Par Bruno Primavère

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Sun Tzu1

Résumé : A l’heure où la guerre ravage à nouveau l’Europe, il est plus urgent que jamais de revenir aux sources de la pensée stratégique. Sun Tzu, à travers 24 siècles, semble le mieux placé pour nous introduire au cœur de l’art militaire. Il l’est d’autant plus que son étude est obligatoire à l’Académie Frounzé, l’école de guerre russe. Ce qui distingue surtout Sun Tzu des penseurs militaires occidentaux, c’est de ne jamais perdre de vue la victoire et ses suites : “En toutes choses, il faut considérer la fin”, écrivait si bien La Fontaine.

Ecrivain militaire chinois de l’époque des Royaumes Combattants (IVème siècle A.C.). Son traité d’art militaire2, le Sun Tzu Ping Fa, est le premier et peut-être le plus profond du genre. Il se divise en 13 chapitres dont le dernier traite de l’usage des espions et des agents d’influence. Il en distingue minutieusement 5 catégories : les agents indigènes (indicateurs), intérieurs (fonctionnaires de l’Etat adverse), doubles, liquidables (destinés à être capturés avec de fausses informations) et vivants (destinés à assurer les liaisons) (XIII, 5).

C’est ce thème qui a intéressé l’Occident à Sun Tzu, le faisant voir comme le “Machiavel chinois”, plus retord encore que le Florentin. On a aussi  fait valoir que Sun Tzu figurait au programme de l’Académie militaire soviétique, afin d’expliquer les victoires des armées marxistes dans la Décolonisation, et leurs méthodes : saper la cohésion de l’adversaire (XI, 25), en éviter la force, en frapper la faiblesse (VI, 27). Les officiers européens, formés à la guerre “militaire”, n’aurait su faire face à des adversaires menant une guerre “révolutionnaire” et en position de coordonner l’action des unités armées avec la propagande politique.

Réduire Sun Tzu à ce fameux chapitre 13 serait ne voir que l’arbre et manquer la forêt. Le grand mérite du Sun Tzu est d’avoir vécu, compris et explicité les règles éternelles du combat, et dans un contexte étonnamment voisin du nôtre :

1) Il a pu commander des armées de 100.000 hommes et plus, lesquelles ne sont apparues en Occident qu’avec la Révolution Française. D’où l’importance des règles de subordination hiérarchique (XI, 43-47) et de secret (VI, 24). Seul le général en chef connaît la manoeuvre. Ce qu’il en laisse savoir aux siens peut être aussi bien désinformation (à usage des espions de l’adversaire) qu’information.

Mais l’existence d’une organisation hiérarchique et d’une discipline rigoureuse (I, 7) permet à Sun Tzu d’écrire qu’on commande à un million d’hommes aussi facilement qu’à deux (V, 1) : “C’est une question d’organisation“. De là cette magnifique règle de délégation : “le chef demande la victoire à la situation et non à ses subordonnés. Il choisit ses hommes qui, eux, tirent parti de la situation (V,22)”.

2) Son naturalisme philosophique en fait le maître-à-penser des mercenaires. Son général est un professionnel qui assure le succès du roi et la défaite de ses adversaires, sans jamais s’interroger sur la morale de son combat. La victoire donne la légitimité. Que le chef politique veuille seulement ne pas se mêler de conduire les opérations militaires (III, 19-22)… Alors la valeur technique du général, mesurée à la crainte qu’il inspire, pourra jusqu’à dissuader les adversaires potentiels d’entretenir des armées. Le meilleur général est en effet celui qui obtient la victoire sans recourir aux hasards des combats (II, 21) ; mieux encore, c’est celui qui maintient la paix sans coûteuses troupes permanentes, simplement en infiltrant ses agents dans les cours des royaumes voisins (III, 3).

On voit ainsi combien les réflexions de Sun Tzu débordent le conflit armé pour s’étendre à toutes les activités collectives visant à atteindre un objectif prédéterminé. La victoire n’est qu’un moyen ; le sens du combat est donné par l’exploitation de la victoire. Le but n’est pas la capitulation (qui génère un esprit de revanche), mais une paix avantageuse.

Aujourd’hui la conquête d’un marché ou la direction d’une entreprise sont autant de domaines d’application des maximes stratégiques du Sun Tzu. Il s’agit d’utiliser la reconnaissance par autrui de son infériorité. Tout commence par la connaissance des troupes (III, 31), l’observation du terrain, la préparation technique, etc… mais tout s’achève dans et par l’action psychologique.

Pour ce général a-moral, le moral des troupes est le facteur déterminant. Il faut le cultiver chez soi et le miner chez les autres. La tactique se subordonne au niveau moral des unités (VII, 21-32). Transposé au moral du chef adverse, il s’en suit que le sommet de l’art consiste à détruire la stratégie de l’ennemi (III, 5), lui ôtant ainsi toute possibilité de victoire.

Terminons ce court aperçu en signalant la logique toute chinoise avec laquelle Sun Tzu traite l’emploi du gros et des réserves. Il répartit à chaque moment ses unités en 2 groupes : l’ordinaire (zheng) engage le combat, l’extraordinaire (ti) opère la victoire (V, 5). Mais cette distinction est toute mentale. Seul le général sait quelles sont les unités “zheng” et quelles sont les unités “ti“. Aussi, en fonction du déroulement de la manœuvre et des conditions de l’approche, peut-il inverser instantanément les rôles. On a là, à la frontière de la stratégie et de la tactique, un concept essentiel visant au plein-emploi de toutes les forces. On mesure aussi toute la complexité de pensée que recèle un texte si dense que chaque phrase nous y fait l’effet d’une citation et qu’on ne peut le lire sans s’arrêter à chaque pas pour en assimiler le suc.

Quant aux règles de Sun Tzu concernant le terrain, la manœuvre, la météorologie, les traversées des fleuves, le pillage, les récompenses et les châtiments, elles rejoignent, dans l’évidence de la vérité, les maximes militaires de tous les temps et de tous les pays.

A la limite du politique et du philosophique, le “Sun Tzu Ping Fa” est un ouvrage stimulant, court, d’une grande hauteur de vue. On le cite déjà souvent. On souhaiterait qu’il soit plus connu et surtout mieux médité. En effet, “ce qui est essentiel dans la guerre, c’est la victoire et non les opérations prolongées” (II, 21). Mac Arthur n’a pas dit autre chose.


1 La prononciation française la plus proche serait “Soun Dzeu“.

2 Sun Tzu L’Art de la Guerre (Flammarion 1972 et en “poche” : Collection Champs)…. Le mot chinois “Ping Fa” se traduirait plutôt par “lois” ou “méthode” du combat. Pour Maître Sun, l’art est le fait du seul général en chef, quand il relie les règles générales avec le lieu et le moment. Mais ces règles sont en elles-mêmes rigoureuses, “scientifiques” dirions-nous aujourd’hui.

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