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Par Dominique Tassot
Certaines langues, -dont le latin (edo et sum donnent est) et le russe (iest et iest)- restituent mieux que la nôtre cette profonde idée que « l‘homme est ce qu’il mange« . Les religions à sacrifices sanglants faisaient communier dans une manducation rituelle. En Chine antique, le fils aîné devait boire un bouillon cuit avec de la chair prise sur le cadavre de son père. Les Indiens d’Amérique, en un lointain souvenir de la permission donnée à Noé (Gen. 9:3), s’excusaient devant le gibier tué d’avoir dû prendre sa vie, pourtant sacrée. Ils auraient honni l’idée d’une chasse de pur plaisir passionnel, oublieuse du lien cosmique reliant tous les êtres au Grand Esprit devant lequel rien n’importe plus que de rester « juste ».
L’alimentation ne peut donc être abandonnée à la déraison des caprices gustatifs. La maladie, d’ailleurs, vient vite rappeler à l’ordre celui qui transgresse les lois de la vie saine. On comprendra ainsi tout l’intérêt des articles donnés dans la rubrique « Science et Technique ». En nous découvrant certains mystères des arômes, Christian Terroir montre pourquoi il importe de ne pas « dénaturer » le goût des aliments (c’est une forme de respect du Créateur) ; il montre aussi le défi intellectuel que représente pour nos intelligences la notion de « naturel » : toute cuisine, par définition, transforme les ingrédients, associe les arômes et crée des habitudes pour le palais comme pour l’estomac. Alors, où commence et où s’arrête le naturel ?
L’histoire de la découverte du soja alimentaire par Berczeller – dont il a fallu repousser la fin au numéro 13 – donne une leçon riche d’enseignements. Comment et pourquoi a-t-il fallu attendre 1922 pour rendre facilement comestible une fève si importante aujourd’hui : quatrième culture mondiale, après le blé, le riz et le maïs, principale source de protéines chez plusieurs peuples ; dotée d’une palette culinaire presque sans rivale ?… Qui donc, sinon les saints, mériteraient mieux que le Dr Berczeller le titre de bienfaiteur de l’humanité au vingtième siècle ? Et pourtant son nom est ignoré de toutes les encyclopédies, même spécialisées, que nous avons pu consulter.
Hormis ses nombreuses publications scientifiques, enfouies dans les plis de revues techniques et poussiéreuses trop anciennes pour jamais connaître la mise sur internet, nous n’avons pu trouver que deux articles sur lui : ceux que nous republions. Encore les devons-nous à l’obligeance d’Alain Desaint dont les lecteurs du Cep n°6 connaissent le « regard biblique sur l’alimentation« .
On a dit, à propos de l’avortement et de l’eugénisme aujourd’hui masqué en thérapeutique : « une société se juge à la manière dont elle traite les plus petits d’entre les siens« . On pourrait aussi bien dire : une société se juge à la manière dont elle reconnaît la véritable grandeur, mesurée à l’aune du service rendu. A ce titre, l’affaire Berczeller est loin d’être unique ! Quelle condamnation plus terrible que cette phrase de saint Jean, quand on pense à Celui qu’elle désigne et à ce qu’Il représentait pour son peuple : « Il était dans le monde, et le monde a existé par lui, et le monde ne l’a pas reconnu. Il est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas accueilli » (Jn 1; 10-11).
En vérité le jugement juge le juge, et il y a des « jugements par omission » qui condamnent notre société aussi sûrement que ses crimes patents. On en trouve un exemple avec la sous-information, pour ne pas dire la désinformation, sur les drames qu’a provoqués l’instauration du communisme en Russie. L’histoire du prisonnier n°18376 vient ici en témoigner. Délivré de leurs œillères idéologiques par la réalité brutale du Goulag1, les déportés russes inventèrent l’expression « la grande zone » (bolchaïa zona) pour désigner l’Union Soviétique tout entière. Pendant 70 ans -soit deux générations- furent abolies ces libertés qui font la différence entre société humaine et fourmilière : liberté de déplacement, de travail, d’opinion, de propriété, etc… On ne peut comprendre l’état présent de la Russie sans mesurer d’abord les dégâts matériels et surtout moraux que le rouleau compresseur communiste a laissés derrière lui. Et pourtant, là où le péché abonde, la grâce surabonde : les fioretti de Père Arsénié le montrent.
Autre cas de désinformation par sous-information : l’œuvre des chrétiens sociaux.
En exergue de la rubrique « Société » figure désormais une maxime du Père Jean-Léon Le Prévost (1803-1874), membre du petit groupe d’étudiants qui fonda, avec Frédéric Ozanam, la Conférence de Saint Vincent de Paul. Le Père Le Prévost notait avec une perspicacité inspirée : « Il a plu à Dieu qu’on ne pût faire aucun bien aux hommes qu’en les aimant« . Cette phrase donne une des clés de l’histoire moderne, en même temps qu’elle condamne le socialisme2. Car des philosophes des Lumières ou des révolutionnaires qui ont voulu élever les hommes vers l’idée abstraite qu’ils s’en faisaient, peut-on dire qu’ils aimaient véritablement ceux dont ils détruisaient les croyances intimes et dont ils méprisaient les joies simples. Aime-t-on le peuple selon la vérité, lorsqu’avec tous les propagandistes on partage le cynisme de Voltaire écrivant : « Le peuple demande a être éclairé ; mais on y parvient d’autant mieux qu’on ne l’éclaire que peu à peu « ? Aime-t-on vraiment le peuple, lorsqu’on peut dire avec Condorcet, en pleine Assemblée Législative : « Que le monde périsse, plutôt que de sacrifier nos principes d’égalité ! » ?… ou avec Lénine : « Qu’importe si 98 % des Russes meurent, tant que notre révolution triomphe ! » ?…
De même les étudiants d’Oxford qui, tel Cecil Rhodes, se réunissaient autour de John Ruskin3 pour rêver au nouvel ordre du monde. Ces élitistes convaincus de savoir mieux que nous ce qui est bon pour nous et, depuis, ces administrateurs recrutés par cooptation à la tête des puissantes bureaucratie internationales, peut-on dire qu’ils agissent mus par l’amour de leurs contemporains ? Dès lors peut-on croire qu’il en sortira quelque bien, si ce n’est par accident ?
Le bref article de Benjamin Guillemaind sur la législation sociale en France met en lumière ce paradoxe à la Berczeller : presque toute la gloire est recueillie par les socialistes qui ont su s’en approprier la rente politique, alors que presque tout le bien est dû aux chrétiens qui ne songeaient qu’à aimer leurs frères.
Autre paradoxe de nos sociétés incohérentes autant qu’inconséquentes, celui de la promotion de l’homosexualité, alors qu’on a fait de la santé une sorte d’absolu. Aujourd’hui les Caisses d’Assurances enquêtent auprès des mairies pour tenter d’identifier les retraités qui furent en contact avec l’amiante au cours de leur vie professionnelle. L’idée, louable, est d’attirer leur attention sur le risque induit et sur les mesure à prendre, au moins pour surveiller leur santé. On espère ainsi leur gagner quelques mois de vie et ce serait bien, surtout si ces mois leur donnaient l’occasion d’une véritable conversion, in extremis.
Dans le même temps les statistiques américaines citées par Jean-Marc Berthoud donnent pour longévité moyenne des homosexuels 42 ans (sans SIDA) et 39 ans (avec SIDA). Seulement 9 % des homosexuels sans SIDA et 23 % des lesbiennes vivraient encore à l’âge de 65 ans. Si donc les autorités administratives avaient véritablement à cœur le souci de prolonger la vie humaine, ultime absolu dans une société « humaniste », on les verrait aussitôt lancer contre l’homosexualité des campagnes autrement vigoureuses que celles qu’elles mènent contre le tabac ou pour la ceinture de sécurité !… Or c’est l’inverse. Les manuels scolaires banalisent l’homosexualité ; il devient même presque interdit de l’interdire ou de la critiquer, alors que le Nouveau comme l’Ancien Testament la condamnent en des termes qui font frémir.
On le voit avec ces quelques articles, l’opposition entre l’esprit du monde et l’Esprit divin est assez radicale pour qu’il soit souvent facile de les démêler. Car la citation de saint Paul, en page de couverture, vaut beaucoup plus qu’une simple exhortation : il s’agit d’une véritable méthode, d’un outil critique au service de l’intelligence, d’une lumière pénétrante. Oui, vraiment, en tout lieu et en tout temps, en toute chose et en toute rencontre, pourquoi ne pas toujours « tout reconsidérer dans le Christ » ?
1 Goulag : Contraction de l’expression : Direction d’Etat des Camps. Elle a dirigé par moments plus de 10 millions d’hommes, et si de nombreux récits décrivent assez bien la vie des prisonnier, du côté des gardiens règne un grand silence d’archives et de biographies.
2 Le socialisme et non les socialistes ; l’idée et non les personnes : les limites de l’esprit humain font qu’il se rencontre des hommes de bonne volonté dans tous les partis. C’est pourquoi Jésus-Christ a pu dire à ses apôtres : « Qui n’est pas contre nous, est pour nous » (Marc 9;40).
3 John Ruskin (1819-1900), premier titulaire d’une chaire de Beaux Arts à Oxford, lança en Grande-Bretagne le mouvement socialiste élitiste qui devait par la suite donner les boursiers Rhodes (tel Clinton), la Fabian Society et, par ricochet, les innombrables cercles influents qui structurent le courant mondialiste aujourd’hui plus puissant que les Etats nationaux.