer entièrement ces redevances, en tant qu’Israélite.

Il avait cherché à Paris des avocats pour soutenir ses droits, mais sans succès…

Comme il était seul et sans enfants, il voulait consacrer cette fortune à son projet de Laboratoire international de Nutrition.

Nous n’avions pas de preuves de ce fait considérable. Son état de santé mental pouvait faire douter un peu de la réalité de ses affirmations.
Nous restions assez prudent en face de cette question. Cependant le Dr Berczeller nous avait toujours dit la vérité lorsqu’il était en bonne santé. Il était fort possible que cette affirmation sur sa fortune fût vraie.

Collaborateurs et amis :

Le Dr Berczeller avait collaboré ou discuté avec de très nombreuses personnes dans divers pays.

Voici une courte liste de certaines d’entre elles. Mais plusieurs de ces personnes sont décédées. Nous indiquons aussi diverses institutions avec lesquelles il collabora. C’est dans ces institutions qu’on pourrait retrouver des personnes qui l’ont connu1.

Liste de divers organismes et personnalités avec lesquelles le Dr Berczeller était en relation :

A Budapest :

Université de Budapest (où il avait été professeur).

Institut Royal Hongrois de Chimie (Pr Alfred Savecker).

Station Expérimentale de Physiologie vétérinaire de Budapest.

(Dr Stephan Weiser).

A Vienne :

Institut d’alimentation de Vienne (Victor FA. Richter).

Institut de Physiologie (Pr A. Durig, Dr H. Wastl).

Institut de Pharmacologie (Pr Wasicky, Doyen Ernest Kupelweiser).
Pr Zederbauer

Dr Hugo Glaser

Dr Harnish

Dr H.Prinz

Dr Alfred Schneiker

Frau Herta Spring, Présidente des “Bundes Osterreichsche Frauen Vereine”.

Frau Olga Hess, Directrice du “Bundeslehransstalt fur wirtschaftlischer Frauenberufe”.

Dr Leopold Mali, Directeur du “Reichanstait fur Mutter und Sauglinsfurorge”.
P. Franlcfurter, Expert en boulangerie

A Prague :

Pr. D. Stoklasa

Pr Mayerhoffer

Etablissements Skoda

Dans l’Empire Britannique :

Royal Empire Society, (Miss Eddie A. Hormbrook).

John Freud, physiologiste à University College de Cork (Irlande).

Pr I.R. Parson, Professor for Medicai Research, Mac Gili University Clinic, Montreal, (Canada).

Nous avions le devoir austère mais rendu agréable par les sentiments d’une ancienne amitié, d’apporter ainsi une contribution à la biographie de ce savant médecin et biochimiste et de tenter de faire revivre sa grande figure mal connue. Peut-être la sympathie des amis de l’histoire de la médecine pourra-t-elle lui faire rendre une justice posthume.


1 Ndlr. Quand on pense à la futilité de certains travaux universitaires, on se dit que l’œuvre et la vie de Berczeller donnerait matière à une ou plusieurs thèses autrement passionnantes.

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