Partager la publication "De la coupe aux lèvres"
Par Dr Jean Maurice Clercq
Résumé : Le passage de l’allaitement maternel à la tétée d’un biberon allège l’exercice musculaire de la bouche mais aussi du cou. De là certaines morts subites du nourrisson, par étouffement ; de là surtout de nombreuses conséquences à plus long terme sur le développement de la mâchoire sur l’harmonie du visage, sur les habitudes alimentaires, etc… Le naturel avait du bon !
Entre la coupe et les lèvres, il y a l’intervention de l’éducation humaine…
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A propos de la mort subite des nourrissons.
Que les futures et jeunes mamans se rassurent, les causes de la « mort subite »1 des nourrissons commencent à s’élucider. En effet, lors de la séance du 16 juin 1994 de l’Académie nationale de Chirurgie-dentaire, fut présentée une communication intéressant ce sujet sous le titre : « Les dysfonctions oro-cervicales : leur responsabilité dans certaines morts subites des nourrissons2 « .
Les modalités relationnelles de l’enfant y ont été évoquées :
« Son comportement physiologique sensori-moteur autant que psychologique, s’établit en fonction du développement de la sphère faciale et de ses carrefours aérodigestifs. »
…ainsi que le mode de développement des mâchoires :
« L’équilibre et la position mandibulaires et les dimensions du bas du visage dépendent chez le bébé essentiellement des activités praxiques« …
… »Dans la période d’immaturation, il y a mise en mouvement du massif lingual à chaque « succion-déglutition » qui caractérise la « tétée« ».
L’auteur a aussi constaté l’influence du type physique de l’enfant :
« Ces enfants laxes, au menton fuyant, sont déformés du fait de leurs habitudes orales. »
…Ainsi que les répercussions pathologiques possibles :
« La statique générale et cervicale du bébé se trouve donc mise en cause au cours du sommeil. C’est au cours du sommeil paradoxal que le bébé fait basculer sa tête sur le thorax du fait de l’atonie des muscles de la nuque qui en résulte. La tête mal retenue sur sa hampe cervicale, aggrave le mécanisme asphyxique provoqué par la bascule du massif lingual sur l’épiglotte. »
Ainsi, l’auteur de la communication reconnaît sur le plan du principe que, parmi les cas de morts subites des nourrissons, un certain nombre seraient dû à une atonicité musculaire pharyngo-laryngo-buccale déficiente : lorsque le nourrisson penche fortement sa tête contre sa poitrine il obture son larynx, à la manière dont on plie un tuyau mou pour en arrêter le débit, et s’asphyxie. Le Dr Oudin avance alors que cet accident survient lors du sommeil paradoxal, lorsque le facteur favorable existe : « enfants laxes, au menton fuyant, déformés du fait des habitudes orales ». Malheureusement, l’auteur n’approfondit pas les bases de ces dernières affirmations qui touchent les causes d’une partie des morts subites des nourrissons ; il se contente d’en décrire le mécanisme, et ne peut ainsi en tirer les enseignements utiles, ce que nous allons essayer de faire.
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L’enfant à sa naissance possède un capital musculaire qui va évoluer sous l’influence essentielle et déterminante de deux facteurs :
– le capital génétique qu’il possède (hérédité, terrain) mais qui n’interviendra qu’avec l’âge et le développement pondéral, – c’est-à-dire bien au delà de l’âge qui nous intéresse -, dont l’influence est secondaire dans l’enfance et presque inexistante chez le nourrisson.
– le développement de la puissance musculaire lié au mode de vie et le mode alimentaire ; il sera prépondérant chez le nourrisson.
Nous nous intéresserons donc à ce dernier aspect : le mode alimentaire du nourrisson, qui va influencer considérablement le développement des mâchoires et la tonicité des muscles de la face, de la bouche et de la gorge, avec toutes les répercussions à long terme.
1. L’influence de l’allaitement
En l’absence de dents lui permettant de mastiquer, le nourrisson ne peut absorber qu’une alimentation liquide selon un mode de succion bien particulier : la tétée… Celle prévue par la nature et celle que les hommes ont voulu rendre plus pratique et améliorer : la tétée au biberon.
Allaitement au sein
Le lait maternel est l’aliment parfait prévu par la nature pour le nourrisson : de composition idéale, à bonne température, prêt à l’emploi quelle que soit l’heure et le lieu, hygiénique, il donne en sus les anti-corps et les défenses pour plusieurs mois, ce dont le nouveau-né a besoin pour faire face aux agressions de sa nouvelle vie.
Afin de pouvoir saisir par la bouche le mamelon maternel, le bébé, dans une attitude assez redressée doit tendre sa tête en avant et effectuer avec ses lèvres un important effort de succion pour tirer le lait des glandes du sein. Cet exercice physique permettant la tétée, et le lent débit du lait maternel, vont lui procurer une bonne digestion puis un excellent sommeil. L’allaitement au sein procure en outre, et cet aspect demeure souvent ignoré, un excellent développement des muscles de la face, des mâchoires et du cou, ce qui favorisera le développement harmonieux de la tête.
Allaitement au biberon
Une alimentation riche et adaptée, accompagnée d’une vie saine, équilibrée et calme, orientée vers le nouveau-né, permet en temps ordinaire un allaitement maternel de qualité.
Cependant, il arrive parfois que la maman ne puisse plus allaiter et l’on doit alors passer à une alimentation et un mode alimentaire de substitution : le lait en poudre donné au biberon3. Ce type d’allaitement qui devrait être exceptionnel semble devenu aujourd’hui la norme : l’allaitement maternel au sein prend figure d’une bizarrerie archaïque auprès du public.
Cependant, le lait industriel donné au biberon, qu’il soit du premier âge ou du deuxième âge, provient du lait de vache, ce qui présente deux inconvénients majeurs : il est trop riche en matière grasse, et sa chaîne moléculaire trop longue le rend difficile à digérer. La tolérance n’est pas toujours excellente, le bébé vomit facilement et parfois le médecin conseille alors d’alourdir le lait, par adjonction de farine de Caroube par exemple… Les « remontées » se font alors plus rares mais le problème persiste.
Le bébé tète au biberon dans une position allongée et son effort musculaire se réduit alors à un travail de succion (fourni par le muscle orbiculaire des lèvres) et de déglutition. Avec les inévitables et nombreuses stérilisations à chaud, les tétines en caoutchouc4 se ramollissent et le nourrisson « reçoit » l’aliment lacté plus qu’il ne le prend. Souvent réduit au minimum, l’effort musculaire n’est plus suffisant pour occasionner la fatigue prédisposant au sommeil, et si l’ingurgitation s’est faite trop vite, des régurgitations, voire des vomissements (parfois sources d’incidents) et des douleurs d’estomac perturbent le sommeil du nourrisson.
Une première comparaison fera comprendre tout l’avantage du sein maternel sur le biberon. L’allaitement permet de développer tout le système musculaire du cou, des mâchoires et de la face, assurant un développement harmonieux du nourrisson.
En revanche au biberon ce développement musculaire se trouve souvent réduit tandis que le bébé présente fréquemment une surcharge de poids liée à une alimentation lactée très riche. Lorsque cette faiblesse musculaire devient trop prononcée, peuvent intervenir ces incidents du sommeil, parfois mortels, qui ont suscité la communication à l’Académie nationale de Chirurgie dentaire évoquée au début de cet article.
2. L’influence du mode alimentaire sur le développement des mâchoires.
A partir de cette première comparaison essayons de voir l’influence du mode alimentaire sur la croissance de la face jusqu’à l’adolescence. Depuis plus d’une vingtaine d’années, on connaît l’originalité de la croissance des os des mâchoires : en dehors des facteurs héréditaires, cette croissance est essentiellement soumise à l’influence des muscles oro-faciaux, à leur développement, leur puissance et leur fonctionnement, qui produisent un remodelage osseux important. C’est-à-dire : plus l’enfant va mastiquer une alimentation consistante, plus la croissance de ses mâchoires s’en trouvera stimulée et deviendra harmonieuse5 .
On comprend ainsi l’influence de l’alimentation sur le développement des mâchoires et des malpositions dentaires des enfants. La croissance des maxillaires, stimulée par la mastication, se trouve elle-même influencée par les acquis héréditaires de l’enfant6 : s’il y a des masticateurs-nés (les terrains « carboniques »), il en est d’autres dont les mâchoires sont étroites (les « phosphoriques ») ou qui possèdent une musculature déficiente, accompagnée parfois d’une hyperlaxicité ligamentaire, et voient leurs dents se ranger en évantail7 . Ces tendances défavorables liées au patrimoine héréditaire peuvent se corriger partiellement ou totalement en stimulant la croissance des mâchoires par la mastication.
Enfin un dernier facteur peut influencer considérablement la croissance des maxillaires et perturber l’harmonie dents-mâchoires : les habitudes perturbatrices. Citons:
– la succion du pouce, d’un ou de plusieurs doigts
– la succion de la langue
– la déglutition atypique avec interposition de la langue langue
– la respiration buccale (hypodéveloppement des sinus)
– les anorexies, maladies, caries, etc…
La variété, et parfois le cumul de tous ces facteurs, font qu’environ 70 à 80 % des enfants examinés dans les écoles pourraient recevoir un appareillage orthodontique pour corriger des troubles de placement dentaire, graves ou bénins. Actuellement, parmi les enfants appareillés, 60 % relèvent des troubles consécutifs à la succion d’un doigt ou à une déglutition anormale (qui elle-même demeure souvent une séquelle ou une compensation de l’arrêt de la succion du doigt). Il y aurait beaucoup à dire sur les causes sociologiques et familiales incitant l’enfant à succer son doigt quand on sait qu’il y a 25 ans, seulement 20 % des enfants appareillés étaient traités pour ce même trouble.
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Nous avons trouvé une confirmation inattendue de l’influence des muscles sur le développement des mâchoires grâce aux populations d’origine étrangère (africaine ou asiatique), nées et vivant en France et parlant notre langue sans le moindre accent.
Les « profils ethniques » ont disparus au niveau de l’étage inférieur du visage, c’est-à-dire l’espace compris entre le nez et le menton (en dehors de l’épaisseur des téguments et des parties charnues du visage qui demeurent caractéristiques, comme l’épaisseur des lèvres). Des radiographies de la tête vue de profil et l’analyse céphalométrique des points de références osseux du crâne et des maxillaires donnent les mêmes mesures que celles trouvées sur le reste de la population française8 . En tenant compte de leur groupe physique (carbonique, phosphorique, sulfurique) leurs profils concernant les maxillaires sont bien les mêmes. Si l’on s’intéresse à des enfants de même origine mais élevés par une famille française (cas des enfants du tiers-monde adoptés), donc ayant le même mode de vie que les autres français (ce qui n’est pas toujours le cas dans les groupes immigrés vivant sur notre sol), nous ne sommes absolument pas surpris de trouver la même fréquence des malpositions dentaires que sur la population française (alors qu’elle est presqu’inexistante dans leur pays d’origine), sans parler des caries en progression.
Ce constat confirme d’une manière flagrante que le modelage du visage au niveau des mâchoires s’effectue essentiellement sous l’influence musculaire liée à deux facteurs principaux, en dehors du type physique :
– le mode d’alimentation : allaitement au sein ou biberon, tétine ferme ou molle, alimentation consistante ou bouillie, viande hachée, purée, etc…
– le mode du langage : qui va agir sur le port et la position de la langue pouvant allonger ou creuser le palais et modifier l’emplacement des incisives (par les zozotements, chuintements, les « R » roulés, etc…).
3. La correction des malpositions dentaires : orthodontie ou orthopédie dento-faciale ?
De ce constat ressort évidemment une conséquence thérapeutique intéressant les dents en malposition chez les enfants : ces dents se placent sur les arcades dentaires au point de rencontre des forces centripètes et centrifuges exercées dans la bouche par les muscles buccaux et faciaux sollicités lors de la mastication, de la déglutition et de la phonation.
Cependant les traitement orthodontiques actuels visant les troubles de positionnement dentaire, s’effectuent à l’aide de techniques sophistiquées mais s’appuyant sur des analyses mises au point il y a environ 50 ans et ne tenant aucun compte de ces forces musculaires (Tweed, Rirckets, Edgewise et autres méthodes provenant des anglo-saxons, américains, suédois, etc…) : à partir d’une radiographie de profil du crâne de l’enfant, une série de mesures sont effectuées et déterminent le sens des corrections à effectuer en référence à des moyennes qui servent de norme ; le choix de l’appareil et des procédés contraignants n’est qu’un moyen thérapeutique de cette remise en ordre. Ainsi définie, l’orthodontie actuelle connaît beaucoup de récidives sur les malpositions dentaires corrigées : environ un tiers des cas. On en a alors conclu, il y a une trentaine d’années, que finalement ces mâchoires étaient trop petites et que l’on avait eu tort de vouloir les agrandir pour ranger les dents ; il fallait plutôt extraire les quatre premières prémolaires9 (ce qui ne changera pratiquement rien à l’affaire). Les spécialistes donnèrent ensuite l’avis que cela venait des dents de sagesse qui, dans une mâchoire évidemment trop petite, ne trouvaient plus leur place et poussaient les autres dents pour essayer de sortir : il fallait les extraire d’une manière précoce (vers 16 ans). Depuis 20 ans, ces extractions sont devenues une pratique quasi systématique.
Mais les mâchoires, malgré une formule dentaire réduite de 8 dents, passée de 32 à 24, voient autant de récidives qu’avant, ou presque, après traitement orthodontique. Alors les orthodontistes s’interrogent : les muscles oro-faciaux n’arrivent pas à s’adapter au nouvel emplacement des dents après appareillage ; il faut maintenir les dents en place, toujours par une méthode contraignante, pendant 3, 5 ans voire plus, à cause des récidives tardives (les américains en évoquent jusqu’à 21 ans et plus…), jusqu’à une hypothétique adaptation musculaire au nouvel emplacement des dents.
Ainsi enfermés dans une impasse thérapeutique, les orthodontistes pratiquent la fuite en avant et commencent, pour certains, à douter.
Cependant la réponse devient simple et évidente lorsque l’on a compris l’influence déterminante des muscles oro-faciaux : il suffit de les stimuler, alors la mâchoire se développe et les dents se rangent… Encore faut-il pouvoir passer à la pratique. C’est ainsi que, depuis une vingtaine d’années, s’est développé un système d’appareillage en caoutchouc, avec 15 minutes par jour d’exercice de mastication visant essentiellement à « rééduquer » l’ensemble des muscles oro-faciaux (on ne parle plus alors d’orthodontie, mais d’orthopédie), et les résultats s’avèrent spectaculaires : bien menés (entre 9 1/2 et 11 ans) les traitements corrigent d’une manière simple, naturelle, rapide (durée moyenne du traitement : 1 1/2 an) et moins contraignante pour l’enfant (port journalier de 14 heures par jour (c’est à dire à la maison seulement, sans extraction ni contention) environ 95 % des troubles de placement dentaires ; ils sont aussi, dans une certaine mesure, applicables pour certains troubles de l’occlusion et déchaussements dentaires.
Malheureusement, cette technique n’est connue et utilisée que par un nombre restreint de dentistes (quelques centaines) et se trouve limitée par une nomenclature de soins dentaires désuète de la part des caisses d’assurances maladies qui n’admettent l’orthopédie dento-faciale que pour une période de 6 mois dans quelques cas précis et, par là, bloquent les traitements pour contraindre les dentistes à utiliser une technique classique… « plus éprouvée » selon les termes consacrés.
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Ainsi la substitution du biberon à l’allaitement maternel – lorsqu’elle n’est pas nécessaire- se trouve souvent à l’origine d’un long processus habituant l’enfant à une alimentation molle qu’il va finir par préférer et dont la prédisposition aux malpositions dentaires n’est pas le seul inconvénient. Les conditions de vie moderne (en particulier lorsque la femme travaille) vont entretenir l’enfant dans l’habitude d’un régime alimentaire mou et insipide qu’il va préférer, du genre purée-viande hachée, frites-hamburger. On comprend alors l’engouement de la jeunesse pour les « Quick », « Fast-Food », et autres « Mac Donalds » ainsi que pour la cuisine industrielle (plats préparés) qui, compte-tenu de leurs modes de préparation (culture chimique, élevage industriel, ionisation, four micro-ondes, etc…), leur préparent bien d’autres ennuis de santé pour plus tard. C’est donc tout un processus d’éducation et de société qui est à revoir sous cet aspect, sous forme d’une synthèse reliant alimentation et santé.
1 La mort subite des nourrissons est un phénomène mal connu touchant des nourrissons-âgés de quelques semaines à quelques mois et que l’on retrouve morts dans leur berceau sans cause apparente alors qu’ils étaient en bonne santé.
2 R.G. Oudin. Bulletin officiel du Conseil de l’Ordre des Chirurgiens-dentaire. 4ème trimestre 1994.
3 Les problèmes d’allaitement maternel (en qualité et quantité de lait, les gerçures des mamelons, les douleurs d’allaitement, etc…) et d’intolérance au lait du nourrisson se résolvent très bien par un traitement homéopathique approprié.
4 Il est évident qu’une mauvaise forme anatomique de la tétine tend à déformer la mâchoire, ainsi que l’abus de sucettes en caoutchouc même dites « physiologiques ».
5 Imaginez qu’il en soit ainsi pour les jambes : plus on marcherait, plus on grandirait ! Les os du squelette aussi sont influencés par les sollicitations musculaires de l’organisme, mais elles les orientent dans un sens de modelage de la forme anatomique et non de croissance.
6 Trois grands groupes de constitutions physiques sont retenus par la médecine homéopathique et orientent parfois les traitements :
– carbonique : petit, trapu, visage carré, musculation puissante, arcades dentaires larges et courtes.
– phosphoriques : grand, filiforme, visage triangulaire, musculation faible, arcades dentaires étroites, problèmes respiratoires.
– sulfurique : taille moyenne, visage rectangulaire, arcades dentaires légèrement étroites, bonne musculation.
7 Ces « tendances héréditaires » peuvent aussi se corriger par un traitement homéopathique approprié.
8 Les mesures céphalométriques servant de références sont actuellement universellement admises pour tous et conviennent à tous les français, mais aussi aux anglo-saxons, races nordiques, américains blancs et noirs, race méditerranéenne, etc…
9 Les extractions de prémolaires déterminent une taille de mâchoires plus petites diminuant le volume des sinus maxillaires, ce qui aggrave les troubles de respiration nasale (asthme, etc…) et aplatit aussi le profil du visage.