Pas de « programme » sans programmeur

Par D. Tassot

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Résumé : En excluant méthodiquement le recours aux causes finales, la science moderne s’est tragiquement appauvrie. Et cet appauvrissement débouche sur une contradiction : car les êtres vivants ne se laissent comprendre qu’en référence à un « projet », à un « programme », à une « téléologie », bref à une finalité en acte. En continuant à le nier c’est à une incohérence coupable que se condamne la biologie.

Dans le dernier numéro, nous posions la question : une science athée est-elle possible ? Et c’était pour montrer les limites et les incohérences inévitables d’une science qui se propose de connaître la réalité sans reconnaître son auteur, en l’occurrence d’étudier le langage en ignorant le Verbe originel. Devant un opéra de Mozart, quel musicologue serait tenté de tout en dire sans jamais en venir à nommer le compositeur ? Cette comparaison montre bien l’appauvrissement et la complication auxquels s’expose la science athée. Appauvrissement surtout, car l’intelligence humaine n’est satisfaite que lorsqu’elle connaît la cause finale de son objet : « En toute chose, disait La Fontaine, il faut considérer la fin ». Pourquoi exclure la science de toutes ces choses ?.. C’est pourtant sur le rejet des causes finales qu’a prétendu se constituer la science moderne.

 Certes la fin n’explique pas tout, et l’on se moquerait à bon droit de quiconque se contenterait d’en appeler à une « vertu dormitive » pour comprendre l’opium… Encore faut-il analyser la drogue pour en identifier les composants actifs, puis étudier l’action des alcaloïdes sur la physiologie humaines : les causes matérielles et efficientes ont leur place aujourd’hui encore, tout comme chez Aristote.

Mais on serait peu avancé, dans l’examen d’un assassinat, si l’on se contentait de décrire l’action du poison en négligeant les motifs du meurtrier. C’est pourtant à cette restriction absurde que s’est condamnée la biologie. Jacques Monod, Prix Nobel de Médecine, écrivait en 1970 dans Le Hasard et la Nécessité : « La pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat de l’objectivité de la Nature.

C’est-à-dire le refus systématique de considérer comme pouvant conduire à une connaissance « vraie » toute interprétation des phénomènes donnée en termes de causes finales, c’est-à-dire de « projet ». (…) Postulat pur, à jamais indémontrable, car il est évidemment impossible d’imaginer une expérience qui pourrait prouver la non existence d’un projet, d’un but poursuivi, où que ce soit dans la nature. Mais le postulat d’objectivité est consubstantiel à la science. (…) L’objectivité cependant nous oblige à reconnaître le caractère téléonomique des êtres vivants, à admettre que dans leurs structures et performances, ils réalisent et poursuivent un projet. Il y a donc là, au moins en apparence, une contradiction épistémologique profonde. Le problème central de la biologie, c’est cette contradiction elle-même ». (p. 37-38)

Il suffit de remonter à Leibniz pour mesurer à quelle tragique restriction s’abandonne ainsi le savant qui veut réduire la science à la seule connaissance des mécanismes observables. Empruntant sa comparaison à l’Histoire, Leibniz1 écrit dans son Discours de Métaphysique (1685) : « Tous ceux qui voyent l’admirable structure des animaux se trouvent portés à reconnoistre la sagesse de l’auteur des choses, et je conseille à ceux qui ont quelque sentiment de piété et même de véritable Philosophie, de s’éloigner des phrases de quelques esprits forts pretendus, qui disent qu’on voit parce qu’il se trouve qu’on a des yeux, sans que les yeux ayent esté faits pour voir. Quand on est serieusement dans ces sentiments qui donnent tout à la necessité de la matiere ou à un certain hazard (quoyque l’un et l’autre doive paroistre ridicule à ceux qui entendent ce que nous avons expliqué cy-dessus), il est difficile qu’on puisse reconnoistre un auteur intelligent de la nature. Car l’effect doit répondre à sa cause et même il se connoist le mieux par la connoissance de la cause, et il est déraisonnable d’introduire une intelligence souveraine ordonnatrice des choses, et puis, au lieu d’employer sa sagesse, ne se servir que des propriétés de la matiere pour expliquer les phenomenes.

Comme si pour rendre raison d’une conqueste qu’un grand Prince a fait, en prenant quelque place d’importance, un historien vouloit dire, que c’est parce que les petits corps de la poudre à canon estant delivrés à l’attouchement d’une étincelle, se sont echappés avec une vitesse capable de pousser un corps dur et pesant contre les murailles de la place, pendant que les branches des petits corps qui composent le cuivre du canon estoient assez bien entrelacées, pour ne se pas déjoindre par cette vitesse ; au lieu de faire voir comment la prevoyance du conquerant luy a fait choisir le temps et les moyens convenables, et comment sa puissance a surmonté tous les obstacles. »

Or, en admettant une Intelligence ordonnatrice des choses et des êtres, on n’atteinte nullement à l’objectivité des lois naturelles, on ne nie en rien le jeu des causes secondes. Tout à l’inverse, on élargit la compréhension des mécanismes en évoquant la cause de ces régularités et de ces harmonies trop évidentes ; on lance un pont entre la connaissance des faits matériels et leur interprétation philosophique. Descartes lui-même écrivait à Mersenne, le 15 avril 1630 : « C’est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu’un roi en son royaume ».

Pas de lois, en effet, sans un législateur, et ce n’est rien ôter à la loi que d’en désigner la Sagesse inspiratrice.

Et Képler, autre génie fondateur de la science moderne, voulant rendre compte de la mystérieuse concordance qui s’établit entre les opérations abstraites de la mathématique et les phénomènes de l’astronomie, en voyait la solution dans une harmonie pré-établie par le créateur : « La géométrie est co-éternelle avec l’esprit de Dieu, elle est Dieu lui-même (qu’y a-t-il en Dieu qui ne soit pas Dieu ?) ; la géométrie fournit à Dieu la modèle de la Création et elle fut implantée dans l’homme en même temps que la ressemblance de Dieu, -et non pas seulement présentée à son esprit par la vue. »2

Monod admettait, contraint et forcé, que les êtres vivants « poursuivent un projet » : l’oiseau est fait pour voler comme la taupe pour creuser.

On parle aujourd’hui plus volontiers de « programme » : l’analogie entre le génome et un programme informatique est trop manifeste pour être récusée. Mais où se trouve le plus de rationalité : en admettant un  programme sans programmeur, ou en posant l’hypothèse « Dieu » ? Les biologistes qui ont voulu esquiver l’intention créatrice ont été contraints à autant de néologismes qui trahissent leur inconséquence : nous avons vu Monod parler de « téléonomie » ; Naegeli évoquait « l’entéléchie », Driesch une « cause non mécanique », Cuénot le « déterminisme téléologique », Simpson « l’anti-hasard » et Piveteau « l’antichaos »…

Qui ne voit derrière ces contorsions de langage, autant de succédanés à la finalité honnie ? Ces mots inutilement savants ne manifestent que mieux la gêne de ces grands esprits qui constatent la finalité à l’œuvre, mais s’interdisent de la nommer. Le courage intellectuel serait de rejeter tous ces sophismes pour confesser que l’ordre de la nature n’a pu se forger par hasard.

Saluons donc le Recteur Pierre Rabischong : dans son article sur le moustique, il nous fait toucher du doigt l’incroyable complexité de cette trompe perforatrice qui permet à un animal pesant deux milligrammes de forcer son passage à travers la peau d’une manière qui fait paraître bien rudimentaire nos seringues hypodermiques !

A cette combinaison d’outils coordonnés (capteurs olfactifs, trompe, cisailles, débit-mètres, micropompe, etc…) correspond un programme complet dès l’origine et ce programme appelle un Programmeur.

A contrario les Monod, Cuénot ou Caullery font penser à cette injonction comminatoire de l’Apôtre : « Depuis la création du monde, Ses œuvres rendent visibles à l’intelligence Ses attribut invisibles : Sa puissance éternelle et Sa divinité. Ils sont donc sans excuse, puisque, connaissant Dieu, ils ne l’ont ni glorifié ni remercié comme Dieu ; ils se sont au contraire égarés dans leurs vains raisonnements » (Romain 1 :20).


1 Leibniz, Discours de Métaphysique, éd. Vrin, Paris, 1967, pp.60-61.

2 Képler, Harmonices Mundi, Lib. IV, Cap. I, (cité par A. Koestler, Les Somnambules, éd. Calmann-Lévy, Paris, 1960, p.276.

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