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Par Claude Éon
Résumé : Le grand mérite de l’Intelligent Design, en tant que mouvement, est d’avoir permis qu’un courant antidarwinien prenne pied dans les universités américaines (cf. l’article de C. Eon dans Le Cep n° 35, p.40). Mais les ennemis de nos ennemis peuvent être de faux amis, ou encore des amis « en recherche » qu’il convient d’éclairer sur les faiblesses de leur position. C. Éon montre ici les insuffisances philosophiques de l’ID : faire de l’intelligence une cause (en sus du hasard et de la nécessité), mais ignorer les 4 causes d’Aristote, pourtant le fondateur de la philosophie de la nature ; ne voir les traces d’une intelligence que dans les êtres complexes ou les événements improbables ; s’interdire la recherche rationnelle d’une Cause première (rejet de la métaphysique). Au fond, l’ID reste engoncée dans la vision scientiste et naturaliste du monde et son seul apport est de reconnaître l’existence de causes intelligentes aux côtés des causes matérielles.
La thèse fondamentale du néo-darwinisme est que l’Évolution avance à l’aveuglette sans aucune force ni aucun agent pour la diriger. Aux yeux des scientifiques athées, c’est là son principal titre de gloire. Alors que Paley, constatant une finalité dans la nature, en concluait à l’existence de Dieu, Dawkins ne voit qu’une apparence de finalité « dirigée » par un horloger aveugle. D’où sa célèbre formule : » Darwin a permis de devenir un athée intellectuellement comblé « .1
Curieusement, chez Darwin lui-même ce rejet de toute finalité ne s’est pas effectué sans douleur ni hésitation. L’idée de création était alors encore si prévalente que les amis de Darwin, à son grand désespoir, interprétaient spontanément la sélection naturelle comme le moyen utilisé par Dieu pour diriger l’Évolution. Si cette conception l’emportait, c’en était fait du rôle explicatif de la sélection naturelle. En montrant comment une adaptation aveugle et graduelle pouvait contrefaire les apparences d’une finalité, Dieu devenait complètement inutile.
Et cependant, toute sa vie durant, Darwin a été taraudé par cette question: « Je ne puis croire que le monde tel que nous le voyons soit le résultat du hasard; et pourtant je ne puis voir dans chaque chose le produit d’une finalité », écrit-il à son ami Asa Gray.
C’est face à cette négation de toute finalité prônée par le darwinisme, que se situe le mouvement de l‘Intelligent Design (en français « intelligence intentionnelle »), désormais abrégé en ID. Sa thèse centrale est en effet qu’il existe des structures naturelles qui ne peuvent s’expliquer par des forces naturelles non dirigées et qui montrent des caractéristiques telles qu’en toute autre circonstance on les attribuerait à une intelligence.
Au fond l’ID est la science qui étudie les signes d’intelligence. Son véritable but est de définir scientifiquement les critères de distinction entre ce qui est causé par l’intelligence et ce qui ne l’est pas. Sous cet angle, il ne s’agit pas d’une nouveauté car plusieurs sciences utilisent déjà cette distinction. Ainsi la science médico-légale cherchant à connaître la cause d’un décès: est-ce un accident (le hasard) ou un acte volontaire accompli par une intelligence ? Ainsi également l’archéologie: tel objet est-il ou non un artefact humain ? Mais l’exemple le plus frappant est sans doute le programme américain dit SETI (Search for Extraterrestrial Intelligence) ou recherche d’une intelligence extra-terrestre pour lequel des millions de dollars sont dépensés dans l’espoir de découvrir un message émanant sans équivoque d’une intelligence autre qu’humaine. Tout l’effort de l’ID est alors de définir en quoi consiste la marque infaillible d’une intelligence.
Cette dernière laisse toujours une trace que William Dembski, le principal théoricien de l’ID, appelle une specified complexity2 : « Un évènement montre une complexité spécifique s’il est contingent et donc non nécessaire; s’il est complexe et donc non reproductible par hasard; et s’il est spécifié en ce sens qu’il atteint un objectif prédéterminé. » Par exemple, un radio-message de l’au-delà donnant la liste de tous les nombres premiers satisferait à tous ces critères.
Dans le domaine de la biologie, le Professeur Michael Behe propose une notion identique avec sa « complexité irréductible ».3 Mais à cette dernière notion la complexité spécifique ajoute le critère d’intelligence, ouvrant ainsi la voie à la théorie de l’information.
Pour l’ID le point est de savoir si la Nature, système clos de causes naturelles aveugles, peut générer une complexité spécifique. « Les concepts de complexité irréductible et de complexité spécifiée rendent empiriquement décelables les causes intelligentes et font de l’ID une théorie scientifique à part entière, se distinguant des arguments finalistes des philosophes et des théologiens, ou de ce qui est communément appelé « théologie naturelle. » 4
Ces positions de l’ID appellent quelques remarques. D’abord l’ID se présente comme une objection fondamentale à la thèse centrale du darwinisme, sans chercher à aller au-delà. C’est, à notre avis, son péché originel. D’ailleurs l’ID ne s’oppose nullement à l’évolutionnisme et certains de ses représentants, tel M. Behe, catholique de surcroît, se proclament évolutionnistes convaincus. En effet l’évolutionnisme théiste n’a rien à redouter de l’ID.
Ensuite, comme nous le verrons plus en détail, l’ID ne connaît que trois sortes de causes: le hasard, la nécessité (causes naturelles) et l’intelligence. L’ID s’inscrit ainsi en marge d’une vision traditionnelle de la philosophie de la nature à laquelle elle aurait pu et dû apporter ses arguments tirés de la science moderne en biologie et en cosmologie. Est ainsi perdue l’occasion de retrouvailles entre la science empirique et la philosophie, théologie naturelle comprise, après leur séparation malencontreuse au 17ème siècle.
L’ID se veut une science de l’intelligence, mais curieusement elle s’interdit de chercher à connaître ou à définir cette intelligence.
L’ID admet que sa position a des implications théologiques, mais elle se défend d’avoir elle-même une théologie. Chacun reste libre de concevoir comme il l’entend la nature de cette intelligence de laquelle le Cosmos – au moins dans ses structures les plus complexes – proclame l’existence. Pour Dembski, Dieu n’est pas la conséquence nécessaire:
« Il n’y a pas de raisonnement (inferential chain) partant de ces témoignages de finalité dans la nature pour aboutir à un Dieu personnel, créateur transcendant. »5
Cette position est typique d’une pensée protestante ne distinguant pas le Dieu de la philosophie et le Dieu de la théologie. A vrai dire, les protestants sont loin d’être les seuls à ne pas vouloir admettre la possibilité d’une démonstration purement rationnelle de l’existence de Dieu. Pour l’immense majorité de nos contemporains, évoquer Dieu est déjà parler religion, domaine où la subjectivité (sincère, bien entendu) est la loi! Exit toute métaphysique et toute réflexion sur la nature du réel contingent dans lequel nous vivons, pourtant objet propre de l’intelligence humaine. Et si la métaphysique a été évacuée, c’est parce que les notions premières de la philosophie de la nature ont été chassées lors de la naissance de la science expérimentale.
Depuis Aristote on devrait pourtant savoir que sans une Physique, connaissance des êtres mobiles, de la nature, il n’y a pas de Méta-Physique, connaissance de l’être en tant qu’être, abstraction faite de ses particularités physiques et de sa quantité.
D’ailleurs beaucoup de catholiques, de nos jours, sont hélas convaincus que Dieu ne peut être connu que par la Foi. Pourtant, dans l’édition française du Denzinger, il ne trouve pas moins de 15 références sous la rubrique « capacité de l’homme à connaître des vérités religieuses. » Parmi ces textes du Magistère citons le Décret de la Sacrée Congrégation des Etudes du 27 juillet 1914, qui résume les cinq voies traditionnelles de saint Thomas d’Aquin.
« Nous n’atteignons l’existence de Dieu ni dans une intuition directe ni ne pouvons la démontrer a priori mais bien a posteriori < à partir des choses crées> [Rm 1, 20], par un raisonnement allant des effets à la cause; c’est-à-dire des choses qui se meuvent et ne peuvent avoir en elles-mêmes le principe adéquat de leur mouvement au premier moteur non mû ; du déroulement des choses du monde subordonnées entre elles à la première cause sans cause; des choses corruptibles, qui pourraient aussi bien ne pas être qu’être, à l’être absolument nécessaire; des choses qui, parmi les perfections limitées de l’être, de la vie, de l’intelligence ont plus ou moins l’être, la vie et l’intelligence, à celui qui est au plus haut degré l’intelligence, la vie et l’être; enfin de l’ordre de l’univers à une intelligence séparée qui ordonne, dispose et dirige toute chose vers sa fin. »(Dz3622)6
Dans le but de « répondre aux questions les plus difficiles sur l’ID », W. Dembski a publié l’ouvrage déjà mentionné The Design Revolution. Cet important plaidoyer pro domo nous servira de guide dans l’analyse critique du mouvement.
L’Intelligent Design et la Création
Alors que la création s’intéresse à l’origine de l’être, l’ID ne considère que les êtres déjà existants, et parmi ces derniers ceux seulement qui évoquent une intelligence organisatrice. D’après Dembski on pourrait avoir une création sans ID et une ID sans création. « On pourrait avoir une doctrine de la création où Dieu crée le monde de telle manière que rien n’y oriente vers une intelligence intentionnelle. »
Il serait logiquement possible (n’oublions pas que Dembski est avant tout un mathématicien) que Dieu eût créé un monde ne donnant pas de preuve de son œuvre.
« L’ID ne cherche pas l’origine ultime de la matière et de l’énergie, mais la cause de leurs agencements actuels, particulièrement de ces réalités qui montrent une complexité spécifique. »
Bien que création et ID soient logiquement séparables, on constate cependant que la plupart des adeptes de la création pensent que celle-ci offre de nombreuses preuves d’intelligence: « Les cieux racontent la gloire de Dieu » (Ps 19, 1). Mais « comment l’univers montre l’intelligence intentionnelle reste une question controversée.(…) Pour les adeptes de l’ID cette intention est scientifiquement décelable…à la différence du croyant qui ne discerne cette intentionnalité que par la Foi. »
Une telle formulation montre bien la méconnaissance par l’ID de l’intelligibilité essentielle de l’être ainsi que des principes premiers d’une saine philosophie de la nature. En réalité, il y a derrière cette position une erreur sur la théorie de la connaissance. Depuis Descartes, en effet, l’intelligence est détournée de son objet propre, l’être sensible, en faveur de l’idée claire et pure ; idée d’autant plus pure qu’elle est davantage détachée du réel concret connu d’abord par les sens, déclarés peu fiables.
En ne cherchant l’intelligibilité que dans les réalités complexes, l’ID passe à côté de la démarche antécédente indispensable qu’est l’intelligibilité de l’être comme tel. Comme si les réalités non complexes ne renvoyaient pas, elles aussi, à une intelligence créatrice ! Le corollaire de cette attitude envers la création est naturellement que l’ID se défend de toute attache au « créationnisme scientifique. » Ce dernier, pour Dembski, repose sur deux présupposés: le monde a été créé par un agent surnaturel, et le récit de la Genèse est scientifiquement exact. Or, l’ID n’a aucun présupposé religieux: « Nulle part l’ID n’essaie d’identifier la cause intelligente responsable de la finalité dans la Nature », elle laisse cela à la philosophie et à la religion. « La création présuppose un créateur qui est à l’origine du monde et de tous ses composants. L’ID cherche seulement à expliquer l’agencement des composants à l’intérieur d’un monde déjà existant. » Cela montre que l’ID, en dépit des apparences, se rattache à la conception scientiste ou naturaliste de la science.
Pour le naturalisme, qui est l’armature philosophique officielle de la science, le monde est un système clos fonctionnant selon des lois ou causes naturelles aveugles.
Pour le naturalisme l’intelligence est elle-même un produit de l’évolution et pas du tout une cause. L’homme n’est finalement qu’un accident de la Nature! Le naturalisme se défie de l’intelligence parce qu’il voit bien que la liberté en est indissociable. Or, il n’est pas possible de concilier un déterminisme aveugle rigoureux avec une cause intelligente libre.
En refusant toute recherche sur la nature de l’intelligence, l’ID reste en harmonie avec la conception naturaliste de la science et, comme elle, rejette tout prolongement philosophique (déclaré relever de la subjectivité non rationnelle). L’ID perpétue ainsi le malheureux divorce entre la science empirique et la philosophie de la nature.
L’ID se présente comme un programme de recherche scientifique: est-ce que certaines structures naturelles montrent clairement des marques d’intelligence? Dembski reconnaît que la réponse à cette question comporte des conséquences théologiques éventuelles, mais cela ne fait aucunement de l’ID une entreprise théologique. Si tant de critiques de l’ID veulent y voir une théologie déguisée c’est parce qu’ils projettent sur l’ID ce que celle-ci dévoile dans leur propre conception, à savoir que le darwinisme est lui-même devenu une théologie. Tout autant que l’ID, le darwinisme a des implications radicales pour la théologie sans pour cela en faire une entreprise théologique. En outre, si le darwinisme, conçu comme une théorie de l’émergence de la complexité biologique, est une théorie scientifique, on ne voit pas pourquoi l’ID conçu comme une théorie sur les limites des causes naturelles non dirigées pour engendrer la complexité biologique ne serait pas, elle aussi, une théorie scientifique.
L’essentiel pour Dembski est qu’on ne puisse à aucun moment soupçonner l’ID d’être autre chose qu’une théorie purement scientifique, lavée de tout soupçon d’attache à une création, au créationnisme, à la théologie, voire même à une quelconque philosophie purement rationnelle.
L’Intelligent Design et la finalité
L’ID entend se distinguer clairement de tout argument finaliste ou téléologique. Contrairement à Paley qui, à partir de faits biologiques longuement analysés, concluait à l’existence d’une théologie naturelle, l’objet de l’ID est beaucoup plus modeste, car celle-ci se contente d’identifier des signes d’intelligence pour des conclusions strictement scientifiques.
L’ID ne s’intéresse pas aux questions de savoir si une théorie de la finalité est vraie ou si l’auteur de l’agencement complexe existe ni quels sont ses attributs. Elle est compatible avec ce que les philosophes des sciences appellent l’approche empiriste constructive de l’explication scientifique.
Pour cet empirisme la légitimité des entités scientifiques vient de leur utilité à faire avancer la science et non pas de leur réalité. C’est ainsi que la science utilise des notions dont elle n’a aucune preuve d’existence, comme par exemple la « matière noire » qui ne constituerait pas moins de 95 % de l’univers…A ce titre, l’auteur du dessein intelligent pourrait n’être qu’une entité théorique! Bref, l’argument de la finalité relève de la métaphysique ou de la théologie, mais pas de la science. Le plus grand titre de gloire de Darwin n’est-il pas d’avoir libéré la science de toute finalité en la remplaçant par un mécanisme aveugle ?
Dans les arguments de finalité on s’efforce d’établir, par une approche philosophique, l’existence et les attributs d’une cause intelligente à partir de certains caractères du monde réel. L’ID se contente d’identifier les effets d’une intelligence sans s’intéresser aux caractéristiques de cette intelligence et sans se demander où, quand, comment et pourquoi cette intelligence agit. L’ID ne cherche qu’un seul critère, la complexité spécifique, lui permettant d’en inférer une intelligence. « Ainsi, lorsqu’un évènement, un objet ou une structure dans le monde montre une complexité spécifique, on en conclut qu’une intelligence en est responsable. »7
Pour les scientifiques, les causes naturelles sont soit le hasard, soit la nécessité ou leur combinaison.
Ainsi, pour le néo-darwinisme le hasard (la variation ou mutation) et la nécessité (la « loi » de la sélection naturelle) expliquent toute la biologie. Inutile de faire appel à une cause intelligente. Pour l’ID, au contraire, l’existence d’une complexité spécifique signifie qu’on ne peut pas exclure a priori l’intelligence parmi les causes. La notion de complexité spécifique est donc au cœur de toute la théorie de l’ID. Dembski en a longuement analysé la nature qui relève essentiellement de la théorie des probabilités.
Il s’agit, en effet, de montrer que l’événement n’a aucune probabilité de relever soit du hasard, soit de la nécessité. C’est seulement à cette condition que l’on devra conclure à une cause intelligente. Ainsi pour l’ID il existe non pas deux genres de causes mais trois: le hasard, la nécessité et le « design » ou intention.
Pour conclure à une cause intelligente, Dembski propose de recourir à un filtre: le phénomène qu’il s’agit d’expliquer (1) est-il contingent ou est-il le fruit d’une nécessité ? S’il est contingent (2) est-il complexe ou est-il simplement le fruit du hasard ? S’il est complexe (3) l’est-il au point qu’il ne puisse pas être mathématiquement imputé au hasard en vertu des lois de la probabilité ? On le voit, Dembski analyse le hasard et la nécessité en probabiliste: la nécessité est un cas particulier du hasard où la probabilité tombe à zéro ou 1. Le hasard ainsi compris inclut la nécessité, le hasard (au sens ordinaire) et la combinaison des deux. Nous sommes donc en présence d’une explication mathématique du hasard et non philosophique.
Et ce qui lui permet finalement de détecter la finalité, l’intention, c’est la complexité spécifique. Quelle est alors la fiabilité de celle-ci ? Le critère n’est pas fiable pour les « faux négatifs » (quand le critère peut ne pas reconnaître des objets intelligemment causés) car les causes intelligentes peuvent imiter les causes naturelles non dirigées. Pour les « faux positifs » (quand le critère reconnaît un objet intelligemment causé ; mais l’est-il vraiment?) la complexité exceptionnelle n’est pas fiable pour éliminer, mais elle est fiable pour détecter la finalité.
Attribuer une complexité exceptionnelle à quelque chose revient à dire que la spécification à laquelle elle se conforme correspond à un évènement tout à fait improbable, compte tenu de tous les mécanismes matériels qui pourraient le produire. Il faut choisir: l’objet est soit inexplicable, soit intentionnellement conçu.
Il faut souligner le caractère probabiliste de toute cette théorie. La simple improbabilité ne suffit pas à exclure le hasard, il faut, dans chaque cas, déterminer le degré d’improbabilité qui doit être atteint avant de pouvoir exclure le hasard.
Par rapport à la conception de la causalité de la science moderne, l’apport de l’ID apparaît bien mince. Finalement elle montre seulement l’insuffisance du hasard comme cause. Mais cela nous le savions depuis Aristote : son analyse se trouve dans sa Physique (chapitre 2, livre 2). Le hasard étant la rencontre contingente, accidentelle de deux séries causales indépendantes (ou davantage), ne peut pas être, par lui-même, considéré comme une cause.
En effet, une cause accidentelle suppose la cause nécessaire à laquelle elle s’ajoute. Si tout est accidentel, il n’y a plus que des effets sans cause, et donc toute science devient impossible ! D’autre part la finalité ne se découvre pas par un simple calcul de probabilités. Le principe de finalité n’est pas perçu par l’expérience, mais par l’intelligence. « La finalité dans la nature, dans un organisme vivant par exemple, n’est pas proprement sensible comme l’est la chaleur ou la couleur. C’est un objet de soi intelligible et sensible seulement per accidens, selon le vocable aristotéliciene. En d’autres termes la finalité est accessible à la seule intelligence qui la perçoit, immédiatement et sans discursus, à la présentation de l’objet sensible. C’est ainsi qu’il est évident à notre intelligence que les ailes sont pour voler, l’œil pour voir. »8 La machinerie compliquée de l’ID ne paraît pas de nature à nous conduire à une vue exacte de la finalité dans la nature, ni même à une conception satisfaisante de la causalité dans la science. La « nécessité » reconnue par la science appelle une analyse qui serait autrement féconde et beaucoup plus radicale.
En réalité, et contrairement à son ambition, l’ID ne marque aucun progrès par rapport aux démonstrations de Paley et reste même en deçà, car lui n’hésitait pas à donner un nom à l’intelligence qu’il constatait.
L’Intelligent Design et l’information
L’erreur insurmontable de la théorie de l’évolution est de prétendre faire sortir le plus du moins: pour passer d’une espèce à une autre plus évoluée, plus complexe, il faut apporter un supplément d’information.
Dembski ne consacre pas moins de six chapitres aux rapports entre ID et information. Il se demande d’abord quelle est la différence entre l’information et la matière et quelles sont leurs relations avec la théorie de l’ID. Question intéressante pouvant amener à des aperçus sur la cause formelle, largement ignorée par la science moderne. « La matière est ce qui peut prendre n’importe quelle forme. L’information est ce qui donne une forme à la matière, à l’exclusion de toutes les autres (formes). »9
Il faut entendre « forme » au sens très général, sans distinguer, comme Aristote, entre la forme physique, l’apparence extérieure, et l’essence, la forme substantielle. Ainsi le sculpteur apporte de l’information en donnant une forme à un bloc de marbre. Mais, ajoute l’auteur, « les intelligences ne sont pas les seuls agents capables de structurer la matière et donc d’apporter de l’information. La Nature, elle aussi, est capable de structurer la matière et de lui apporter de l’information. » C’est toute la différence entre un simple morceau de bois qui ne deviendra partie d’un bateau que par l’intelligence d’un architecte, et le gland qui possède en lui-même le pouvoir de se transformer en chêne. « Mais où est l’architecte qui cause la transformation du gland en chêne? Il n’y en a aucun. »(…) « La Nature et la préméditation (design) représentent donc deux formes différentes de production de l’information. »
La Nature produit l’information, non pas en l’imposant de l’extérieur mais en développant de l’intérieur les structures riches en information.
Alors la question se pose de savoir si la Nature est complète en ce sens qu’elle posséderait toutes les ressources nécessaires pour produire toutes ces structures biologiques riches en information qui nous entourent, ou bien si elle a encore besoin d’un apport prémédité pour produire ces structures ? « La théorie de l’ID prétend que l’art de construire la vie n’est pas dans la matière physique constituant la vie mais qu’il exige un architecte. » Si nous comprenons bien, cela signifie que le passage de la puissance à l’acte ne peut pas se faire sans l’intervention d’un agent ayant une intention.
Ceci n’est pas une grande découverte, mais il faut déplorer des expressions hasardeuses comme, par exemple, d’affirmer qu’il n’y a aucun architecte pour causer la transformation du gland en chêne, comme si les potentialités de la Nature ne supposaient pas une intelligence. On décèle également une conception équivoque de la Nature. Pour Aristote la nature est un principe interne à chaque chose qui en dépend, alors qu’on parle aujourd’hui de la Nature comme d’une cause universelle, en imaginant généralement une sorte de bon génie tout puissant englobant tous les êtres naturels. Pour l’ID la Nature serait donc un agent intelligent (source d’information) mais ayant quand même besoin d’un supplément d’information (provenant d’une autre source) pour produire les structures complexes que nous observons en biologie. Il faudrait alors expliquer la dualité de ces sources d’information. [ En réalité il n’y en a qu’une: le Créateur de la Nature. Mais cela l’ID s’interdit de l’affirmer explicitement.
Puisque la Nature ne peut pas, à elle seule et sans une aide préméditée, expliquer l’existence de structures extrêmement complexes, cela montre que les lois naturelles sont incomplètes. Beaucoup d’évènements peuvent s’expliquer par des causes antécédentes relevant des lois naturelles. Mais celà n’exclut pas la possibilité d’une explication autre et notamment par l’intervention d’un agent intelligent. Un tel agent ne violerait pas pour autant les lois naturelles et ne serait pas réductible à ces lois.
» L’ID considère que l’intelligence est un caractère inséparable de la réalité.
Par conséquent, elle considère toute tentative de subsumer l’action de l’intelligence aux causes naturelles comme fondamentalement erronée et estime que les lois naturelles caractérisant les causes naturelles sont fondamentalement incomplètes…L’idée que la nature est un système clos de causes naturelles et que celles-ci expliquent la totalité de tout ce qui se présente dans la nature est fortement enracinée en Occident. »
En somme, la Nature, les lois naturelles, ne peuvent pas justifier l’existence de structures particulièrement complexes. Il faut alors faire appel à un agent intelligent extérieur à la Nature. Une telle conception suppose que « la Nature » n’est pas assez intelligente pour produire ces structures complexes. Dans les œuvres « ordinaires » de la Nature on ne pourrait pas déceler la marque d’une intelligence.
Autant de propositions très contestables qui s’expliquent par la répulsion profonde à admettre que l’Auteur de la nature est cette intelligence décelable dans la plus modeste créature et pas seulement dans les êtres complexes. En outre, on ouvre ainsi la porte aux critiques naturalistes qui auront beau jeu de dire que l’ID, de son propre aveu, fait appel à un ou plusieurs agents intelligents extérieurs aux causes naturelles.
L’Intelligent Design et l’Évolution
« L’ID est compatible avec l’idée créationniste d’organismes créés soudain à partir de rien.
Mais elle est également parfaitement compatible avec l’idée évolutionniste de nouveaux organismes provenant d’anciens organismes par changements graduels. Ce qui différencie l’ID de l’évolution naturaliste n’est ni le fait que les organismes évoluent ni la mesure de leur évolution, mais la cause de leur évolution. »
L’explication naturaliste ne retient que les mécanismes matériels, alors que l’ID requiert le concours d’un agent intelligent dont elle prétend déceler empiriquement l’action dans les réalités biologiques. La vraie question est de savoir à quel endroit les signes d’intelligence deviennent évidents ?
Mais l’endroit et le moment à partir lesquels la préméditation devient évidente n’a pas de connexion nécessaire avec l’endroit et le moment auxquels cette préméditation fut réellement introduite. L’ID n’est pas une théorie sur la fréquence, le lieu, la modalité par lesquels une intelligence intervient dans le monde matériel. L’ID est parfaitement compatible avec toutes les réalisations du monde s’exprimant par le moyen ordinaire des causes secondes. La seule exigence de l’ID est que les causes secondes reconnaissent la téléologie et que celle-ci soit empiriquement décelable.
Pour la science moderne l’évolution ne se produit pas simplement par le jeu de causes secondes, mais par des mécanismes matériels. Or, les causes secondes ne sont pas forcément des mécanismes matériels.
Ces derniers ont la faveur de la science car ils permettent d’expliquer le complexe par le simple: Lord Kelvin disait :« Je ne suis jamais satisfait tant que je n’ai pas réalisé un modèle mécanique de l’objet. Si je puis faire un modèle mécanique je puis le comprendre. » Pour l’évolutionnisme naturaliste, l’origine d’une espèce quelconque ne fournit pas de preuve de préméditation intelligente parce que les mécanismes matériels font tout le travail. Mais pour toute évolution admettant une téléologie, l’origine d’une espèce et les structures biologiques peuvent fournir la preuve d’une préméditation et démontrer l’insuffisance des mécanismes matériels. Pour résumer, » la question cruciale pour l’ID n’est pas de savoir comment les organismes ont surgi (par évolution graduelle ou par création soudaine) mais si une intelligence a imprimé une différence décelable…
En conséquence, l’ID ne cherche pas à éliminer les causes secondes; elle cherche seulement à montrer l’erreur du naturalisme qui confond causes secondes et mécanismes matérialistes. » 10
Ce faisant, l’ID ne se sépare pas d’une conception naturaliste de la science. Sont seulement exclus l’antifinalisme et le naturalisme méthodologique qui tous deux rejettent toute idée de finalité et d’intervention d’une intelligence dans la nature.
Mais l’ID reste compatible avec un naturalisme pragmatique cherchant seulement à comprendre la nature et prêt à accueillir n’importe quel genre d’argument pourvu qu’il soit éclairant. C’est sans doute cette attitude qui rend l’ID si attrayant aux yeux de tous ceux qui refusent une vision entièrement matérialiste du monde. Certes, la théorie est susceptible de progrès, mais dans son état présent elle ne paraît pas de nature à remplacer l’actuel paradigme foncièrement matérialiste de la méthode scientifique .
Conclusion
Depuis son apparition, l’ID a soulevé beaucoup de protestations et de querelles, mais aussi beaucoup d’espoirs.
Nous ne nous étonnons pas de la violence des critiques provenant des tenants de l’athéisme scientifique. Ils ne sauraient, en effet, admettre l’existence et encore moins l’intervention d’une intelligence quelconque à l’origine des lois naturelles qu’ils cherchent à établir. Que par là même ils adoptent une philosophie réfutée par Aristote il y a 24 siècles ne les trouble aucunement, et les tribunaux partagent très généralement leurs préjugés scientistes. C’est donc un dialogue de sourds sans aucune issue prévisible: tous les efforts de l’ID pour se présenter comme pure théorie scientifique sont vains, dès lors qu’elle évoque une intelligence et une finalité sous-jacente.
Il existe aux Etats-Unis un Manifeste de l’Humanisme, publié en 1933 puis dans une seconde version plus prolixe en 1973. L’article 1 du manifeste de 1933 déclare :« Les membres de la religion de l’humanisme [ils considèrent l’humanisme comme une religion11…] regardent l’univers comme existant par lui-même et non créé. » Et l’article 2 dit : » L’humanisme croit que l’homme fait partie de la nature et qu’il a émergé au terme d’un processus continu. » Tant que cette « philosophie » sera celle de l’Établissement on ne voit pas comment la théorie de l’ID pourrait faire entendre sa voix.
Rejetée par l’humanisme triomphant, l’ID est également critiquée par le créationnisme biblique. Tout en reconnaissant la validité du principe que les ennemis de nos ennemis sont nos alliés et que l’ID avance des arguments intéressants en soulignant, notamment, les présupposés naturalistes du darwinisme, les créationnistes pensent que le mouvement comporte des faiblesses peut-être fatales. Sa principale erreur est de refuser toute discussion sur l’origine de la vie et donc de ne pas pouvoir offrir une interprétation cohérente du passé. Or, il n’existe pas de terrain scientifiquement « neutre » pour expliquer les évidences, les faits, relatifs au passé. Faute d’une philosophie adéquate permettant de mettre en cause la géologie, la paléontologie, bref, tout l’aspect historique du monde, l’ID ne peut satisfaire personne.
Lorsqu’elle prétend ne pas vouloir s’intéresser aux questions de l’origine, l’ID n’est guère crédible et l’Établissement a beau jeu de dire qu’elle n’est que du créationnisme déguisé. Elle est également en difficulté pour répondre à l’objection de l’existence de la cruauté, des monstres, bref du mal dans la nature, peu compatible avec une intelligence organisatrice.
Ces critiques sont pertinentes. Elles le seraient davantage si, avant d’invoquer la Bible et la Chute originelle, les créationnistes faisaient la distinction entre le plan philosophique et le plan religieux. Le point de départ de l’ID est la contestation du mécanisme darwinien incapable d’expliquer les « complexités irréductibles ». Bien !
Pourquoi alors ne pas aller plus loin en contestant les présupposés philosophiques du naturalisme, et refaire le trajet d’Aristote montrant les fondements durables de l’explication scientifique que sont les causes matérielles, formelles, efficientes et finales.
Après avoir prouvé, oui prouvé, l’existence inéluctable d’une Intelligence organisatrice, nous aurons une base solide pour montrer que cette Intelligence n’est autre que le Dieu de la Bible, la Genèse étant le seul témoignage historique sur l’origine du monde. Au lieu de cela l’ID adhère à la conception scientiste de la science et rejette tout ensemble la création et la finalité. A défaut d’une analyse philosophique, on nous propose d’interminables calculs de probabilité, comme si la mathématique pouvait résoudre la question de savoir s’il y a une intelligence derrière la nature.
Et encore : seulement derrière les « complexités spécifiques » de celle-ci ! Croyant avoir démontré l’existence de cette intelligence, on reste alors sur sa faim car il est interdit de s’interroger sur la nature de ladite intelligence.
Il faut malheureusement reconnaître que l’examen attentif du contenu de l’ID est bien décevant et très éloigné de ce qu’on pourrait espérer d’une telle approche et des personnes souvent sympathiques qui la promeuvent. On s’étonne de l’engouement actuel pour une méthode d’analyse débouchant sur une impasse dans la mesure où elle reste compatible avec (presque) toutes les erreurs dont la science moderne nous abreuve. Pour sortir du scientisme, on ne pourra pas faire l’économie d’une critique philosophique, puisque le scientisme est une philosophie.
1 Dawkins, The Blind Watchmaker, 1986, p. 6
2 W. Dembski,The Design Revolution, 2004, p.35. Cet ouvrage nous servira de fil conducteur pour tout le présent article.
3 M. Behe, Darwin’s Black Box:The Biological Challenge to Evolution, 1996, passim
4 W. Dembski, op.cit. p.37
5 Dembski, op.cit. p. 26
6 Symboles et définitions de la Foi catholique, Cerf, 1996, p. 769
7 Dembski, op.cit. p. 77
8 R. Garrigou-Lagrange o.p., Le réalisme du principe de finalité, p.117
9 Dembski, op.cit. p. 130
10 Dembski, op.cit. p. 181
11 La Cour Suprême des Etats-Unis considère l’athéisme ou l’humanisme laïc (secular humanism) comme une religion.