L’empoisonnement de la Science

Par Mgr d’Hulst

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Il a plu à Dieu qu’on ne pût faire aucun bien aux hommes qu’en les aimant.” (P. Le Prévost)

Résumé : Sous ce titre sans équivoque, le grand prélat fondateur de l’Institut Catholique, prononçait le 23 novembre 18831 un discours au Congrès des Catholiques de Normandie. Il nous a semblé utile de tirer de l’oubli quelques passages remarquables qui, un siècle plus tard, ont conservé toute leur force. Cette permanence n’est-elle pas la marque de la vérité ?Dans ce discours, Mgr d’Hulst contestait la Ligue de l’Enseignement qui, sous le fallacieux prétexte de “laïcité”, imposait dans les écoles des manuels antireligieux. A cette époque, l’enseignement catholique se reconstituait peu à peu, mais il ne comportait qu’un nombre infime de “Facultés”, puisque “l’Université” demeurait un monopole d’Etat. Ce texte comporte encore, on le verra, d’utiles réflexions sur la finalité de l’Ecole libre et en particulier sur la nécessité d’y enseigner d’autres programmes que ceux de l’Ecole dite “laïque”.

La ligue de l’enseignement a été une œuvre à la fois populaire et scientifique.

Populaire dans son objet apparent : répandre l’instruction primaire ; populaire aussi dans son objet véritable : ravir la foi à l’âme du peuple.

Mais scientifique en même temps dans ses procédés, qui consistent à vulgariser la science après l’avoir empoisonnée d’athéisme.

Regardons de près leur œuvre et voyons si ce n’est pas là ce qui la caractérise. Cherchons ensuite où est, pour nous, le modèle à imiter.

Le but avoué de cette ligue, c’est la diffusion de l’instruction primaire.

Qu’y a-t-il dans cette instruction ? Deux éléments : – l’élément formel, l’acquisition de l’instrument, la lecture, l’écriture, le calcul élémentaire ; – l’élément objectif, l’acquisition des connaissances.

L’élément formel n’est pas ce qui nous divise. Non seulement aujourd’hui les catholiques ne sentent pas moins vivement que les libres-penseurs la nécessité de cet instrument pour l’homme du peuple ; non seulement ils prouvent par leurs sacrifices que l’école leur tient au cœur, mais l’étude chaque jour plus complète des monuments du passé prouve que l’ancienne France n’était guère en retard sur la nouvelle, et que, pour se faire une idée de la culture intellectuelle comme du bien-être matériel du peuple avant la Révolution, il y a d’autres documents à consulter que certaine page illustrée d’un certain manuel où l’on voit les paysannes courir après les rats et les attraper par la queue.

Reste, l’élément objectif, les connaissances positives à acquérir.

Il n’existe que deux moyens d’acquisition : la recherche personnelle et l’enseignement d’autorité.

Or, quoi qu’on dise, l’instruction primaire ne peut s’acquérir que par l’enseignement d’autorité.

Je sais qu’on se vante du contraire. L’autorité, c’était bon pour l’ancien régime. Aujourd’hui, la liberté pénètre partout, et l’instruction primaire elle-même doit être une initiation au libre examen.

Libre examen ! double mensonge ! Il n’y a là ni examen ni liberté.

Il n’y a pas d’examen. L’instruction primaire est achevée entre douze et quatorze ans. Et voyez-vous, à cet âge, le fils d’un ouvrier (et quand ce serait le fils d’un prince !..), le voyez-vous discutant les bases de l’enseignement qu’il reçoit ? En histoire, voyez-vous cet érudit de l’alphabet remontant aux sources ? En morale, le voyez-vous contrôlant les principes, choisissant entre l’impératif catégorique et l’intérêt bien-entendu ? Et dans cette introduction à la connaissance générale de la nature, qui doit, paraît-il remplacer désormais la métaphysique et la religion voyez-vous ce philosophe d’école primaire soumettant à une critique personnelle et comparative les différents systèmes cosmogoniques, la création par exemple, et l’évolution ? Allons donc !

Vous voyez bien qu’il n’y a  pas d’examen possible. Et où serait la liberté ? Est-ce que l’écolier choisit ses maîtres ?

Vous ne voudriez même plus que son père pût les choisir ! Est-ce que l’écolier choisit ses livres ? Mais ouvrez le Journal Officiel d’avant-hier. Vous y trouverez une liste de 24 ouvrages sur la morale et l’instruction civique. Tout autre livre sur ces matières est interdit. Et cette liste imposée contient tous les ouvrages condamnés par l’Eglise.

Ainsi, le libre examen à l’école est une chimère. Il reste l’enseignement d’autorité.

Or, on ne veut plus de l’autorité de l’Eglise. Il faut donc la remplacer. Par quoi ? Par l’autorité de la science.

Mais la vraie science n’est pas contraire à la vérité chrétienne. Que fait-on alors ? On falsifie la science .

Et voilà l’œuvre scientifique dont je vous parlais en commençant. C’est un travail d’abord spéculatif et qui s’accomplit en haut lieu, dans ce monde réservé où ne pénètrent pas les profanes. Ce travail consiste à faire entrer l’irreligion dans la composition de la science.

Parmi les opérateurs, plusieurs sont réellement des hommes de science : ils le sont, mais pas en cela. Ils sont savants quand ils interrogent patiemment la nature ; ils sont infidèles à leur vocation quand ils veulent lui dicter sa réponse, ou mêler à sa réponse un élément qu’elle ne contient pas et qui puisse servir contre Dieu.

L’esprit sectaire remplace ainsi chez des savants l’esprit scientifique et crée entre les membres de la Ligue ce qu’on pourrait appeler la franc-maçonnerie de la science.

Quoi d’étonnant dès lors qu’on ait réussi à faire de la science une arme contre le christianisme.

Deux ordres de connaissances se prêtent mieux que les autres à cette falsification du savoir : l’histoire de l’humanité et l’histoire de la nature.

L’histoire de l’humanité est exploitée au profit du naturalisme absolu. La religion est présentée comme un besoin naturel de l’homme, mais un besoin qui correspond à une ignorance et à une faiblesse. Dans son développement historique, l’humanité traverse des formes religieuses diverses, qui marquent les étapes de son progrès ; le terme du perfectionnement, c’est l’affranchissement total qui remplace l’inconnu par le connu, Dieu par la Loi.

Mosaïsme, christianisme, autant de moments nécessaires d’une évolution fatale, et qui prennent place à leur tour dans cette grande procession des dogmes où défilent pareillement toutes les autres formes de la croyance, depuis le fétichisme grossier jusqu’aux savantes abstractions du Véda. Ainsi envisagée, la religion chrétienne peut être traitée avec égards et enterrée avec honneur. Et la révélation mosaïque, qui lui sert de base, ne devra plus faire l’objet d’une étude à part. La vieille Histoire sainte de nos écoles sera remplacée par un  obscur chapitre consacré à Israël dans un coin du nouveau manuel d’histoire ancienne de l’Orient.

Quant à cette grande réalité vivante qui s’appelle l’Eglise et qui pourrait gêner si on la montrait telle qu’elle est, on a soin, sinon de réduire son importance historique – le cadre des faits s’y refuse – du moins de la calomnier en grand, afin de préparer l’enfant à cette conclusion qu’on lui réserve : le progrès moral du monde exige que l’Eglise disparaisse. Pour en arriver là, le procédé est bien simple ; le crime ne chôme jamais dans l’humanité : on prendra tous les crimes commis dans les sociétés chrétiennes, et on en fera peser l’imputation sur l’Eglise, accusée de les avoir inspirés, elle qu’on déteste surtout pour sa fidélité à les flétrir !

Voilà ce qu’on fait de la science historique. Et que fait-on de la science de l’univers ? Nous pensions, nous, que le hasard n’est pas objet de science, que l’objet nécessaire de la science, c’est l’ordre des phénomènes, et que l’ordre suppose un ordonnateur. La génération nouvelle devra penser autrement. On lui apprendra que la foi ne précède pas les faits, mais en résulte, et que les jeux brutaux d’un mécanisme inconscient poussent le monde à l’aveugle vers une beauté idéale qui ne réside nulle part, bien qu’elle semble gouverner tout. Si, parmi les découvertes d’un vrai savant, on a la bonne fortune de mettre la main sur un résultat qui semble favoriser cet incroyable système, vite on en tirera une hypothèse qu’on aura bientôt fait d’ériger en dogme. Ainsi, les recherches de Darwin sur la sélection donnent lieu à l’hypothèse du transformisme !; le transformisme appuie la théorie de l’évolution : l’évolution fournit un mot qui peut servir à tenir lieu du mot de création ; si l’on ne parle plus de création, c’est qu’il n’y a plus de créateur.

En vain le savant anglais proteste1 et déclare qu’il n’accepte pas cette étrange déduction. En vain la raison crie qu’un Dieu n’est pas moins nécessaire pour tirer l’être du néant. On n’écoutera pas Darwin, on fera taire la raison, et l’inutilité de Dieu sera présentée aux masses comme une conséquence scientifiquement acquise des nouvelles théories organogéniques.

C’est ainsi, messieurs, que la ligue athée, retirée sur les sommets du savoir, poursuit son œuvre mauvaise loin des regards de la foule. Ils descendront de là-haut à leur heure, les prophètes de l’impiété. Ils porteront dans leurs mains les tables de cette loi où le nom de Dieu n’est plus écrit. Et le vulgaire recevra, prosterné et ravi, le nouvel Evangile. Et il aura bientôt fait d’en tirer les conséquences. Ah ! voulez-vous savoir pourquoi le peuple frémit, pourquoi le monde du labeur matériel roule dans son sein des projets de renversements ? Quare fremuerunt gentes et populi meditati sunt inania2 ? C’est parce que les nouveaux maîtres de la terre, les princes de la science, se sont ligués pour détrôner Dieu et son Christ. Adstiterunt reges terrae et principes convenerunt in unum adversus Dominum et adversus Christum ejus3. Voilà le péril messieurs.

Mais, j’ai hâte de l’ajouter, voici également où est pour nous le modèle.

Le péril, avons-nous dit , c’est le traité conclu entre la haute science et l’impiété, pour ôter la foi au peuple.

Donc, le salut serait l’alliance du haut savoir et de la croyance pour le redressement des esprits.

La perversion descend des sommets et pénètre de là dans les couches profondes de la société.

Donc la lumière libératrice doit aussi descendre des cimes .

Ah ! messieurs, nous voici au cœur de la question ! Il ne sert de rien de recommander, en général, la cause de l’enseignement chrétien. Il faut voir par où on pourra la servir efficacement.

Or, je ne crains pas de l’affirmer, il n’y a qu’un moyen de la bien servir : c’est d’emprunter le procédé de nos ennemis, c’est de faire, nous aussi, œuvre scientifique et populaire ; c’est d’amasser des réserves de science saine pour les distribuer au peuple ; c’est, en un mot, comme je le disais à Lille il y a peu de jours, de créer des foyers de haut savoir chrétien.

Eh quoi ! dira-t-on, est-ce bien nécessaire ? Pourquoi nous isoler dans la recherche scientifique ?

Pourquoi nous donner l’embarras de former à nous seuls des foyers de science ? A chacun sa foi ; mais la science est commune, elle est le bien de tous.

Ainsi parlent les prudents, disons le mot, les pusillanimes. Et moi je leur réponds : vous venez trop tard ! Le temps des compromis est passé. La neutralité est morte : et ceux qui l’ont tuée, ce sont les mêmes qui l’avaient inventée !

Est-ce notre faute à nous s’il y a deux Frances ? Il n’y en avait qu’une seule autrefois, et elle s’appelait : la France Chrétienne.

Il paraît même qu’elle avait du bon, cette France une et chrétienne, car on veut lui emprunter sa bonne vieille morale. Il est probable que c’est uniquement parce qu’on n’a pas pu la remplacer. Mais, en même temps qu’on maintient les préceptes, on interdit aux maîtres d’en établir les bases, ou d’en indiquer les fins supérieures. On intimera à l’enfant l’obligation de la lutte contre lui-même ; et s’il demande : – Pourquoi ce combat ? on lui répondra : Silence ! cette question est indiscrète. Et s’il demande : A quoi sert la victoire  ? On lui dira encore que cela ne le regarde pas. Etrange manière de maintenir la vieille morale, en l’isolant de tout appui, de tout aboutissement. C’est dire : nous habiterons toujours la vieille maison de nos pères  ; seulement nous ôterons la toiture et nous arracherons les fondations.

Emparons-nous de la science !

L’instruction populaire est sans doute le grand intérêt du jour ; mais cet intérêt ne sera bien servi que par un enseignement scientifique puisé aux sources élevées de la science.

Et parce que la science se refait tous les jours, parce que le champ est immense et le labeur accablant ; parce qu’il faut , pour l’accomplir avec ensemble et avec fruit, des ouvriers nombreux, une direction sûre et de grande ressources de travail.

A cause de cela, des efforts isolés ne sauraient nous suffire. Il nous faut des foyers permanents de vrai savoir, qui demeurent des foyers de pensée chrétienne. C’est-à-dire, pour appeler les choses par leur nom, il nous faut des écoles supérieures catholiques.

Si la loi le permettait, nous dirions des Universités catholiques, car c’est bien là ce qu’il nous faut.

Mais on nous a pris le nom. Gardons la chose !

Groupons les travailleurs, dirigeons les efforts, facilitons les recherches, activons la production scientifique : que de nos facultés libres et chrétiennes sortent des professeurs instruits, pour élever au niveau de toutes les exigences l’enseignement de nos collèges. Ce n’est pas assez : que de nos presses sortent des livres, de nos laboratoires des découvertes, de nos écoles des savants qui se fassent respecter, qui forcent l’entrée des académies, des sociétés savantes, et rompent enfin le blocus organisé contre la science chrétienne. Que cette opinion s’établisse enfin que, dans une atmosphère de foi sereine et pure, la haute science est à l’aise, se développe sans entraves et le prouve au monde par d’éclatants résultats4 !

Faisons cela, messieurs, ou bien nous n’aurons rien fait. Nous dépenserons beaucoup d’argent, beaucoup d’efforts pour nos écoles populaires. Et quand ces enfants, formés avec tant de soins, au prix de tant de sacrifices, sortirons de ces écoles, ils tomberont dans un milieu social que nous n’aurons pas influencé ; ils y respireront la science athée. On leur dira qu’il faut choisir entre savoir et croire, et que les chrétiens ne savent pas. On leur montrera les académies, les laboratoires, les bibliothèques, tous les lieux réservés d’où jaillit la science, d’où elle part pour gouverner le monde ; et on leur demandera quelle place les croyants occupent sur ces sommets. Combien en est-il qui résisteront à cette épreuve ?

Puisque l’Evangile même recommande à notre imitation l’habileté des enfants du siècle, pourvu qu’elle soit mise au service du bien, faisons habilement les affaires de Dieu.

Pour cela, messieurs, préparez bien votre sol ; donnez-lui une culture scientifique ; entretenez les foyers de haut savoir chrétien. Ne marchandez à nos écoles supérieures ni l’argent ni les hommes. Ne séparez pas ce que vos adversaires savent si bien unir, l’instruction populaire et la science.

A la Ligue de l’enseignement qui a l’athéisme pour symbole, pour instrument le mensonge et la franc-maçonnerie pour armée, opposons la ligue de l’enseignement chrétien, qui a la foi pour base, la vérité pour but, et pour ressources les efforts et les sacrifices de tous les enfants de Dieu !


1 Mgr d’Hulst. L’empoissonnement de la Science (F. Levé, Paris, 1883).

1 Ndlr. Il est intéressant de noter ici combien ses contemporains furent dupés par Darwin. Dans une Angleterre victorienne où le christianisme était religion d’état, promu socialement par Lyell (déiste convaincu), son matérialisme athée intégral eut compromis sa position. Il faudra la publication de ses “carnets” par le British Museum pour découvrir combien Darwin avait accepté les ultimes conclusions de son système. Mais c’est T.M. Huxley, le propagandiste des thèses darwinienne, qui passe pour l’inventeur du mot “agnostique”.

2 Pourquoi les peuples frémissent-ils et les peuples méditent-ils de vains desseins ? (PS 2:1).

3 Les rois de la terre se soulèvent et les princes se sont ligués contre le Seigneur et contre son Christ (PS 2:2)

4 Ndlr. On le vit dès cette l’époque, notamment à l’Institut Catholique de Paris (avec Branly et Lapparent) et à celui de Lille (avec Béchamp).

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