Accueil » La matière n’existe pas

Par Tassot Dominique

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Résumé : Le mot « matière » en est venu au fil du temps à désigner un concept abstrait : on peut donc à bon droit se demander si nos contemporains se disant matérialistes, trop sûrs d’eux, ne se font pas illusion quand ils croient que la matière existe par elle-même. Les corps réels, les objets concrets, ceux qui existent vraiment, ont tous une forme et c’est cette dernière qui définit l’usage de tel objet : elle est essentielle. Au fond, le matérialisme consiste à affirmer que le plus peut sortir du moins, ce qui, de nos jours, n’est plus jamais cru, hormis dans le mythe évolutionniste. Rien n’existe, dans la nature inerte, ou chez les êtres vivants, qui n’ait reçu une forme déterminée et qui, de ce fait, ne soit porteur d’une intention et, ainsi, ne fasse signe à notre intelligence.

Certains de nos contemporains, tellement persuadés que la matière existe, vont jusqu’à se qualifier de « matérialistes », ce qui signifie pour eux ne croire qu’à des choses matérielles, qui tombent sous les sens. Or, s’il se trouve bien quelque réalité derrière ce qu’ils appellent « matière », il est illusoire de penser que cette réalité est à elle-même sa raison d’être, sa propre cause.

On pouvait déjà s’en douter en observant que le mot « matière » désignait initialement, en latin comme en grec, le bois brut, le principal matériau de construction, mais qu’il est devenu un terme abstrait, présupposant donc une opération de l’intellect.

Les philosophes dits réalistes, ceux précisément qui ont donné au mot matière ses lettres de noblesse, distinguaient en effet matière et forme : n’existent vraiment que des corps composés par l’agencement d’une matière et d’une forme. Seuls donc les corps existent, au sens usuel du terme, et les considérer comme de la « matière » revient à croire que l’argile fait le pot ou que le métal fait la fourchette, ce qui est d’autant plus faux que l’essence des choses et leur fonction se rapportent à leur forme : l’affamé se saisira volontiers d’une fourchette en bois, tandis qu’il ne pourrait rien faire d’une bille métallique !

Tout corps est déjà formé, possède déjà une forme quelle qu’elle soit, même le bloc de marbre que le sculpteur va faire passer d’une forme brute à une forme achevée.

En matière d’éducation surtout (on y parle souvent de « formation »), l’idée que l’enfant serait une tabula rasa, sans déterminations préexistantes, susceptible donc de recevoir toute forme qu’on lui imposera, s’est avérée gravement erronée. Les pédagogues constructivistes refusant de tenir compte des traits hérités dans et par la famille, qui cherchent donc à capter l’enfant le plus jeune possible afin de monopoliser l’action éducatrice, ne pourront ainsi qu’appauvrir les personnalités sans jamais les réduire à de véritable robots. En son temps, Aldous Huxley avait imaginé qu’un utérus artificiel suffirait à produire les classes d’êtres infrahumains dont les dirigeants du « meilleur des mondes » avaient besoin. Mais la génétique est venue lui apporter un double démenti. D’une part, le matériau de cette procréation en éprouvette n’est précisément pas un « matériau » : il s’agit de gamètes préexistantes, donc de l’objet presque le plus « informé » qu’on puisse imaginer ici-bas ; d’autre part, il semble bien que la partie isolable (et donc manipulable) du chromosome, le gène, ne suffise pas à expliquer l’être total1.

On savait déjà que les gènes peuvent intervenir dans plusieurs fonctions2, ce qui rend délicate toute manipulation du génome : on ne peut en prédire l’ensemble des effets. On découvre maintenant que le génome ne détient nullement les clés de l’être vivant : la différence des génomes entre le moustique et la souris est minime au regard de tout ce qui sépare ces deux bestioles. Il faut donc admettre qu’il existe ailleurs une autre source d’information.

Est-ce à dire que les généticiens vont découvrir l’existence de l’âme ? Ce n’est guère sûr, tant les préjugés matérialistes sont profondément ancrés. Du moins voit-on dorénavant une réorientation de la recherche. L’utérus artificiel est toujours dans les programmes, et les progrès sur la souris vont bon train.

Mais on sent bien ici, de la part des cercles de pouvoir, la volonté obstinée de défigurer la création divine plutôt que l’assurance tranquille d’aller vers un monde meilleur.

Entre-temps, l’alternative a été trouvée grâce à l’intelligence artificielle et aux robots humanoïdes : ils vont faire le ménage, tondre le gazon, désherber les allées et les plates-bandes, donner le bain aux infirmes, préparer le repas, etc. Tout en assurant ainsi les tâches serviles, ces esclaves-là du moins ne se révolteront pas, n’auront pas à être déguisés en électeurs, à être logés, nourris et ne se reproduiront que sous contrôle ! Ce sera bien, cette fois, le « monde des meilleurs » !

Pendant que la biologie commence à réaliser que le phonographe n’est pas la symphonie et que le message ne se réduit pas à son support, la physique elle-même découvre l’information. Jadis, la théorie atomique n’avait pu faire sa jonction avec le monde perceptible (qui veut qu’une planche soit pleine et non faite de vide interatomique). Puis les paradoxes relativistes nous ont enseigné que l’espace ne préexiste pas aux corps qu’il contient, ce que Leibniz, en son temps, avait déjà objecté à Newton3. Enfin, la théorie de l’information, la théorie du signal et toute l’informatique manifestent aujourd’hui le primat de la forme sur la matière : un CD vierge et un CD contenant tous les classiques gréco-latins pèsent rigoureusement le même poids. Or, il y a dans celui-ci bien plus que dans celui-là, et ce « plus » est par nature immatériel, même s’il requiert un support !

On se demande donc quelle mouche a piqué le rédacteur des Documents épiscopat n°7, lorsqu’il écrit ingénument : « la science est nécessairement matérialiste 4 » ! Outre que l’homme d’Église donne ici des bâtons pour se faire battre, puisqu’il se dessaisit de toute autorité intellectuelle dans le seul domaine où elle soit aujourd’hui reconnue : la science, il démontre surtout une méconnaissance du sujet d’autant plus dommageable que tout ce que nous avons dit jusqu’à présent vaut plus encore pour les sciences de l’homme.

Dans ce domaine à tout le moins, lors de sa reculade, l’Église aurait pu imaginer de se ménager une position de repli.

Car la science matérialiste voit l’homme comme un animal, et l’animal comme une plante ayant un jour décidé de changer en pattes ses racines : être matérialiste, c’est admettre que le plus peut sortir du moins. Mais si l’on croit vraiment que la pensée et la conscience résident dans une simple agitation des neurones, comment s’arrêter une seconde à l’idée qu’il existe des dogmes fixes, et donc à l’idée que ceux qui étudient ces dogmes ont à nous enseigner des vérités transcendantes, sur lesquelles les théories scientifiques restent inopérantes ?

Le réflexe de recul devant la science est, depuis des lustres, si bien ancré chez les hommes d’Église qu’il a suffi d’une simple5 datation par le radiocarbone, en 1988, pour que le cardinal Ballestrero, alors archevêque de Turin et custode du Saint-Suaire, fût prêt à oublier tous les travaux multidisciplinaires montrant rationnellement l’authenticité du Linceul du Christ.

On comprend désormais pourquoi le concept d’un homme imago Dei (fait à l’image de Dieu) est à la fois l’exact antidote au matérialisme et le seul moyen de forger des convictions intellectuelles durables. Car l’esprit, lui, existe bel et bien, et les vérités qu’il atteint, si elles sont entées en Dieu comme l’enseigne la métaphysique de l’Être, ne passeront jamais. Tandis que les vérités scientifiques, inévitablement reliées de quelque manière à un faisceau d’hypothèses, demeureront toujours relatives.

Que le plus ne puisse sortir du moins est une vérité absolue (qu’il reste toutefois à savoir appliquer à propos), vérité qui réfute l’idée qu’un corps puisse prendre forme par lui-même, ce que supposent aussi bien les matérialistes que les évolutionnistes – ce sont d’ailleurs souvent les mêmes. Cette vérité se vérifie à chaque instant sous nos yeux, aussi bien dans les productions humaines que chez les créatures divines. Mais encore faut-il la faire sienne ! De là toute la profondeur de cette assertion de l’Apôtre des Gentils : « Par la foi, nous comprenons que les mondes ont été formés par une parole de Dieu, de sorte que le visible procède de l’invisible. » (He 11, 3)


1 Un des résultats les plus intéressants du Projet Génome Humain, lancé en 1990, est le suivant : le génome humain comporte environ 20 000 gènes codant pour des protéines. Or, le génome du ver intestinal en comporte quasi autant ! Et pourtant, même le matérialiste le plus obtus a tendance à se considérer comme supérieur à un vulgaire ascaride…

2 Pléiotropie des gènes.

3 Correspondance Leibniz-Clarke, présentée par André ROBINET, Paris, PUF, 1957, p. 135.

4 « Le Créationnisme, entre convictions religieuses et données scientifiques », in Documents Épiscopat n°7, 2007, p. 10.

5 Simple, mais si bien orchestrée médiatiquement qu’il était difficile de ne pas l’accepter. Si le cardinal Ballestrero a convenu assez vite qu’il s’était fait manœuvrer, en revanche il a fallu attendre 2007 pour que l’actuel directeur du laboratoire du British Museum reconnaisse que cette datation avait été mal faite et donc que son résultat n’était pas significatif.

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