La religiosité cosmique au cœur de la science

Par Albert Einstein

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La religiosité cosmique au cœur de la science1

Résumé : Dans ce texte Einstein renoue avec la tradition d’un « grand architecte », créateur initial des lois de la nature, mais sans lien personnel avec ses créatures. Dans une envolée caractéristique du scientisme élaboré par Auguste Comte, Einstein réfute les antiques lois morales qui se réfèrent à un « Dieu-Terreur » anthropomorphiste, pour ne retenir qu’une éthique librement créée par l’homme à la lumière des lois sociales. Il voit dans le sens cosmique, dans cette religiosité abstraite, le moteur profond de la recherche scientifique. Mais une telle religion, ainsi mise au service de la science, méconnaît la Révélation et prive l’homme de ce lien personnel avec Dieu qui fait toute la richesse du christianisme.

Tout ce qui est fait et imaginé par les hommes sert à la satisfaction des besoins qu’ils éprouvent ainsi qu’à l’apaisement de leurs douleurs. Il faut toujours avoir ceci présent à l’esprit si l’on veut comprendre les mouvements intellectuels et leur développement. Car les sentiments et aspirations sont les moteurs de tous les efforts et toute la création de l’humanité, pour sublime que cette création se présente à nous. Quels sont donc les besoins et les sentiments qui ont conduit l’homme à l’idée religieuse et à la foi dans leur sens le plus étendu ? Si nous réfléchissons à cette question, nous voyons bientôt que l’on trouve au berceau de la pensée et de la vie religieuse les sentiments les plus divers. Chez l’homme primitif, c’est avant tout la crainte qui provoque les idées religieuses, crainte de la faim, des bêtes féroces, de la maladie, de la mort. Comme à cet échelon inférieur les idées sur les relations causales sont d’ordinaire des plus réduites, l’esprit humain nous forge des êtres, plus ou moins analogues à nous, dont la volonté et l’action régissent les événements redoutés. On pense à disposer favorablement ces êtres en exécutant des actes et en faisant des offrandes qui, d’après la foi transmise d’âge en âge, doivent les apaiser ou nous les rendre favorables. C’est dans ce sens que j’appelle cette religion la religion-terreur.

Celle-ci n’est pas créée, mais du moins stabilisée essentiellement par la formation d’une caste sacerdotale spéciale qui se donne comme l’intermédiaire entre ces êtres redoutés et le peuple, et fonde là-dessus sa position dominante. Souvent le souverain ou le chef d’Etat, qui s’appuie sur d’autres facteurs, ou encore une classe privilégiée, unit à sa souveraineté les fonctions sacerdotales pour donner plus de stabilité au régime existant ; ou bien il se crée une communauté d’intérêts entre la caste qui détient le pouvoir politique et la caste sacerdotale.

Il y a une deuxième source d’organisation religieuse, ce sont les sentiments sociaux. Père et mère, chefs des grandes communautés humaines, sont mortels et faillibles. L’aspiration ardente à l’amour, au soutien, à la direction, provoque la formation de l’idée divine sociale et morale. C’est le Dieu-Providence qui protège, fait agir, récompense et punit. C’est le Dieu qui, selon l’horizon de l’homme, aime et encourage la vie de la tribu, de l’humanité, la vie elle-même, qui est le consolateur dans le malheur, dans les cas d’aspirations non satisfaites, le protecteur des âmes des trépassés. Telle est l’idée de Dieu conçu sous l’aspect moral et social. Dans les Ecritures saintes du peuple juif, on peut observer fort bien le développement de la religion-terreur en religion morale, qui se poursuit dans le Nouveau Testament. Les religions de tous les peuples civilisés, en particulier aussi des peuples de l’Orient, sont principalement des religions morales. Le passage de la religion-terreur à la religion morale constitue un progrès important dans la vie des peuples. On doit se garder du préjugé qui consiste à croire que les religions des races primitives sont uniquement des religions-terreurs, et celles des peuples civilisés uniquement des religions morales. Toutes ont surtout un mélange des deux,  avec, cependant, une prédominance de la religion morale dans les échelons élevés de la vie sociale.

Tous ces types de religions ont un point commun, c’est le caractère anthropomorphe de l’idée de Dieu : il ne se trouve pour s’élever essentiellement au-dessus de cet échelon, que les individualités particulièrement nobles. Mais, chez tous, il y a encore un troisième degré de la vie religieuse, quoique fort rare dans sa pure expression : je l’appellerai la religion cosmique. Elle est fort difficile à saisir nettement par celui qui n’en sent rien, car aucune idée d’un Dieu analogue à l’homme n’y correspond.

L’individu ressent la vanité des aspirations et des objectifs humains et, par contre, le caractère sublime et l’ordre admirable qui se manifestent dans la nature ainsi que dans le monde de la pensée. L’existence individuelle lui donne l’impression d’une prison, et il veut vivre en possédant la plénitude de tout ce qui est, dans toute son unité et son sens profond. Dès les premiers échelons du développement de la religion , par exemple dans maints psaumes de David ainsi que chez quelques prophètes, on trouve déjà des approches vers la religiosité cosmique : mais les éléments de cette religiosité sont plus forts dans le bouddhisme, comme nous l’ont appris en particulier les écrits admirables de Schopenhauer.

Les génies religieux de tous les temps ont été marqués de cette religiosité cosmique qui ne connaît ni dogme ni dieu qui seraient conçus à l’image de l’homme. Il ne peut donc y avoir aucune Eglise dont l’enseignement fondamental serait basé sur la religiosité cosmique. Il arrive par suite, que c’est précisément parmi les hérétiques de tous les temps que nous trouvons des hommes qui ont été imbus de cette religiosité supérieure et ont été considérés par leurs contemporains le plus souvent comme des athées, mais souvent aussi comme des saints. Considérés à ce point de vue, se trouvent placés les uns à côté des autres des hommes comme Démocrite, François d’Assise et Spinoza.

Comment la religiosité cosmique peut-elle se communiquer d’homme à homme, puisqu’elle ne conduit à aucune idée formelle de Dieu ni à aucune théorie ? Il me semble que c’est précisément la fonction capitale de l’art et de la science d’éveiller et de maintenir vivant ce sentiment parmi ceux qui sont susceptibles de le recueillir. Nous parvenons ainsi à une conception de la relation entre la science et la religion fort différente de la conception habituelle. On est enclin, d’après des considérations historiques, à tenir la science et la religion pour des antagonistes irréconciliables ; cette idée repose sur des raisons fort compréhensibles. L’homme qui est pénétré des lois causales régissant tous les événements, ne peut pas du tout admettre l’idée d’un être intervenant dans la marche des événements du monde, à condition qu’il prenne au sérieux l’hypothèse de la causalité. La religion-terreur, pas plus que la religion sociale ou morale, n’a chez lui aucune place.

Un dieu qui récompense et qui punit est pour lui inconcevable, parce que l’homme agit d’après des lois intérieures et extérieures inéluctables et, par conséquent, ne saurait être responsable à l’égard de Dieu, pas plus qu’un objet inanimé n’est responsable de ses mouvement. On a déjà reproché à la science de miner la morale ; sans aucun doute on a eu tort.2 La conduite éthique de l’homme doit se baser effectivement sur la compassion, l’éducation et les liens sociaux, sans avoir besoin d’aucun principe religieux. Les hommes seraient à plaindre s’ils devaient être tenus par la crainte du châtiment et l’espoir d’une récompense après la mort. On conçoit, par conséquent, que les Eglises aient de tout temps combattu la science et poursuivi ses adeptes. Mais, d’autre  part, je prétends que la religiosité cosmique est le ressort le plus puissant et le plus noble de la recherche scientifique. Seul, celui qui peut mesurer les efforts et surtout le dévouement gigantesque sans lesquels les créations scientifiques ouvrant de nouvelles voies ne pourraient venir au jour, est en état de se rendre compte de la force du sentiment qui seul peut susciter un tel travail dépourvu de tout lien avec la vie pratique immédiate. Quelle joie profonde à la sagesse de l’édifice du monde, et quel désir ardent de saisir, ne serait-ce que quelques faibles rayons de la splendeur révélée dans l’ordre admirable de l’univers, devaient posséder Kepler et Newton pour qu’ils aient pu, dans un travail solitaire de longues années, débrouiller le mécanisme céleste ! Celui qui ne connaît la recherche scientifique que par ses effets pratiques arrive à avoir une conception absolument inadéquate de l’état d’esprit de ces hommes qui, entourés de contemporains sceptiques, ont montré la voie à ceux qui, imbus de leurs idées, se sont ensuite répandus, dans la suite des siècles, à travers tous les pays du monde. Il n’y a que celui qui a consacré sa vie à des buts analogues qui peut se représenter d’une façon vivante ce qui a animé ces hommes, ce qui leur a donné la force de rester fidèles à leur objectif en dépit d’insuccès sans nombre. C’est la religiosité cosmique qui prodigue de pareilles forces.


1 Extrait de « Comment je vois le monde » (Flammarion, 1934), trad. Gros, chapitre : Religion et science.

2 Allusion à la fameuse « faillite de la Science » proclamée par F. Brunetière. Mais ce dernier n’a jamais soutenu qu’une seule chose, à savoir que la Science était impuissante à fonder la morale.

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