Partager la publication "Évolution : le retour du pendule"
Par Dominique Tassot
Résumé : L’idée d’une évolution progressive de l’humanité est si profondément ancrée dans les esprits depuis un siècle qu’elle a déformé jusqu’à la pensée des théologiens : ils la considèrent comme un fait scientifique certain et y adaptent leurs énoncés, au risque de scandaliser. Mais que pèse la foi des humbles devant le risque de passer pour naïf aux yeux des savants ? Or ce mouvement d’autodestruction de la théologie va peut-être marquer le pas, voire refluer. Dans une tribune libre du New York Times, le 7 juillet, le cardinal Schönborn (de Vienne) qui a enseigné la théologie à Fribourg, vient en effet de récuser toute approche néo-darwinienne de l’évolution. Or, il sait très bien qu’il ne s’en enseigne aucune autre : la thèse d’une évolution dirigée par Dieu n’est en effet qu’un exercice de « pensée magique », de « wishful thinking », aussi dépourvue de preuve scientifique que l’évolution darwinienne, et sans le moindre fondement scripturaire.
Dès le 9 juillet, les réactions ont fusé dans la presse. Il est trop tôt pour conclure, mais un signal fort a été donné : gageons qu’un débat de longue haleine est lancé !
Dans son mouvement de balancier, lorsque le pendule s’apprête à repartir en arrière, il commence par s’arrêter, comme suspendu en l’air. Mais cette immobilité passagère, loin de marquer l’achèvement d’une trajectoire ou la conquête d’une position définitive, signale au contraire le point d’extrême instabilité et annonce le repli à venir.
Dans le mouvement de la pensée théologique moderne, mue par le désir de coller à la science (toujours considérée comme modèle de pensée rationnelle), on assiste depuis plus d’un siècle à l’abandon progressif de tous les dogmes, l’évolution – loi générale de la vie – devant nécessairement s’appliquer à toutes les productions de la conscience, productions qui elles-mêmes accompagnent le développement du cerveau.
Il serait presque inconvenant d’imaginer que ce « sur-singe » qu’est l’homme actuel puisse rêver aux mêmes mythes que ses lointains ancêtres venant juste de découvrir la marche sur deux jambes ou l’opposition du pouce.
Depuis qu’ils se sont convaincus des centaines de milliers, voire des millions d’années de l’évolution humaine supposée, les théologiens ont donc peu à peu renoncé à l’idée d’un état stable de la pensée ou de la croyance, ou d’une quelconque position de repos dans l’acquisition de formes intemporelles.
Dans ce contexte de relativisme généralisé, un événement significatif vient de se produire, signalant (et peut-être même amorçant) un changement culturel majeur. Le 7 juillet dernier, en effet, un membre influent de la hiérarchie catholique prenait une position publique contraire au courant scientifique dominant, rompait donc avec l’ajustement systématique de la théologie sur la science, et se comportait comme s’il existait, dans le domaine intellectuel, une source d’autorité supérieure au consensus observé dans les Académies (y compris l’Académie Pontificale des Sciences). Dans une tribune libre du New York Times, le Cardinal Christoph Schönborn affirmait en effet que « l’Evolution, dans le sens néo-darwininien d’un processus sans guide et sans plan, formé de variations aléatoires et de sélection naturelle, ne peut être vraie ». Il ajoutait : « Tout système de pensée qui nie ou cherche à esquiver les preuves écrasantes d’une intention (design) à l’œuvre en biologie, constitue une idéologie et non une science. »
Or, la théorie de l’Evolution enseignée aujourd’hui de l’école primaire à l’agrégation, n’est autre que cette « théorie synthétique » dite encore « néo-darwinienne » : les mutations suscitent la variation (dans tous les sens) ; la sélection naturelle retient la variation utile (à l’espèce). Ces deux facteurs se combinent pour donner l’impression d’une direction à l’évolution des espèces, mais cette impression n’est qu’une illusion rétrospective : aucune intention, aucun plan, aucune finalité n’est requise pour expliquer l’apparition ou la transformation des êtres vivants.
La théorie synthétique a, pour ses partisans, un grand mérite : elle préserve le mécanisme aveugle évoqué par Darwin avec la sélection naturelle (on peut se passer d’un Dieu créateur) ; elle désigne une cause matérielle d’évolution, la mutation (alors que la sélection naturelle, par elle-même a pour effet de renforcer le type moyen de l’espèce : elle élimine les tarés et les déviants).
On mesure ici toute l’ambiguïté de cette conciliation simplement verbale que constitue « l’évolutionnisme théiste » : il y a eu évolution, mais c’était le plan de Dieu !.. En effet, on continue d’utiliser le même mot « évolution » pour désigner un processus dirigé, alors que toutes les théories scientifiques de l’évolution sont fondées sur des mécanismes supposés aveugles et sans finalité. Selon la formule du prix Nobel Jacques Monod, « la pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat de l’objectivité de la Nature, c’est-à-dire le refus systématique de considérer comme pouvant conduire à une connaissance « vraie » toute interprétation des phénomènes donnée en terme de causes finales, c’est-à-dire de « projets »… (Ce) postulat est consubstantiel à la science »1
Certes, le cardinal Schönborn ne va pas jusqu’à nier catégoriquement l’évolution ; il concède même qu’elle « pourrait » être vraie au sens d’une hérédité commune (common ancestry), sans préciser toutefois si cette communauté d’origine se rapporte à quelques espèces morphologiquement voisines2 ou à l’ensemble des êtres vivants. Mais en niant explicitement le néo-darwinisme, il s’est attiré dès le lendemain une opposition (prévisible) chez les scientifiques chrétiens.
Ainsi le Dr Francis Collins (qui a coordonné les travaux américains sur le déchiffrement du génome humain) considère que cette déclaration constitue « un pas dans la mauvaise direction ». Il craint qu’elle « ne représente un retour en arrière (backpedaling) par rapport à ce qui est une conclusion contraignante scientifiquement, aujourd’hui où nous avons la capacité d’étudier l’ADN ».3
Le Dr Kenneth Miller, professeur de biologie à l’Université Brown (et auteur d’un livre conciliant l’Evolution et la foi chrétienne) réaffirme le bien-fondé des mots rejetés par le cardinal. Pour lui, « « non guidé », « non programmé », « au hasard » et « naturel » sont autant d’adjectifs que les biologistes peuvent appliquer au processus de l’Evolution ». Mais même ainsi, dit-il, l’Evolution « peut entrer dans le plan providentiel de Dieu ». En effet, « la science ne peut pas l’exclure ; la science reste muette à ce sujet ». Aux journalistes du New York Times qui les interrogeaient, Francis Collins et d’autres scientifiques, ont répondu « qu’ils pouvaient comprendre qu’un clerc défende l’idée selon laquelle « l’évolution est le mécanisme par lequel les êtres humains en sont venus à exister, mais Dieu a aussi quelque chose à y voir ». Cette perspective, ajoute-t-il « est partagée par un très grand nombre de scientifiques qui comme moi-même croient aussi en Dieu. Mais elle ne laisse pas place à l’idée que la marche de l’Evolution a requis l’intervention directe d’un agent surnaturel, comme la thèse d’un dessein intelligent l’exige »4
Ici, en effet, un élément nouveau est apparu. Le cardinal Schönborn n’a pas opposé la foi à la science, ni les croyants aux savants. Il fait en revanche une audacieuse partition au sein même de la communauté scientifique, entre les darwiniens qui s’obstinent à croire en un « hasard organisateur », et ceux qui renouent avec le sens commun pour affirmer qu’il n’y a pas de fumée sans feu, pas de programme sans programmeur5, pas de logiciel sans informaticien, bref pas de Création sans un Créateur.
Certes, à ce stade, l’Intelligence supérieure qui a tracé le plan des êtres vivants se présente sous la livrée de ce « dieu des philosophes et des savants » auquel Pascal opposait le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.
Car cet appel à la complexité et à la finalité constatées par la biologie contemporaine, le cardinal Schönborn le tire directement des arguments développés par le Discovery Institute à Seattle, principal centre du « Mouvement pour un dessein intelligent ».
Mark Ryland, vice-président de cet Institut est aussi administrateur d’un Institut International de Théologie à Gaming, en Autriche, dont le cardinal est chancelier. M. Ryland reconnaît avoir poussé le cardinal à prendre position, suite à un article paru dans le Times au mois de mai : un physicien de Cleveland y affirmait que la théorie de l’évolution était compatible avec la religion, et Mark Ryland considéra qu’il était temps de clarifier la position de l’Eglise catholique sur l’Evolution.
Or Jean-Paul II, dans une lettre à l’Académie Pontificale des Sciences, en octobre 1996, avait affirmé que l’Evolution était « plus qu’une hypothèse », ce que la presse internationale avait aussitôt présenté comme l’acceptation, par l’Eglise, de l’Evolution.
Le cardinal Schönborn remarque à ce propos que le rédacteur n’a pas défini clairement ce qu’il entendait par « évolution », si bien que cette lettre peut être considérée comme « vague et peu importante » (vague and unimportant)6 alors qu’une audience générale de 1985 avait clairement affirmé le caractère complexe et finalisé de tout être vivant, ce qui exclut l’idée d’une Création laissée au hasard.
Est-ce à dire que les idées du CEP vont trouver un écho dans la hiérarchie de l’Eglise catholique comme elles l’ont fait dans l’Eglise orthodoxe russe (cf. Le Cep n° 31) ? Il est bien trop tôt pour l’affirmer. D’une part, cette tribune libre reste à mi-chemin : elle récuse le darwinisme au nom de la complexité ; mais elle ne considère pas assez qu’une organisation complexe ne peut fonctionner que si elle est complète, si toutes ses parties sont à leur place, ce qui exclut non seulement le hasard mais aussi toute évolution graduelle.
Et s’il faut sauter sans transition d’un « programme » à un autre, alors la création ex nihilo s’impose comme l’origine la plus rationnelle !… Mais les « scientifiques chrétiens » vont faire pression, et on ne sait jusqu’à quel point un théologien, même cardinal, est capable de résister aux assauts de l’establishment savant.
D’autre part, ce qu’un cardinal affirme, un autre le dément : le cardinal Théodore McCarrick (à Washington) aurait déclaré au Club National de la Presse que les catholiques ne sont pas tenus de croire « la belle histoire de la Genèse » avec la création d’Adam et Eve par Dieu, mais peuvent croire en l’Evolution, dès lors que Dieu s’y trouve impliqué.
Il est clair que les esprits ne sont pas encore prêts à basculer ; cette tribune libre ressemble pourtant à un ballon d’essai, tâtant le terrain et annonçant le match à venir. Mais quel dommage de voir les participants ignorer des arguments essentiels touchant l’âge de la terre, alors que l’Evolution ne s’est rendue crédible qu’en cédant au pouvoir hypnotique des chronologies longues, conduisant à extrapoler le contraire de la stabilité observée ! Cuvier l’avait bien compris dès 1812, lorsqu’il écrivait dans ses fameux Discours sur les Révolutions de la surface du Globe et sur les changements qu’elles ont produits dans le règne animal : « Je sais que quelques naturalistes comptent beaucoup sur les milliers de siècles, qu’ils accumulent d’un trait de plume ; mais dans de semblables matières nous ne pouvons guère juger de ce qu’un long temps produirait qu’en multipliant par la pensée ce que produit un temps moindre. »7
Cette sage pensée du fondateur de la paléontologie aura bientôt deux siècles ! Est-ce un délai suffisant pour que l’Eglise la prenne en compte ?…Mais il n’en faudrait pas plus pour écarter définitivement toute tentation évolutionniste.
1 J. Monod, Le Hasard ou la Nécessité, Paris, Seuil, 1970, p.37-38
2 Nul ne songe à nier la « spéciation », c’est-à-dire l’apparition d’un groupe qui, du moins dans son habitat naturel, cesse d’être interfécond avec d’autres individus auparavant classés sous le même nom par les naturalistes. Mais cette espèce désormais distincte par quelques traits secondaires ne présente jamais aucun organe nouveau (inexistant chez ses ascendants). Or, la théorie de l’Evolution, en son cœur, affirme justement l’apparition d’organes nouveaux.
3 Cornelia Dean et Laurie Goodstein, Leading Cardinal redefines Church’s View on Evolution (New York Times, 09/07/05).
4 ibidem
5 cf. P.Rabischong, Le Programme Homme, P.U.F, 2002 (lire à ce propos Le Cep n° 25)
6 Cette appréciation plutôt critique d’un texte pontifical mérite d’être soulignée : elle montre que dans l’immense production de ce long pontificat, tout ne fait pas autorité , tout ne mérite pas qu’on s’y intéresse ; et cet exemple de saine critique peut frayer la voie à bien d’autres révisions. Francisco Ayala, professeur de biologie à l’Université de Californie, ancien Président de l’influente Association Américaine pour l’Avancement de la Science (également ancien dominicain et évolutionniste forcené) a aussitôt déclaré que ces mots étaient « une insulte » envers le pape précédent et que le cardinal « voyait un conflit qui n’existe pas » (entre la foi et l’Evolution).
7 p.82 dans la réédition Firmin-Didot, Paris, 1867.