Partager la publication "Le grec de Pilate selon l’Evangile de saint Jean"
Par Pierre Courouble
Résumé : L’évangile de saint Jean est écrit dans une langue grecque parfaitement maîtrisée : les verbes sont employés avec leur juste forme (temps et aspect) alors qu’il s’agit là d’une difficulté majeure bien connue des étudiants !… Or deux phrases prononcées par Pilate (« Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit », et « Quelle accusation portez-vous contre cet homme ? »), présentent des « erreurs » de vocabulaire et de conjugaison qui seraient inexplicables sous la plume d’un écrivain possédant bien la langue grecque, tandis qu’elles coulent de source s’il s’agit d’un locuteur latin. Pour que l’évangéliste les ait reproduites telles quelles, il faut donc qu’il ait écrit aussitôt l’événement, à l’intention de lecteurs qui avaient connu et entendu personnellement Pilate. Il y a ici une preuve manifeste d’antiquité et d’authenticité du quatrième évangile.
Comme tous les fonctionnaires de l’Empire nommés en Orient, Pilate, qui est de langue latine, a dû apprendre le grec. C’est la langue véhiculaire à l’Est de l’Adriatique ; on la parle à Césarée comme à Jérusalem, comme aussi dans le reste de la Palestine pour peu qu’on soit lettré. Les membres du Sanhédrin, qui représentent une élite intellectuelle juive, possèdent cette langue, qui est d’ailleurs celle des rapports avec Rome. Le latin, lui, est plus ignoré, mais il n’est pas inconnu. Que Pilate ait donc fait placarder en trois langues l’inscription sur la croix de Jésus n’a rien d’exceptionnel. Précisément, à propos de cette inscription, l’évangile de saint Jean nous permet d’entendre Pilate parler grec, et ses paroles valent d’être examinées de près, de même que celles par lesquelles il a ouvert le procès de Jésus (Jn 19,22 et 18,29).
Les grands-prêtres des Juifs, mécontents de voir désigné comme « Roi des Juifs » celui qu’ils viennent de crucifier, se rendent donc auprès de Pilate pour protester. Sa réponse est peut-être plus connue dans sa version latine : « Quod scripsi scripsi » (ce que j’ai écrit, je l’ai écrit). Elle sonne parfaitement en latin, frappée de l’Imperatoria brevitas du peuple « qui se souvient de régner sur les peuples« . En grec, l’évangile dit : « ό γεγραφα γεγραφα (o gégrapha gégrapha). » Et ici, cela ne va plus.
Le latin n’a qu’un seul temps, le parfait – scripsi – pour exprimer l’action passée et son résultat : « ce que j’ai écrit (ce matin), je l’ai écrit (pour de bon, et cela restera écrit) ». Or, ce sont là deux aspects que le grec, depuis Homère jusqu’à nos jours, distingue soigneusement : il mettrait le premier verbe à l’aoriste, et le second au parfait. D’autre part, le quod « ce que », qui est un collectif, se traduirait plutôt par le pluriel du neutre que par le singulier. Si Pilate n’avait pas pensé en latin ce qu’il a dit en grec, s’il avait mieux possédé cette langue, il aurait dit : « Α έγραψα γέγραφα ( A égrapsa gégrapha) ». C’est sans doute moins impressionnant, mais plus précis ; moins latin, plus grec.
Lorsqu’au matin de ce jour, les Juifs ont amené Jésus pour obtenir contre lui la sentence de mort, Pilate a d’abord demandé : « Quelle accusation portez-vous contre cet homme ? » ; en latin, selon la vulgate : « Quam accusationem affertis adversus hominem hunc ?« . S’agirait-il d’une phrase rituelle par laquelle le juge ouvrait l’audience ? En grec, l’évangile nous la rapporte ainsi : Τίνα κατηγορίαν φέρετε κατά του άνθρωπου τούτου (Tina katègorian phérété kata tou anthrôpou toutou) ; Et de nouveau nous voyons Pilate, en étranger qui manie mal le grec, y glisser du latin. Une première erreur, assez bénigne, porte sur l’interrogatif : Tina interroge sur l’identité ; pour interroger sur l’espèce (« Quelle espèce d’accusation : Vol ? violence ?.. »), le grec emploierait ποίαν ( poïan), tandis que le latin n’a qu’un seul mot pour les deux emplois. Mais c’est le verbe qui est incorrect. Nous disons « porter » une accusation, à la suite du latin qui emploie le verbe fero ou affero. Le grec dit « faire » une accusation ; le verbe employé est ποιω (poïô), mais il l’emploie à la voix « moyenne », et non pas à la voix « active », pour indiquer que l’accusateur s’engage dans le grief qu’il porte.
On aurait donc ceci : ποίαν καθηγορίαν ποιεϊσθε κατά του άνθρωπου τούτου (poïan kathègorian poïéisthé kata tou anthrôpou toutou); Pilate, pensant en latin, utilise le verbe grec φερω (férô), parce qu’il est homonyme du latin, alors qu’il n’a aucun sens ici, et il le met à la voix « active », comme il le ferait en latin.
Que conclure de ces observations ? Remarquons d’abord que ces incorrections – et notamment l’emploi défectueux des verbes – ne peuvent pas avoir été imaginées par un Grec ou un écrivain familier du grec.
Or l’auteur du quatrième évangile connaît bien le grec, et ne se trompe jamais sur le choix des formes verbales grecques et de leurs aspects. Elles sont encore moins l’oeuvre d’un Sémite. Seul un Latin pouvait les commettre. Elles ont donc toutes chances d’être des phrases prises sur le vif, telles que Pilate les a prononcées.
Pilate a été révoqué au début de l’an 36, moins de six ans après la Passion, et il a quitté la Palestine. Il laissait le souvenir d’un gouverneur à la main lourde, mais des détails comme ceux que nous venons de souligner n’ont pas dû surnager longtemps dans les mémoires. Un Français qui aurait eu, sous l’occupation allemande, maille à partir avec von Stülpnagel, gouverneur militaire de Paris, aurait sans doute raconté ensuite son entrevue en reproduisant les éventuelles maladresses de son interlocuteur ; mais cette imitation n’a qu’un temps. Passées les premières années de l’après-guerre, elle perd son sel devant un auditoire de qui ces événements s’éloignent, et qui n’a pas connu le personnage imité. La manière dont saint Jean rapporte les paroles de Pilate n’a vraiment d’intérêt pour le lecteur ou l’auditeur que s’il est encore en place, ou parti depuis peu, et que sa silhouette vit encore dans le souvenir des chrétiens de Jérusalem. Ces détails pris sur le vif, mis par écrit dans les quelques années qui ont suivi la Passion, nous semblent inexplicables si l’on persiste à dater le quatrième évangile trente ou soixante ans plus tard.