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Par Yaya Bari
Cultures particulières et sagesses universelles1
Yaya Bari2
« Il a plu à Dieu qu’on ne pût faire aucun bien aux hommes qu’en les aimant. » (P. Le Prévost)
Résumé : L’auteur est membre de l’Académie des Sagesses, que les Peuls ont jugé utile de constituer afin de gérer au mieux la rencontre de leur culture avec celles des Européens et des autres Africains. Car l’universel, auquel chaque être humain a le pouvoir (et peut-être le devoir) de s’élever, est toujours atteint à travers une démarche particulière, d’autant plus sûre et plus profonde qu’elle assume son enracinement dans la culture à laquelle la Création l’a prédestiné. Cette démarche est présentée ici comme une montée depuis la sagesse populaire, et à travers la sagesse philosophique, vers une sagesse théologique et mystique. Il est à noter que l’auteur s’adressait à un auditoire peul, à majorité musulmane.
Dans son dernier livre sur la « Sagesse du monde » (Fayard 1999), Rémi Brague, professeur de philosophie à Paris, écrit :
« Pendant 2000 ans, l’homme s’est vu comme un monde en petit, dressé vers le ciel, et fait pour le contempler. Il a cru que la sagesse qu’il cherchait était en phase avec celle qui gouvernait déjà l’univers. L’ordre et la beauté du monde étaient le modèle imposant du bien. Tendre vers la vertu, était imiter le ciel. Sur terre, lutter contre le mal, c’était résorber une infime exception au regard de l’immensité du Bien. Là-dessus, Platon était en accord avec les Hébreux.
Mais cette image antique de l’être dans le monde, qui survivait encore au Moyen Age, allait s’effacer à l’aube des temps modernes. Elle a fait place à des visions du monde où des fragments épars empruntés à l’image ancienne se mêlent à des modèles concurrents autrefois refoulés. Ainsi, l’univers a-t-il cessé d’être le précepteur de l’homme.
Nous ne savons plus où contempler notre humanité. La sagesse du monde nous est devenue invisible. Il nous faut aujourd’hui la repenser à nouveaux frais« .
Oui, il nous faut tout repenser à nouveaux frais. A commencer par l’expérience des sociétés archaïques qui existent encore sur notre planète, et qui sont les témoins de l’humanité originelle : Aka d’Afrique Centrale, appelés aussi Négrilles, Sémang de Malaisie, Aéta des Philippines, Hoka de Californie, Védah de Ceylan, tribus du centre de l’Australie, Fuégiens etc. Ces peuples « sans culture », n’ont pas pour premier souci de se défendre, ni de se nourrir, ni de se reproduire, ni même de survivre en milieu hostile ; leur premier souci est avant tout de donner un sens à leur existence ici-bas ! Tous croient en un Etre divin, créateur des cieux et de la terre. Tous expriment leurs croyances à l’aide de mythes et tous pratiquent des rites et des coutumes particulières. Cela rejoint ce que la Tradition appelle la religion primitive, la Révélation primitive.
L’ethnologue français Claude Lévi-Strauss a noté que « l’avènement de la culture coïncide avec la naissance de l’intellect« . Autrement dit, la raison en vient peu à peu à critiquer les anciennes croyances vénérables, les mythes, les récits légendaires. Elle dévalorise de ce fait les images symboliques. Nous avons connu cela en Europe avec la Renaissance et surtout lors du siècle des Lumières. Il reste que les cultures restent le plus souvent liées aux religions qui les ont « enfantées ».
Nous pourrions définir la culture comme la forme, historiquement développée, de l’expression des idées et des valeurs qui caractérisent la vie d’une communauté spécifique. On parle ainsi des cultures égyptienne, chinoise, grecque, romaine, juive, arabe, indienne, française, allemande, anglaise, espagnole, berbère, peule, mossi, etc. Autant de façons de voir le monde.
Etymologiquement, ce mot de « culture » vient du latin « cultura », participe futur du verbe « colo » : cultiver la terre, d’où le mot « colonia » : colonie. Il est intéressant de noter que la culture (du sol, mais aussi de l’esprit) se vit sur un mode futur, donc tendue vers l’avenir, en espoir de progrès.
Au contraire, le participe passé « cultus » : soigné, cultivé, insiste sur le résultat du travail accompli pour soigner son champ, pour cultiver son esprit.
Par la culture de la terre, l’homme transforme son habitat, la nature environnante ; par la culture de son esprit, il façonne son âme intérieure. Dans ces deux cas, la culture fait advenir, explicite, réalise ce qui était en puissance, en germe potentiel dans le monde des choses et dans la nature humaine. Mais le premier relève de l’avoir, le second de l’être.
Le contraire de l’homme cultivé est l’ignorant, inculte, barbare. On a beau savoir planter les choux, si l’on a oublié de nourrir sa mémoire des arts et des lettres de sa communauté de vie, on n’en reste pas moins un être inachevé. Le mot anglais « clown » fait comprendre cela, car il vient du latin « colonus » : le paysan, le cultivateur. Qui entre en sabots dans une société littéraire, par exemple, sentira vite le grotesque de sa situation.
La fin du XXème siècle fut pathétique. La civilisation occidentale, qui eut le génie de s’abreuver à deux sources principales : celle de l’humanisme et de l’antiquité classique, et celle de la Révélation biblique (Moïse et Jésus), eh bien, cette civilisation est en train d’envahir le monde au moment où elle est en pleine décadence !
Elle éloigne l’homme des mythes, des images archétypales, des symboles vivants ; elle remplace la Tradition multi-millénaire par un progrès scientifique indéfini ; elle renverse l’autorité ancestrale, parentale, par l’anarchie.
Les droits de l’homme cachent le mépris de la dignité des personnes. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, un monde surpuissant, notre monde moderne, s’est soustrait aux notions communes élémentaires en niant sa dépendance par rapport au cosmos, à Dieu, à l’être infini.
Il en résulte un vide existentiel, un vertige de non-sens qui explique la désespérance de nombre de nos contemporains :
suicides, violences des jeunes, inhumanité des lois de la finance qui gouvernent le marché mondial, écrasant au passage les différentes formes de culture (on trouve du coca-cola jusqu’au fin fond du Niger…).
Cette « civilisation » (si on peut encore employer ce mot) technologique moderne est le seul exemple de culture sans foi, sans espérance, sans amour…
Et ses « fruits » sont vénéneux : phénomène des limites naturelles franchies sans conscience (dopage en sport), scandale de la « vache folle », des poulets à la dioxine , OGM (organismes génétiquement manipulés), robots humanoïdes, clonage, POP (polluants organiques persistants), stock de bombes (nucléaires et biochimiques) pour faire sauter notre planète, Océan Arctique pollué par les sous-marins de l’ex-URSS, campagnes truffées de mines anti-personnelles, environnement économique mondial immaîtrisable et à la merci de virus informatiques fous, écosystème fragilisé, réchauffement du climat entraînant raz-de-marée, ouragans dévastateurs, feux de forêt et désertification, raréfaction de l’eau potable, de l’air non vicié, de la terre non intoxiquée par les plastiques non recyclables.
Pour Nicolas Hulot, « si on se comporte au XXIème siècle avec la même insouciance qu’au XXème, où l’homme occidental a remis en cause les grands équilibres, on va droit dans le mur« . A moyen terme, si rien n’est fait, le niveau des mers augmentera de 3 à 4 mètres. Certains lieux parmi les plus beaux du monde seront rayés de la carte. D’un tiers à la moitié des glaciers disparaîtront. Les catastrophes naturelles se multiplieront…
L’avenir s’assombrit pour l’humanité qui voit son « avoir » lui échapper par pans entiers ! Craignons que son « être » connaisse le même sort.
On se rappelle la parole du Christ : « Quel avantage l’homme aura-t-il à gagner tout l’univers, s’il le paye de sa propre âme ? » (Matthieu 16, 26)
C’est dire que la sagesse doit nous redevenir visible. Pour essayer de la définir, tentons d’en rechercher l’étymologie.
En hébreu, par exemple, le mot « hokhma » (sagesse), semble provenir de l’akkadien « cH K M » signifiant « saisir, comprendre, être habile, juger », où se conjuguent intelligence et volonté en vue d’une action pensée.
Le même radical sémitique se retrouve dans l’arabe « hikmah » : (sagesse), raison3. En grec, on a la classique « sophia » : sojia (sagesse), que l’on reconnaît dans « philo-sophie ». Le latin « sapiens » (sage) vient du verbe « sapere » qui veut dire « avoir du goût ». La sagesse « sapientia » exige d’être capable de reconnaître ce qui est sapide, savoureux, plein de sève.
Les mots français « sage« , « sagesse » viennent du latin populaire « sapius » : un palais exercé discerne aussitôt un met succulent ou un bon vin vieux. En allemand, la sagesse se dit « Weisheit » du verbe « wissen » (« savoir », augmenté du suffixe « heit » indiquant l’état). Le vieil allemand a donné l’anglais « wisdom » indiquant la capacité de penser, d’agir, voire l’expérience, le bon sens. En moré, langue des Mossi du Burkina Faso, la sagesse est désignée par deux mots accolés « yam-wêenem« , signifiant « intelligence lumineuse ».
En chinois, le sage ou lettré s’exprime par l’idéogramme « shih » : ,qui est formé du trait horizontal du chiffre un, « yi » : – , surmonté de la croix du chiffre dix, « shi » : + . Ce qui permet aux mandarins de dire que le sage est celui qui sait compter de un à dix. Et comme la numération chinoise est à base dix, cela signifie que le sage est un lettré capable de maîtriser tout le savoir humain. Mais les Chinois, fins psychologues, ajoutent malicieusement que cet idéogramme laisse sous-entendre un amer constat : un vrai sage est difficile à trouver ; sur dix personnes, il n’y en aurait qu’une en moyenne vivant selon la sagesse !
Il serait très instructif de continuer ces recherches étymologiques dans les différentes langues, mais ce n’est pas ici notre propos. Qu’il nous suffise d’avoir indiqué une voie d’approche aux enseignements surprenants.
Plutôt que de parler de « la sagesse », il faudrait dire au pluriel : « les sagesses », car on peut en discerner trois, symboliquement représentées (coïncidence heureuse !) par les trois chouettes4 de tailles inégales, constituant le logo de l’Académie des Sagesses, la bien-nommée donc ! Expliquons ces trois sortes de sagesses :
1. Au point de départ, il existe une sagesse populaire fondée sur l’organisation tribale, sur les observations de la nature, s’appuyant sur l’expérience des anciens et se transmettant de génération en génération. Elle n’a rien de particulier ; on la retrouve à Sumer, en Egypte, en Afrique noire, en Europe. Elle est surtout constituée d’évidences, de leçons pleines de bon sens paysan allié à la plus fine remarque : c’est la fameuse sagesse des nations véhiculée par les contes, les fables, les dictons et autres proverbes.
Donnons-en deux exemples disposés suivant le schéma dynamique du signe – et du signe +, signes inspirés des deux idéogrammes chinois formant le mot sagesse :
– « Il ne faut pas mettre la charrue devant les bœufs« .
+ « Petit à petit, l’oiseau fait son nid. »
2. La deuxième sagesse est la sagesse philosophique, regroupant toutes les qualités nécessaires pour bien appliquer son intelligence, dans les domaines scientifique (épistémologie), logique, juridique, psychologique, politique, métaphysique. En voici deux illustrations :
– « Rien de trop » (Platon, dans le Philèbe, 45 d-e). Cette maxime était gravée sur le fronton du temple de Delphes. Plutarque le rappellera dans Le banquet des sept Sages…
+ « Il faut rechercher la vérité de toute son âme » (Platon dans La République, VI, 485).
3. Il y a enfin une troisième et dernière sagesse qui se présente de deux manières, mais si étroitement imbriquées qu’elles ne forment qu’une seule réalité :
· aspect théologique : souci de mettre sa raison au service de la parole de Dieu et de la foi, pour essayer d’avoir l’intelligence de la foi ;
· aspect mystique : par la prière, la contemplation, le croyant désire entrer le plus avant possible dans le mystère divin et en vivre.
– Un théologien qui ne prie jamais n’est pas un vrai théologien.
+ Tout spirituel authentique est un profond et merveilleux théologien.
La grande leçon du Cosmos, c’est la variété et la complémentarité des corps chimiques, des espèces vivantes, végétales et animales. Il en va de même des cultures créées par l’homme. La multiplicité de ces dernières est une preuve tangible de leur relativité. Le mode de vie des Inuit du Grand Nord n’est pas celui des Touareg du Sahara. La « civilisation » occidentale tend hélas à tout niveler sous le rouleau compresseur de ses moyens techniques hyper-sophistiqués. Prenons garde que le mot « sophisme » n’a rien à voir avec la « sophia » : sagesse.
Il désigne au contraire un raisonnement qui n’est logiquement correct, « sage », qu’en apparence… Rémi Brague le constatait : « L’univers a cessé d’être le précepteur de l’homme« . Mais, comme l’écrivait Jean-Gaston Bardet : « Il était peut-être nécessaire que l’homme se dégageât de ses instincts proprement telluriques pour être plus sensible à un instinct cosmique supérieur, cela en vue d’établir cette para-conscience qui inclut le Cosmos comme participation à l’Amour Infini.« 5
C’est certainement le sens de ces deux proverbes ibériques si populaires : « Quand Dieu efface, c’est qu’Il veut écrire » ; « Dieu écrit droit avec des lignes courbes« .
Voilà qui doit fonder notre espérance en nous laissant deviner que notre époque de décadence laissera bientôt la place à un monde redécouvrant les trésors du passé, la vérité de la Révélation primitive, le retour à l’être intérieur après les errances de l’avoir superficiel.
Pour un tel « programme », les trois sagesses, qui s’impliquent obligatoirement, de la terrienne à la céleste – en passant par la philosophique – devront avoir une action intégrative en vue de marier les diverses cultures inventées par l’homme, cultures à sauvegarder, à valoriser, à enrichir bien sûr. Car nul homme n’est une île ; au contraire, c’est grâce aux membres de sa famille, de son clan, qu’une personne peut apprendre à parler, à marcher et à se servir de ses mains, le contre-exemple des enfants-loups le démontre. De plus, on s’enrichit à côtoyer des mondes différents.
Chaque culture particulière, en découvrant les autres cultures étrangères, fait l’expérience de ses propres limites : elle n’est pas universelle au sens strict. Il lui faut donc apprendre à sortir de son étroitesse, de son particularisme, afin d’entamer son « exode » vers l’universel. Le rôle des trois sagesses, ici capital, sera de donner aux différentes sociétés humaines l’espace pour se développer et devenir fécondes en se transformant, en actualisant leurs potentialités.
Et ce rôle devra tenir compte de cette double « règle d’or » déjà connue du monde antique, mais magnifiée par la Bible (Ancien et Nouveau Testament), livre appartenant au patrimoine culturel de l’humanité qui a inspiré tant d’œuvres d’art, tant de vie données, et qui restera une référence au XXIème siècle :
– « Ne pas faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’il nous fasse« .
+ « Faire à autrui ce que l’on aimerait qu’il nous fasse« .
De la tension entre le pôle moins et le pôle plus, entre ces deux forces spirituelles complémentaires, sort toujours un grand bénéfice : dynamisme, régulation, invention… et -qui sait ?- unité des cultures et des sagesses au cours du IIIème millénaire !
1 Conférence donnée à l’Académie des Sagesses à Dori (Burkina-Faso) en novembre 1999.
2 L’auteur -Jean-Marie Mathieu pour l’état-civil français – a vécu plusieurs années comme coopérant au Burkina Faso, mêlé au peuple des campagnes, partageant leur vie, s’imprégnant de leur langue. Le résultat de cette expérience est un petit livre fort dense : Les Bergers du Soleil (Editions Désiris, 04340 Méolans-Revel, 235 p., 110 FF) qui illustre bien cette recherche d’universel dans le particulier. Ce livre a reçu en 1999 le Prix Louis Castex de l’Académie Française.
3 L’arabe a donné le mot peul »hikma » = sagesse. La langue des Peuls, le fulfulde, possède également le mot « saahare », de l’arabe « saaha » = (être un juste, vrai).
4 L’oiseau d’Athéna, déesse grecque de la Sagesse, est la petite chevêche, appelée « noctua athénè« , qui voit la nuit : symbole de la connaissance qui perce l’obscurité de l’ignorance. Dans certaines contrées, les paysans clouent les chouettes sur la porte des granges, car ils ont peur de cet « oiseau de malheur », comme ils disent. Les chouettes peuvent annoncer, par leurs ululements, la mort d’un proche. La tradition peule considère que le « double » d’un mort peut revenir se manifester dans certains animaux comme le hibou (cf. Amadou Hampâté Bâ : L’éclat de la Grande Etoile, Paris, A. Colin, 1974, page 53, note 1).
5 Jean-Gaston Bardet, Demain, c’est l’an 2000, Angers, J. Petit, 1952, ouvrage préfacé par Gabriel Marcel et couronné par l’Académie française. L’auteur s’y montrait un précurseur en alertant la communauté internationale sur les problèmes de l’environnement.