Une tentative de désacralisation du temps : le calendrier révolutionnaire

Par Xavier Martin

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Résumé : Le calendrier révolutionnaire n’a duré que quelques années. Mais son étude n’en est pas moins intéressante car il constitue une application rigoureuse et cohérente des idées de la révolution française. N’ayant pas à entrer en compromis avec les mœurs (puisqu’il entendait les créer à nouveau) il nous fait mieux comprendre la démiurgie antichrétienne à l’œuvre dans l’histoire des deux derniers siècles et ses présupposés intellectuels : le mécanisme (niant la liberté des personnes), le culte de la nature (qui réapparaît avec le New Age), l’économisme (qui détruit l’être humain devenu simple producteur doué de sentiments). Il s’agissait bien d’une révolution culturelle.

Michelet a écrit : “L’Almanach est chose plus grave que ne croient les esprits futiles“. Et il est vrai que l’éclosion en France, voici quelque deux cents années, d’un calendrier neuf, n’eut rien d’accessoire ni d’anecdotique. On peut même y voir un fleuron de l’esprit du temps, si ce n’est sa manifestation par excellence1. Scruter cet ouvrage offre donc l’occasion d’explorer la Révolution de l’intérieur, en quelque sorte à froid, à distance en tout cas des fureurs et du sang.

Ce qui sans doute n’est pas la plus mauvaise manière d’en saisir la nature et de mesurer l’ampleur de ses ambitions et de ses illusions2.

Dès la prise de la Bastille, et spontanément, s’instaure, dans les journaux et les correspondances, l’usage de doubler le millésime en cours de la mention an Ier, puis an II, an III de la liberté, puis bientôt an IV de la Liberté et an I de l’Egalité, puis encore an Ier, an II de la République française. Bref, il est clair qu’une idée chemine, et que l’ampleur du séisme en cours aspire confusément à l’explication d’une décisive rupture dans le décompte du temps.

Pourtant, le comité de savants chargé par la Convention d’y réfléchir en décembre 1792, n’a pour tâche, que de songer aux avantages d’une éventuelle coordination de l’ère républicaine et de l’ère vulgaire3. Fin juin 1793, l’entreprise d’une réforme calendaire est jugée irréaliste par Siéyès4, lequel est pourtant, quant à lui, très peu suspect de réalisme. Néanmoins, le comité, œuvre bien à un nouveau calendrier, et ce, sous l’impulsion déterminante d’un conventionnel, le mathématicien Gilbert Romme. L’assemblée vote le principe de ce calendrier le 5 octobre 17935. Il spécifie que les modalités en seront fixées par une commission ornée de Fabre d’Eglantine. L’ouvrage est promulgué le 24 novembre 17936, avec effet rétroactif au 22 septembre 1792, jour où naquit la République7.

De cette aventure audacieuse et spectaculaire, il serait éclairant d’étudier l’insuccès. Nous n’en scruterons que l’intention.

Le temps, disait Gilbert Romme, ouvre un nouveau livre à l’histoire ; et dans sa marche nouvelle, majestueuse et simple comme l’égalité, il doit graver d’un burin neuf et vigoureux les annales de la France régénérée8. Il s’agit en effet, d’une part, de marquer la régénération française et humaine en déclassant, d’un seul coup, tout le passé. Mirabeau n’avait-il pas dit : “Il nous est permis d’espérer que nous commençons l’histoire des hommes“?9 Et Fabre d’Eglantine : “Nous ne pouvions plus compter les années où les rois nous opprimaient comme un temps où nous avions vécu10. Il s’agit, d’autre part, de rendre irréversible cette rénovation en fixant le psychisme des citoyens dans une ambiance idoine. La réforme en question devra “porter à la fois et l’empreinte des lumières de la nation et le caractère de notre Révolution par son exactitude, sa simplicité, et par son dégagement de toute opinion qui ne serait point avouée par la raison et la philosophie11. Il va s’agir, autrement dit, d’objectiver le cours social du temps, ce qui implique ipso facto sa laïcisation.

I. Objectiver le cours du temps

Vouloir objectiver le cours du temps, c’est prétendre lui restituer sa rationalité naturelle, en sorte que toute vie publique et privée recouvre les bienfaisantes influences, entremêlées, de la nature et de la raison. Raison, nature : les deux sources majeures où voudrait et croit boire, dans le droit fil des Lumières, le législateur polymorphe de la Révolution.

Et d’abord, les impératifs de la raison. L’on s’est proposé, expliquera Fabre d’Eglantine, de “substituer“, aux “visions de l’ignorance, les réalités de la raison12.

Une raison, en effet, qu’insulte à divers titres le système grégorien : inégalité des mois, qui n’est pas même harmonieusement ondulatoire, “inégalité bizarre“, et qui “fatigue l’esprit” de Romme13 ; désaccord entre la découpe des semaines, et d’une part celle des mois, d’autre part celle des années ; déconnexion, aussi, entre le cours des mois et celui des saisons ; décalage entre la numérotation des quatre derniers mois (neuf, dix, onze, douze) et le chiffrage de leur étymologie (sept, huit, neuf, dix) ; interférence, enfin, et ce n’est pas le moins, dans le cycle solaire, d’un archaïque cycle lunaire, à savoir bien sûr ce cycle pascal qui chaque année désorganise le cours du temps. En un mot, tout cela irrite des esprits rationalistes, et ce que tout cela reflète, en dernière analyse, c’est bien l’obscurantisme politico-religieux, c’est bien la barbarie d’un système chaotique et bizarre, lequel ne peut, à tous égard, qu’entretenir les citoyens dans des accoutumances irrationnelles.

D’où l’ambition, par réaction, d’une clarté géométrique. Et c’est pourquoi, d’une part, on décimalise, comme on le fait simultanément pour les poids et les mesures14. On aura donc… douze mois (comment y échapper ?), mais de chacun trente jours, distribués en décades, c’est-à-dire en périodes de dix jours, chaque journée en dix heures, chaque heure en dix dixièmes, “et ainsi de suite jusqu’à la plus petite portion commensurable de la durée. La centième partie de l’heure est appelée minute décimale ; la centième partie de la minute est appelée seconde décimale15.

D’autre part, on dénomme les jours de la décade numériquement. Pour eux, n’avait-on pas songé d’abord à des noms moralisateurs ? Ainsi y aurait-il eu le jour des Vertus, celui de la Charrue, celui des Epoux, du Commerce, du Repos16

On songera aussi à des noms révolutionnaires : la nomenclature la plus étonnante se serait déclinée “Révol-di, Libre-di, Fedre-di (Fédération), Egal-di, Republe-di” (bis)17 ; furent proposés aussi des noms du type Niveau (symbole d’égalité), Bonnet (phrygien, symbole de liberté), Cocarde18… A quoi il fut objecté que des thèmes de cet ordre s’exposaient à engendrer, à la longue, des superstitions neuves19 – un risque, autrement dit, de “néo-sacralisation”. Aussi préféra-t-on ce que le numéro a d’objectivement neutre et de moins oxydable ; et, après quelques tâtonnement, les jours de la décade eurent nom, : Primidi, Duodi, Tridi, Quartidi, Quintidi, Sextidi, Septidi, Octidi, Nonidi, Décadi20. La référence morale ne fut retenue que pour chacun des inévitables jours complémentaires annuels21, ces jours étant par ailleurs globalement appelés, à dessein d'”exprimer la joie et l’esprit du peuple français“, encore que sans poésie excessive, les “sans-culottides22.

Ainsi donc, vaille que vaille, prenaient corps les exigences de cette raison qu’en ces mêmes jours, précisément, l’on déifiait. Car à la célèbre Fête de la Raison du 10 novembre 1793, c’est Romme en personne qui suggéra que la déesse, à l’assemblée, prît place auprès du président23. Cette déesse ? Non une idole inanimée, se plaît à souligner un orateur, mais “un chef-d’œuvre de la nature24. Tant il est vrai que raison et nature sont des thèmes en osmose dans l’esprit du temps. Romme en personne l’avait rappelé : c’est la raison qui “veut que nous suivions la nature25.

Ce qui donc, de plain-pied, nous amène aux impératifs de la nature. Le calendrier neuf, en effet, se voudrait en prise absolue avec ce que les hommes des Lumières nomment volontiers “le grand tout” de la nature.

Derrière quoi, et la chose est notable, il y a la vision mécaniste de l’univers, et donc de l’être humain, et de la société que par pacte il fabrique. Tant il est vrai que, par principe, une telle vision n’est rien si elle n’englobe le tout. L’univers, affirmait d’Holbach, “n’est qu’une chaîne immense et non interrompue de causes liées les unes aux autres, agissantes et réagissantes par des lois nécessaires et immuables (…). Dans le système général du monde nous ne voyons qu’une longue suite de mouvements reçus et communiqués de proche en proche par les êtres mis à portée d’agir les uns sur les autres26.

La dimension cosmique de l’affaire, évidemment première en matière de décompte du temps, peut en donner d’emblée l’illustration. En 1796, l’astronome Laplace, un des zélateurs du calendrier, publiera une Exposition du Système du Monde, qui, dédiée au Conseil des Cinq-Cents, se termine par ces mots remarquables :

Le plus grand bienfait des sciences astronomiques est d’avoir dissipé les erreurs nées de l’ignorance de nos vrais rapports avec la nature, erreurs d’autant plus funestes que l’ordre social doit uniquement reposer sur ces rapports (…)”27.

Peut-on d’une voix plus claire, et plus autorisée, dire et professer l’étroite relation des lois du social aux lois du cosmique ? Si donc le calendrier prétend “accorder l’année” aux “mouvements célestes”, c’est que les ressorts de la République se voudraient arrimés sans retour, inexorablement, aux mouvements du cosmos.

Car telle est bien la vocation de la République, et congénitalement, puisque le 22 septembre 1792, début et de cette République et donc de l’ère nouvelle, ce jour – coïncidence – est un jour d’équinoxe, et l’on s’est plu à contempler ici toute une densité symbolique, dont Romme, à la tribune, s’est visiblement délecté28.

Ce jour-là en effet, si l’on y réfléchit, d’abord l’astre du jour a touché les deux pôles et la planète entière, symbole prodigieux de l’universalisme des grands principes, et donc de leur justesse. Ensuite, ce soleil, a changé d’hémisphère alors même que la France changeait de régime. Enfin, l’exact partage du jour et de la nuit a figuré, bien sûr, l’égalité nouvelle, et d’autant plus que ce jour-là ouvre le signe de la Balance. En un mot, selon Romme,

La Révolution française offre un accord trop frappant et peut-être unique dans les fastes du monde, entre les mouvements célestes, les saisons (…) et le cours des événements, pour ne pas rallier la nation entière au nouvel ordre de choses que nous vous présentons29.

Un seul nuage au firmament : équinoxe pour équinoxe, on aurait préféré, tant qu’à faire, la symbolique du printemps – renaissance, jeunesse, régénération (un des maîtres-mots de la Révolution). Alors ? Alors on s’est consolé, en observant que l’automne, c’est l’abondance des productions de la terre30, ce qui nous a conduit donc à la deuxième dimension de la nature, sa dimension agreste.

Le souci de marier l’esprit public aux rythmes agraires, eux-mêmes tributaires du cours des astres, et si influents sur les ambiances humaines, ce souci inspire la désignation des mois, si incohérente et irrationnelle dans le système ancien, qui même honore les tyrans réputés, Jules César et Auguste, en juillet et en août. Contre quoi, nul n’ignore que l’on a choisi de suggérer la ronde éternelle des saisons, à travers la météorologie et le cycle agricole. Fabre d’Eglantine :

Nous avons imaginé de donner à chacun des mois de l’année un nom caractéristique, qui exprimât la température qui lui est propre, le genre de productions actuelles de la terre et qui tout à la fois fît sentir le genre de saison où il se trouve dans les quatre dont se compose l’année. Ce dernier effet est produit par quatre désinences affectées chacune à trois mois consécutifs, et produisant quatre sons, dont chacun indique à l’oreille la saison à laquelle il est appliqué31.

Le même orateur continue : les mois “qui composent l’automne ont un son grave et une mesure moyenne (Vendémiaire, Brumaire, Frimaire) : ceux de l’hiver, un son lourd et une mesure longue (Nivôse, Pluviôse, Ventôse) ; ceux du printemps, un son gai et une mesure brève (Germinal, Floréal, Prairial), et ceux de l’été un son sonore et une mesure large (Messidor, Thermidor, Fructidor)32 .

Réussite poétique ? On peut le dire. Mais elle ne doit pas masquer l’intention politique : brancher sur la nature l’intériorité des citoyens, à dessein de la modifier. Il faut, disait la pensée des Lumières, ramener l’homme à la nature. On a voulu, dit Fabre d’Eglantine, “consacrer le système agricole et y ramener la nation33. Et pourquoi donc vouloir ainsi ramener tous les psychismes à la nature ? Tout simplement dans l’espoir de les sociabiliser peu à peu, par un attendrissement qui les rendra plus malléables et dociles. Rousseau ne disait-il pas qu’à la vue des travaux champêtres, “insensiblement on se sent attendrir sans savoir pourquoi (…) la voix de la nature amollit nos coeurs farouches34. Prairial, ou Fructidor, ou Germinal, de tels vocables, à l’évidence, n’ont pas d’autre finalité.

Ne songe-t-on pas aussi à Bernardin de Saint-Pierre, ami de Rousseau ? Son Paul et Virginie, paru en 1788, sans cesse réédité sous la Révolution, eut sa large part dans la diffusion d’une sensiblerie “rousseauiste”. Or, c’est notable ici,

Paul et Virginie n’avaient ni horloges, ni almanachs (…). Les périodes de leur vie se réglaient sur celles de la nature. Ils connaissaient les heures du jour par l’ombre des arbres, les saisons, par les temps où elles donnent leurs fleurs ou leurs fruits”. En un mot, ils n’avaient “d’autre chronologie que celle de leurs vergers, et d’autre philosophie que de faire du bien à tout le monde35.

Décor de vergers, bienveillance des coeurs : le lien est patent, d’un décompte du temps épousant les rythmes agrestes, à une philanthropie socialement si utile.

En arrière-fond de quoi l’on peut voir, tout d’abord, le modèle classiquement prêté à Robespierre, et sans doute inspiré de Mably : celui d’une république de petits propriétaires dotés de santé physique et morale par le contact avec la nature, et vivant d’une frugalité consœur de l’égalité. Et puis surtout, il y a là l’anthropologie des Lumières et de la Révolution, pour qui l’intériorité animale et humaine est passivité pure, manipulable et remodelable à loisir, et démunie, par postulat, de libre arbitre36. Cette considération nous achemine au thème de la nature, enfin, dans sa dimension humaine.

Le calendrier neuf se veut connexe à la nature humaine individuelle sous deux rapports. Tous deux, remarquons-le, sont d’ordre corporel. D’une part la décimalisation renvoie aux dix doigts. C’était, pour l’utopiste Morelly, un puissant motif de généraliser le système décimal, clé à la fois de l’organique et de l’organisation, articulation de la nature et de la culture, “fusion“, dit un de ses analystes, fusion de ces “deux ordres déjà réalisés depuis un certain temps dans la nature humaine, et qui doit bien exister à l’état diffus dans toutes les autres illustrations de l’univers37. Vu ce que l’on sait de l’esprit du temps, ce type de rapprochement ne saurait être absent des arrière-pensées de Romme, qui au reste suggère, un peu mièvrement : “Chacun des cinq doigts de la main ne peut être affecté dans les usages familiers à désigner un des jours de la demi-décade38.

D’autre part, l’unité de base du temps nouveau, “le cent-millième du jour”, qui supplante la seconde, cette unité se trouve équivaloir (en tout cas Romme le souhaite, puisqu’il se plaît à le dire), elle “équivaut, dit-il, au battement du pouls d’un homme de taille moyenne, bien portant39. Au-delà de l’approximation, qui laisse un peu perplexe, il faut voir là encore le postulat mécaniste, donc déterministe, à savoir négateur, nommément ou non, de toute liberté. Le cosmos, l’homme, les sociétés, sont une grande machinerie solidaire, dont l’harmonie exige ajustement parfait et docilité pleine.

La mise au pas des citoyens est ici au cœur de l’enjeu, et plus concrètement même  que l’on ne pourrait incliner à le croire, puisque Romme, au surplus, a l’idée d’estimer que la “seconde” nouvelle serait l’équivalent non seulement de la pulsation susdite, mais celui encore, voudrait-il croire, du “pas redoublé militaire40. Cette référence a elle aussi ses “vibrations”.

Bref, l’intérêt profond d’une mise au premier plan des pulsations cardiaques est de donner un stimulant actif à l’assimilation, au moins superficielle, de l’organisme humain (et donc de l’être humain, puisque la perspective est matérialisante) à une mécanique horlogère, par l’analogie du tic-tac et du pouls. “Nous sommes des horloges“, écrivait Voltaire41, qui assez couramment s’auto-désigne comme “une montre“, et l’on sait à quel point le langage mécaniste est usuel sous la Révolution. Il est de même omniprésent dans le propos de Bonaparte, lequel se définit lui-même “la montre qui existe et qui ne se connaît pas“, et “va sans connaître son horloger42. Et c’est le temps où Claude-Henri de Saint-Simon suggère de “regarder l’univers comme une horloge et l’homme comme une montre43.

C’est dire que, là aussi, nous revoilà au cœur philosophique de la Révolution, où l’on trouve à tout coup cette propension déterministe négatrice par pléonasme, de toute liberté. Car, dans cette perspective, la moindre manifestation corporelle ou mentale chez quiconque est produit nécessaire de la machine cosmique. En 1795, l’astronome Laplace, déjà cité, enseigne officiellement, devant grande affluence, à l’Ecole Normale, à Paris :

Tous les événements, ceux mêmes qui, par leur petitesse, semblent ne pas tenir aux grandes lois de l’univers, en sont une suite aussi nécessaire que les révolutions du soleil44.

Et bien de ses contemporains croyaient ne pas penser différemment. Il y aurait encore beaucoup à dire à ce sujet… Constatons simplement que pareille négation, explicite ou latente, du libre arbitre en l’homme, n’est pas très “catholique”. Elle méconnaît résolument l’anthropologie scolastique, à laquelle un Voltaire s’en prend effectivement, et de façon expresse, lorsque, avec insistance, il nie la liberté humaine45. Objectiver le cours du temps, comme prétendent y œuvrer les artisans du calendrier républicain, c’est donc, tout uniment, le vouloir aussi déchristianiser.

II. Laïciser le cours du temps

La Convention voulait que le nouveau système portât “le caractère de notre Révolution par son exactitude, sa simplicité et par son dégagement de toute opinion qui ne serait point avouée par la raison et la philosophie“. Plus explicite, le jacobin Manuel estimait : “Le calendrier de l’Eglise ne peut plus être celui d’un peuple libre46. Et certes, l’intention déchristianisatrice du nouvel almanach est évidente, elle est même sensible sous un triple rapport.

Il s’agit d’abord, et c’est le plus voyant, d’affirmer le messianisme de la République, en substituant sa naissance à celle du Christ comme pivot de la chronologie. Et c’est dans cet esprit qu’aux yeux de Barère, par exemple, les contre-révolutionnaires peuvent être “les juifs de la Révolution47. En quoi ? En ce qu’ils sont à la traîne, ils attendent, dit-il, un “messie royal“, qui ne viendra pas.

Car le messie nouveau est là, et c’est la République, l’ère qui s’ouvre est proprement “l’ère de la République48. En soustrayant le fil du temps à l’emprise de la superstition chrétienne, on débourbera l’humanité des vieilles routines mentales, du vide intellectuel et culturel où elle croupit depuis quinze à dix-huit siècles. Saint-Just dira bientôt, à la Convention : “Le monde est vide depuis les Romains49. Les datations à l’ancienne, dans la mesure où l’on devra en user encore, seront flanquées d’une mention péjorative, soit “style esclave”, soit “ère vulgaire” (ou bien “vieux style”).

Il s’agira, ensuite, d’abolir d’une part l’usage chrétien des fêtes mobiles (irritant élément d’irrationalité) ; d’autre part et surtout, le respect du dimanche, et celui des fêtes précisément dites “d’obligation”. Il ne faut pas ici sous-estimer le fait qu’au parti d’impiété se surajoute la propension productiviste, utilitariste, du siècle. Les citoyens allégés des repos, des fêtes d’obligation, et besognant neuf jours sur dix, produiront plus.

Il s’agira, enfin, de bouter hors du temps toute la thématique de la liturgie catholique, non sans l’aller traquer, pour bien l’éradiquer, jusque dans sa palpitation journalière ; thématique dénoncée comme “le répertoire du mensonge, de la duperie ou du charlatanisme50, ce dernier mot visant l’influence attribuée à diverses dévotions sur la fécondité de l’agriculture.

Contre quoi, dans le nouveau système, non seulement la référence aux saints de chaque jour est abolie, mais encore, pour plus de sûreté, voici qu’on la remplace par la célébration quotidienne d’un élément utile à la subsistance humaine – minéral, végétal, animal. De Fabre d’Eglantine encore :

Une longue habitude du calendrier grégorien a rempli la mémoire du peuple d’un grand nombre (…) d’images (…) qui sont encore aujourd’hui la source de ses erreurs (…) ; il est donc nécessaire de substituer à ces visions de l’ignorance, les réalités de la raison, et au prestige sacerdotal, la vérité de la nature…”51

Chaque jour, avait dit aussi Bernardin de Saint-Pierre, “chaque jour apporte de la part de la nature de nouveaux bienfaits“. Eh bien, voilà : c’est ce qu’il importe de rappeler sans cesse aux citoyens, en vue de les améliorer.

Ainsi donc, et d’abord, chaque journée ordinaire se voit-elle affecter, en lieu et place d’un saint, qui une plante (le plus souvent), qui une roche, qui un produit naturel, tel que miel… ou fumier. Ensuite, tout quintidi, au cœur de la décade, glorifiera un animal utile, dindon, lapin, tanche ou cochon, etc. Pour ce qui est, enfin, du fameux décadi, un instrument agraire y sera en vedette – râteau, plantoir, pioche ou tonneau, bref, celui qu’approximativement on présume le plus susceptible d’être utilisé dans les jours à venir52. Et là aussi, l’on peut songer à Paul et Virginie qui, même dans la saison pluvieuse, calfeutrés dans leur case, respirent sans cesse la vie rustique, par la vue non seulement des produits engrangés, mais celle aussi de leurs outils, alignés sur le mur53. Ecoutons Fabre d’Eglantine :

Lorsque à chaque instant de l’année, du mois, de la décade et du jour, les regards et la pensée du citoyen se porteront sur une image agricole, sur un bienfait de la nature, sur un objet d’économie rurale, vous ne devez pas douter que ce ne soit, pour la nation, un grand acheminement vers le système agricole et que chaque citoyen ne conçoive de l’amour pour les présents réels et effectifs de la nature (…)”54.

En l’occurrence, on fait coup double, car n’est bien supprimé que ce qui est remplacé. “Les saints, dira Barère, sont les derniers émigrés de la Révolutions55. Le martyrologe, observe un de ses collègues, était un “charnier dégoûtant”, à quoi l’on substitue, dit-il, un “herbier odoriférant”. Et puis encore ceci, de Fabre d’Eglantine :

Nous avons pensé que la nation, après avoir chassé cette foule de canonisés de son calendrier, devait y retrouver en place tous les objets qui composent la véritable richesse nationale”, parmi lesquels objets “les animaux domestiques, nos fidèles serviteurs (…)

(…) bien plus précieux, sans doute, aux yeux de la raison, que les squelettes béatifiés tirés des catacombes de Rome56.

La vache, la poule, les bêtes à laine, “ces êtres protecteurs“, avait écrit Siéyès57 ; en substituant aux saints du ciel, dans leur fonction tutélaire, ces placides compagnons de l’homme, le système consacrait strictement cette qualification.

Comme chacun le sait, simultanément, toute référence aux saints était bannie des toponymes, et leurs statues détruites ou refondues, cependant que les prénoms s’allaient renouveler non seulement aux sources antiques, mais également au potager de l’almanach reconverti. Salsifis, Betterave, Poireau, Raisin, Pioche, ou Cerfeuil, ou Persil, ou Tabac, tels sont bien les prénoms, et tant d’autres encore, qui dès lors font mine de proliférer dans l’état-civil58, à dessein d’honorer “la vérité de la nature”. C’est dire combien cette entreprise est animée d’une intention de “révolution culturelle”.

Il importe, en effet, d’en saisir la hardiesse et la cohérence, et son ample tribut aux grands influx constitutifs de l’esprit des Lumières, rationalisme, naturalisme, mais aussi bien, encore qu’à l’ordinaire un peu sous-estimés, sensualisme et mécanisme59. A supposer qu’il soit exact que “les mois et les jours ont reçu des dénominations dont la philosophie et la liberté n’auront plus à rougir60, du moins demeure-t-il en suspens que la “philosophie” en cause a notamment pour caractère de tendre à nier la “liberté”, ce qui complique le paysage, sans du moins atténuer la témérité de l’ambition.

Le programme, disions-nous, est bien celui d’une véritable révolution culturelle, en quoi il est éminemment politique, et vise ouvertement à manipuler, à “frapper l’entendement61, à remanier l’esprit du peuple souverain par recours annoncé à “l’empire des images sur l’intelligence humaine62.

Et spécialement, en cette affaire, il convient de n’être pas abusé par l’effusion de sensiblerie, toute horticole et tisanière. Précisément, le premier jour où l’on fêtera la Camomille sera celui de la sinistre loi de prairial. Quant à Fabre d’Eglantine, le tendre auteur d'”Il pleut, bergère…”, qui est de ceux qui tiennent que “le peuple est toujours bon et toujours juste63, ne fut-il pas l’un des fauteurs des grands massacres de septembre ? C’est un politicien vulgaire et corrompu, décapité en germinal an II, avec en prime la généreuse imputation d’avoir été “royaliste de tout temps dans le fond de son coeur64. Gilbert Romme, pour éviter une même issue, se suicidera en prairial an III. Ces quelques traits n’ont d’autre fin que de redire, si besoin est, que l’intention du calendrier, dont tous deux sont les principaux co-auteurs, est strictement connexe aux douloureuses tribulations du paroxysme révolutionnaire. Son adoption, nous l’avons dit, est du 5 octobre 1793. Or la Terreur date du 17 septembre, la fameuse loi du maximum est du 29, la déchristianisation est du 2 octobre, et Carrier, par exemple, arrive à Nantes le 22 de ce mois. Certes donc, le calendrier républicain ne saurait être, dans l’intention, une lubie folklorique latérale. Selon un journal progressiste du temps, la Décade philosophique, il prétend bien être au contraire “une des institutions les plus propres à faire oublier jusqu’aux dernières traces du régime royal, nobiliaire et sacerdotal“. Ces mots, il est vrai, sont un peu tardifs, ils sont d’avril 179865. C’est un temps où le système nouveau donne des inquiétudes, on a tout lieu d’en redouter l’insuccès L’analyse en serait instructive, mais présentement nous entraînerait un peu trop loin.


1 Les premières approches de la présente étude, qui pourrait prendre bientôt les dimensions d’un livre, doivent beaucoup à l’article de Br. Baczko, “Le calendrier républicain. Décréter l’éternité“, dans P.Nora, dir., Les lieux de Mémoire, I, “La République”, Paris, 1984, pp.37-83. Les mots ou expressions donnés en italique dans les citations sont soulignés par nos soins, sauf la mention contraire : m.s.o. = mot(s) souligné(s) dans l’original. Autre abréviation : AP/1 = Archives parlementaires, 1ère série, nombreux volumes parus depuis le cours du XIXème siècle. Suivent les indications du tome, de la page et de la colonne.

2 B.Baczko a bien mis en relief le caractère techniquement utopique de l’entreprise. Une première version de son article a paru, sous le titre “L’Utopie et le calendrier révolutionnaire”, dans son ouvrage Lumières de l’Utopie, Paris 1978, pp.211-232.

3 Cité par B.Baczko, p.39.

4 Siéyès, “Du nouvel établissement public de l’instruction en France“, dans le Journal d’Instruction sociale, 29 juin 1793 : “Le temps n’est pas venu de faire des changements dans la division de l’année ; nos habitudes, nos rapports si multipliés avec les habitudes des peuples environnants, et des siècles qui ont précédé immédiatement le nôtre, se présentent, à cet égard, comme une masse trop effrayante à remuer“. Reproduit par J.Guillaume, éd., Procès-verbaux du Comité d’Instruction publique de la Convention nationale…, t. I, Paris 1891, p.572.

5 AP/1/76/120-123.

6 Recueil général annoté des Lois, Décrets et Ordonnances, etc., 16 vol., t.5, Paris 1835, pp.3-4.

7 AP/1/76/120/2.

8 AP/1/74/550/2.

9 27 juin 1789, projet d’adresse de l’Assemblée Nationale à ses commettants : AP/1/8/168/1.

10 AP/1/77/499/500.

11 Instruction sur l’ère de la République et sur la division de l’année. Convention, 25 frimaire an II, (15 décembre 1793) : cité par A.Soboul, préf. à Concordance des Calendriers grégorien et républicain, Paris, 1983, non paginé.

12 AP/1/77/500/1.

13 AP/1/74/551/2.

14 Les deux entreprises sont simultanément menées par les mêmes instances, et Romme, présentant le calendrier, le rattache à l’entreprise générale de décimalisation : AP/1/74/550/1 et 552/1.

15 Art. 11 du décret final (24 novembre) : Recueil général…des Lois…, op. cit., t.5, p.4, Romme disait : “Le perfectionnement sera complet lorsque le temps sera soumis à la règle simple et générale de tout diviser décimalement” (AP/1/74/552/1).

16 AP/1/74/556.

17 AP/1/74/557.

18 AP/1/74/553.

19 AP/1/76/122/2.

20 AP/1/77/502/1, 24 octobre 1793.

21 Vertu, Génie, Travail, Opinion, Récompense, à quoi tous les quatre ans s’ajoute un sixième jour, appelé Révolution.

22 AP/1/77/503/1 et2.

23 AP/1/78/711/1 et 712/2.

24 Ibidem, 712/2.

25 AP/1/74/552/1.

26 D’Holbach, Système de la Nature (1770), rééd. Paris, 1990, 2 vol., t. I, p.191.

27 Cité dans Hoefer, dir., Nouvelle Biographie générale…, t.29, Paris, 1859, col. 534. Trois phrases suivent encore.

28 AP/1/74/550-551. Notre propos qui suit résume celui de Romme.

29 Ibidem.

30 AP/1/74/551/1.

31 AP/1/77/500/1.

32 AP/1/77/501/1.

33 Ibidem.

34 Rousseau, La Nouvelle Héloïse (1761), éd. Garnier, Paris, 1988, p.589.

35 Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie (1788), Lausanne, 1961, p.125.

36 Voir notre étude Nature humaine et Révolution française. Du siècle des Lumières au Code Napoléon, éd. DMM, 53290 Bouère, 1994.

37 G.Lapouge, Utopie et Civilisations, Paris, 1978, p.235.

38 AP/1/74/551/2.

39 AP/1/74/552/1.

40 Ibidem.

41 Voltaire, Correspondance, coll. Pléiade, 13 vol., t.4, Paris, p.201, 2 juillet 1754.

42 Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène (1823), prés. Joël Schmidt, Paris, 1968, pp.311/1 et 420/2 (8-9 juin et 17 août 1816).

43Ce sont deux machines semblables, quoique d’une dimension très différente” (Saint-Simon, “Histoire de ma vie”, préf. aux Lettres au Bureau des Longitudes (1808), dans Oeuvres complètes, t.I, Paris, 1868, p.81).

44 10e leçon de Laplace, 21 floréal an III (10 mai 1795) : J.Dhombres, dir., L’Ecole Normale de l’an III. Leçons de mathématiques. Edition annotée des cours de Laplace, Lagrange, Monge, Paris, 1992, p.125.

45 Cf. Nature humaine et Révolution…, op. cit., p.30.

46 F.-A. Aulard, éd., La Société des Jacobins. Recueil de Documents pour l’Histoire du Club des Jacobins de Paris, t.4, Paris, 1892, p.411. Ces mots ont été dits dès le 21 octobre 1792.

47 AP/1/74/316/1.

48 AP/1/74/550/1.

49 AP/1/87/638/1.

50 AP/1/77/502/2.

51 AP/1/77/500/1.

52 AP/1/77/503/1.

53 Bernardin de Saint-PIerre, Paul et Virginie, op., cit., p.118.

54 AP/1/77/500/1.

55 AP/1/77/508/1.

56 AP/1/77/502/2.

57 Siéyès, texte cité à la note 4, p.573.

58 V. par ex. J.-P. Brancourt, “Le temps nouveau“, dans Christianisme et Déchristianisation, Actes de la 9e Rencontre d’Histoire religieuse organisée par J. de Viguerie, Fontevraud, octobre 1985, Presses de l’Université d’Angers, 1986, (pp.163-175), p.170 ; S.Bianchi, “Les prénoms “révolutionnaires” dans la Révolution Française“, dans La Révolution et l’Ordre juridique privé. Rationalité ou scandale ?, Actes du Colloque d’Orléans, septembre 1986, prés. M.Vovelle, 2 vol., Paris, 1988, t.1 (pp.109-124) pp.115-116.

59 V. l’ouvrage cité à la note 36.

60 Journal de Paris, 25 octobre 1793, AP/1/77/508/1.

61 Fabre d’Eglantine, AP/1/77/502/2.

62 Idem, AP/1/77/500/1.

63 AP/1/74/369/1.

64 Saint-Just, AP/1/87/632/1.

65 Décade philosophique, 30 germinal an VI, 19 avril 1798, “Affaires de l’Intérieur”,p.192.

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