Comment la beauté sauvera le monde

Par le Card. Jean Daniélou

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Card. Jean Daniélou1

Résumé : Face à l’envahissement de toute la civilisation par la science et la technique, l’auteur s’interroge sur le rôle du génie artistique ou littéraire : pénétrer les profondeurs du réel, dépasser les conditionnements, humaniser la « barbarie » d’un progrès seulement matériel par la contemplation et l’émerveillement qui sont les aliments véritables du progrès spirituel et moral.

La culture littéraire fait aujourd’hui figure de parent pauvre. Incapable de justifier sa raison d’être, elle subit l’attrait de la science et devient la proie des sociologues, des psychanalystes, des linguistes. Les premiers étonnés sont les scientifiques eux-mêmes qui, conscients des limites de leur méthode, attendent de la littérature un complément qu’elle ne leur apporte pas et la prennent plus au sérieux que les littérateurs eux-mêmes. Ils sont raison. La littérature a dans une société la fonction irremplaçable d’être « instrument de culture intérieure ». C’est parce qu’elle a cessé de l’accomplir qu’elle est menacée de disparition. Sa seule chance de survie est de retrouver sa mission propre. Certes on peut réduire la littérature à un pur exercice formel. C’est ce que font nombre d’écrivains d’aujourd’hui. Mais nous en avons une idée plus haute. La littérature joue un rôle éminent pour faire percevoir, dans les choses visibles, un contenu caché que nous pouvons appeler leur mystère. Or si le monde visible apparaît si chargé de mystère, qu’en est-il de l’homme, qui est à lui seul un monde ? Les vrais écrivains apportent à la civilisation le sens du mystère de l’homme. Non pas seulement un sens abstrait de la personne humaine, mais cet émoi, pénétré de respect, devant l’abîme d’une seule âme d’homme.

Or ce respect de l’homme, notre temps l’a perdu. Malraux l’a justement nommé le temps du mépris. La civilisation technique, qui est faite pour libérer les hommes de leurs servitudes et leur permettre d’accéder plus nombreux à une vie personnelle, est devenue un instrument d’avilissement pour toute une part de la société.

La psychologie, sous prétexte de déceler les vrais mobiles de la conduite humaine, la réduit trop souvent à un jeu d’instincts. Les Etats ne voient plus dans les personnes que des rouages de la collectivité et les sacrifient pour parvenir à leurs fins. Les écrivains doivent nous réapprendre que l’homme est plus que la technique, plus que la société, plus que l’Etat, qui ne sont faits que pour l’aider à s’accomplir et seulement alors deviennent des éléments de civilisation.

La mission de l’écrivain n’est pas de créer un univers illusoire, un paradis artificiel pour nous consoler d’une réalité qui serait absurde. C’est là ce qu’ont pensé les surréalistes, opposant une création imaginaire à la création de Dieu qu’ils rejetaient. Il n’a pas besoin non plus de s’imaginer susciter l’intérêt en cherchant dans des situations paradoxales, dans l’anormal, dans l’insolite des sources de renouvellement. Le grand artiste est au contraire celui qui est capable de percevoir la poésie qui est celle des paysages familiers, de l’existence quotidienne dans leur richesse inépuisable.

L’art est perception de la profondeur de cette réalité. Les peintres du XVIème siècle reprenaient indéfiniment le même tableau  en essayant de s’enfoncer dans des épaisseurs de plus en plus grandes ; les écrivains du XVIIème siècle reprenaient les sujets les plus rebattus, recommençaient des Phèdre et des Iphigénie et arrivaient ainsi à pénétrer toujours davantage dans une découverte merveilleuse des abîmes du réel. Il y a, dans le fait pour l’esprit d’être ennuyé par le réel, quelque chose qui ressemble au cas de ces estomacs dépravés qui ne supportent plus les nourritures saines. Et il est triste de voir cette espèce de nausée à l’égard de ce qui constitue le fond inépuisable de la réalité qui nous est donnée.

Cette nausée est finalement une sorte de ressentiment contre la création, de jalousie par rapport à Dieu, de prétention de faire mieux, qui en réalité trahit une impossibilité à sortir de soi, à s’ouvrir, et en particulier à admirer, qui apparaît comme une des tares de l’intelligence d’aujourd’hui.

Comme fasciné par ses propres inventions, l’homme moderne ne semble plus capable d’apprécier que ce où il trouve l’expression de lui-même.

Il éprouve une sorte d’impatience à reconnaître la valeur de ce qui n’est pas le produit de son ingéniosité, à s’ouvrir à la contemplation de l’être.

Or, comme l’a écrit Pierre Emmanuel, « les mots clefs de la culture ne sont pas éducation, connaissance, divertissement, mais contemplation, silence, joie. Les trois premiers correspondent à des activités, les trois derniers désignent des états de l’âme… Le plus honnête projet culturel ne peut que préparer comme en creux les conditions de ce passage à la limite qui est la découverte mystérieuse de l’être. »2

Claudel l’a dit à propos de Dante : « L’objet de la poésie, ce n’est pas, comme on le dit parfois, les rêves, les illusions ou les idées. C’est la sainte réalité donnée une fois pour toutes. C’est l’univers des choses visibles auquel la foi ajoute celui des choses invisibles. La poesia perennis n’invente pas ses thèmes, mais reprend éternellement ceux que la création lui fournit, à la manière de notre liturgie dont on ne se lasse pas plus que du spectacle des saisons. Le but de la poésie n’est pas, comme dit Baudelaire, de plonger « au fond de l’infini pour trouver du nouveau », mais au fond du défini pour y trouver l’inépuisable. C’est cette poésie qui est celle de Dante. »3

Cette réalité, certes les vrais philosophes nous y donnent accès. Mais le rôle irremplaçable de l’artiste est de nous la faire percevoir dans son évidence concrète. Soljenitsyne l’a admirablement dit : « Un jour, Dostoïevski a laissé échapper cette énigmatique remarque : La beauté sauvera le monde. Pendant longtemps j’ai pensé que ce n’était que des mots. Quand donc, au cours de notre sanglante histoire, la beauté a-t-elle sauvé qui que ce soit ? Il existe toutefois une certaine particularité dans l’essence même de la beauté et dans la nature même de l’art : la conviction profonde qu’entraîne une vraie œuvre d’art est absolument irréfutable et elle contraint même le cœur le plus hostile à se soumettre. »4

La signification de l’œuvre d’art est de manifester le réel et non pas d’opposer des systèmes à des systèmes. Ce qui m’intéresse c’est la réalité. Où que je trouve cette réalité, du moment que c’est du réel, j’y adhère. « Ne nous scandalisons pas, disait Péguy, pour plaire à des misérables dévots, de voir la vérité revenir par où nous ne l’attendions pas. »

Même si c’est mon adversaire qui dit quelque chose de vrai, l’intelligence est de reconnaître que c’est vrai. On risque aujourd’hui d’oublier que l’intelligence c’est de connaître la réalité inépuisable et non de lui substituer des systèmes artificiels. Il ne faut pas remplacer cet usage honnête de l’intelligence par un usage pervers de l’intelligence. Ou bien il ne resterait qu’à s’enfermer dans le silence pour se soustraire au vain bruit des paroles.

Les sources de la décadences de la culture littéraire ont été bien analysées par Péguy.5 La première est sa corruption par l’argent dans la société marchande, la commercialisation de la littérature qui devient une marchandise, victime d’une publicité qui cherche à flatter les passions. A cela s’oppose un art littéraire qui relève de la production. C’est l’art qui est travail honnête, probe, artisanal. Les modes, le snobisme, les terreurs, même exercés par des intellectuels de gauche, sont typiquement bourgeois. L’art authentique est lié au peuple, au sens où le peuple signifie un certain honneur de travail, ce que Proust nomme à merveille « la qualité en quelque sorte de l’intelligence« .

Mais si l’art littéraire est menacé par l’argent, il l’est plus encore par le scientisme. Péguy est un admirateur de la science. Il a trop le goût du réel pour ne pas aimer l’objectivité. Mais il est le témoin d’une tentative du « parti intellectuel », de la Sorbonne, pour traiter l’œuvre d’art avec les méthodes qui sont celles des sciences naturelles. On pense expliquer l’œuvre d’art en déterminant l’ensemble de ses conditionnements. Or l’étude de ces conditionnements laisse échapper l’essentiel de l’œuvre d’art, qui est le génie. Le génie n’est pas de l’incertain et du confus. Il est « du dur, de l’arrêté, de l’exact« .

Mais il relève d’une autre rigueur.

Ce sont des esprits qui ont une formation scientifique, comme Pascal et Bergson, qui perçoivent la différence des ordres. Et ce sont les pseudo-savants qui les confondent.

Cette influence de la science sur la littérature a une conséquence que Péguy a bien en vue, le modernisme. Appliquer une méthode seulement historique aux œuvres littéraires, c’est-à-dire les étudier comme l’expression d’un langage, c’est les étudier comme l’expression d’une société ; de même aujourd’hui y voir l’expression d’un langage, c’est leur conférer un caractère irrémédiablement anachronique et par conséquent inévitablement les rejeter de la culture. Mais précisément le contenu même de la culture littéraire est la familiarité avec la qualité géniale des œuvres passées, parce que cette qualité géniale n’est pas à la merci de l’histoire. L’historicisme risque de détruire les instruments mêmes de la culture littéraire, en ne retenant d’eux que ce qui est l’expression d’un passé discrédité.

Confrontée à la situation présente de la science littéraire, la critique de Péguy est d’une saisissante actualité. Les dangers qu’il avait prophétiquement perçus ont déployé leurs conséquences. Mais en même temps la gravité de ces conséquences apparaît davantage. Il est possible que l’avertissement de Péguy, mal écouté de son temps, mal interprété par la suite, soit enfin entendu. Non seulement la civilisation technique ne détruit pas la littérature, mais elle l’appelle comme un impérieux besoin. Rien n’est plus sérieux aujourd’hui que l’œuvre littéraire. Mais il faut pour cela qu’elle exprime les profondeurs de l’homme, à la barbe des commerçants et des sociologues.

Il y a donc un équilibre à trouver si nous voulons donner une culture totale. Le problème est d’arriver à assurer une vraie formation scientifique à tous les niveaux, y compris en sociologie et en psychologie, et à favoriser en même temps la familiarité avec tout ce qu’il y a eu de valeurs essentielles dans l’art, la littérature, la philosophie : donner le sens de la qualité, le sens du génie ; éveiller l’admiration pour les valeurs morales, esthétiques, spirituelles profondes ; rejoindre ainsi le « cœur » qui n’est pas la sensibilité, mais, si on prend le mot au sens biblique, l’homme intérieur, tel est l’esprit d’une éducation qui tient compte de l’authentique tradition tout en étant d’une singulière actualité.

Ce qui manque à notre temps pour trouver son équilibre, ce n’est pas l’équipement technique, qui est plus développé qu’il n’a jamais été, mais l’esprit intérieur, sans lequel le peuple le mieux équipé qui soit n’en est pas moins un peuple barbare. Il ne s’agit pas ici de déprécier la science, dont l’importance est grande. Elle peut modifier l’infrastructure économique de l’existence humaine. Mais ce qui constitue finalement une civilisation, ce sont les valeurs spirituelles, dans lesquelles elle s’exprime. Or de ces profondeurs spirituelles, sur lesquelles on doit juger de la qualité d’une civilisation, la littérature et singulièrement la poésie sont l’expression.


1 Extrait de La culture trahie par les siens, éd. Epi, Paris, 1972, pp.12-18.

2 Pour une politique de la culture, p.79.

3 Positions et propositions, I, p.166.

4 L’Express, 4-10 sept. 1972, p.98.

5 Voir Jacques Viard, Socialisme et art littéraire selon Péguy, Paris Klingsieck, 1969.

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