Partager la publication "Les limites de la synthèse"
Par Dominique Tassot
Résumé : La synthèse est parfois perçue comme une opération magique, faisant surgir du chaos des opinions une vérité supérieure. Cette illusion a sa source dans le rationalisme : on hypertrophie les pouvoirs de la raison à proportion qu’on minimise notre dépendance intellectuelle des vérités révélées. Croyant à « l’évolution », nous nous pensons supérieurs aux hommes des siècles passés, simplement parce que nous venons après eux ! On confond l’accumulation des connaissances au sein des civilisations, avec un progrès des capacités individuelles innées. En deux générations, les Tasmaniens (qui vivent à « l’âge de pierre » quant aux techniques utilisées) peuvent franchir le seuil des universités ! L’évolutionnisme théiste présente un magnifique cas de synthèse illusoire. Comment forger une vérité en réunissant deux erreurs : l’erreur scientifique sur le prétendu « fait » de l’évolution ; et l’erreur religieuse sur la supériorité d’une croyance qui renie ou marginalise la Parole inspirée dont elle est pourtant issue ?
Parmi les illusions dont se bercent nos contemporains, l’une des plus significatives concerne les pouvoirs de la synthèse. De réminiscences scolaires jointes à une méconnaissance révérencieuse de Hegel, surnage l’idée que tout est possible à une bonne synthèse.
Il y a dans toute opinion, dira-t-on, une parcelle de vérité. Ainsi la synthèse sera-elle comme une opération magique écartant les scories de l’erreur pour transmuter tous les à-peu-près discutables en un pur diamant de clarté.
C’est l’idée du salut par un supplément d’intelligence. Le nain n’est pas plus grand que le géant ; mais s’il monte sur les épaules du géant, il verra plus loin. Cette belle image du progrès intellectuel, voire spirituel1, on croit pouvoir l’appliquer à tout propos ; on s’imagine qu’une vérité supérieure surgira spontanément de la confrontation des opinions.
Il y a ici une illusion durable qui nous vient du siècle des Lumières. Certains ont voulu attribuer à la Raison des pouvoirs quasi surnaturels : n’oublions pas que la « déesse Raison » fut l’objet d’un culte dans la France en Révolution. Ce culte public a sombré dans le ridicule, mais la dévotion intime est restée.
C’est elle qui nourrit le mythe du Progrès, et singulièrement du progrès intellectuel : nous serions plus intelligents que nos ancêtres, puisque nous leur succédons. Et le mythe d’un homme des cavernes, s’essayant péniblement au langage articulé, vient faire pendant à cette illusion.
Le résultat en est une dévalorisation systématique, dans le domaine de la pensée, de tout ce qui est ancien. Il est devenu banal de dire qu’on ne peut plus « penser comme avant » ! « Nouveau » signifie désormais »nécessairement mieux » : d’ailleurs la technique en administre la preuve tous les jours ! Tout (c’est-à-dire n’importe quoi), plutôt que l’ancien !
Derrière cette croyance se retrouve une idée due à Lamarck dont nous célébrons cette année le bicentenaire : c’est en 1809, en effet, qu’il exposa son système en publiant sa Philosophie zoologique. Lamarck se représentait l’espèce comme un individu qui ne meurt jamais, qui donc va pouvoir cumuler tous les perfectionnements dont l’usage et l’exercice dotent ses organes. En réalité, on sait maintenant qu’une « remise à zéro » se produit à chaque génération : les « caractères acquis » ne sont pas héréditaires, tandis que les mutations (généralement régressives) le sont. Le potentiel intellectuel des hommes de l’Antiquité n’était nullement inférieur au nôtre. La preuve en est donnée par leur langage.
Entre le latin de Cicéron et le français de nos académiciens, voit-on un progrès de concision, de précision ou d’expression ? Ce fut une surprise pour Claude Lévi-Strauss de découvrir que la « pensée sauvage », qu’il qualifie de ‘logique du sensible’, n’est pas une pensée de brutes « sauvages », mais une pensée assoiffée d’intelligibilité et de rigueur. De même les linguistes qui veulent étudier les langues des peuplades dites « primitives » doivent constater la complexité de leur vocabulaire et la subtilité de leur grammaire.
Or l’intelligence se mesure à la capacité de manier une langue riche et nuancée.
Les Babyloniens savaient extraire les racines cubiques. Un rapide sondage sur ce point dans un hall de gare montrera vite que nous ne sommes pas plus savants du simple fait que nous venons après eux. C’est toute la grandeur d’une civilisation que d’accumuler, en des lieux protégés, des savoirs et des savoir-faire spécialisés, et de parvenir à les transmettre. Alors, pour un certain temps, un progrès des sciences et des techniques est rendu possible. Et, à potentiel égal, un jeune doué saura vite maîtriser des outils mathématiques ignorés des Babyloniens.
Mais les architectes du Moyen Âge détenaient de remarquables connaissances en acoustique aujourd’hui disparues ; de même certains secrets du métier de luthier connus de Stradivarius (1644-1737) sont désormais perdus, tout comme certains pigments apprêtés par les maîtres-verriers de nos cathédrales.
Nul progrès, donc, de la nature humaine, de l’intelligence, de la perspicacité ou du don d’observation chez les individus. C’est uniquement au sein d’une société qu’un progrès peut s’opérer, mais nos capacités à penser, versifier, abstraire ou calculer restent toujours identiques. Notre prétention à être supérieurs nous prive plutôt du puissant stimulant que fut, des siècles durant, la volonté d’égaler les Anciens, c’est-à-dire, pour chacun, de se hisser à la hauteur des meilleurs exemples reçus de l’Antiquité tant païenne que chrétienne. Même si les circonstances familiales peuvent la favoriser, la culture restera toujours le fruit d’un effort personnel, donc d’ascèse, de choix crucifiants et de rejets discriminants.
L’idée que l’on puisse s’ouvrir à tout et tout assumer dans une synthèse supérieure constitue précisément l’illusion rationaliste d’une continuité entre le faux et le vrai.
La franc-maçonnerie nous fournit un magnifique exemple de cette illusion d’une nouvelle ère que les lumières de la Raison auraient ouverte au genre humain. En y étant admis, on s’imagine servir, à la fois, et l’humanité et sa propre personne : programme d’une séduction irrésistible !
Pourtant saint Augustin nous a enseigné l’existence de deux cités qui se combattent. Nous savons aussi que nul ne peut servir deux maîtres. Surviendra donc un jour où le choix qu’on a cru pouvoir surmonter par une habile synthèse s’imposera de lui-même.
Le plus souvent arrive un moment où, pour « rester dans la course », il faut accomplir ou couvrir un acte clairement contraire au bien commun. Rakovski en donne un exemple rare et donc d’autant plus significatif : celui de ces maçons qui ont cru pouvoir traverser sans encombres les remous de la Révolution, parce qu’ils en avaient servi la cause (cf. Le Cep n° 28, pp. 40-41). On a dit que la Révolution avait « dévoré ses propres enfants » ; en réalité, comme toujours, les vrais maîtres se sont débarrassés des « idiots utiles » dont ils n’avaient plus besoin. L’ère ouverte par Machiavel n’est pas encore close.
Un autre exemple de synthèse illusoire, et qui donne sa pleine mesure en cette « année Darwin », est l’évolutionnisme théiste. La théorie de l’Évolution (il faudrait dire le ‘mythe évolutionniste’) a été conçue, développée et diffusée à seule fin d’écarter de nos esprits, de notre culture et de notre enseignement, le Créateur et le concept de création.
Les fruits sont là, qui attestent de l’objectif poursuivi avec continuité, avec ténacité, depuis deux siècles et demi. Après un très bref combat, les Églises durent battre en retraite devant les affirmations tonitruantes de La science, c’est-à-dire de ceux qui se sont donné mission de parler au nom des scientifiques. Survient alors le salut par l’intelligence, la synthèse supérieure qui prétend dépasser la contradiction apparente en lisant l’Évolution dans la Création. Avec ce résultat merveilleux : plus de conflit avec La science, puisqu’on accepte de hurler avec les loups et de proclamer sa croyance dans le mythe improbable et invérifié ; plus de conflit avec la foi, puisqu’on a retaillé tous les dogmes et revu tous les versets des Livres Saints afin de reléguer l’action divine dans un passé incommensurablement lointain et sa présence dans une stratosphère proprement « méta-physique »!
Mais ce renversement, qui fait passer les théories avant les faits et met les raisonnements humains au-dessus de la Parole divine, sera-t-il un sauvetage ou un naufrage ? Le salut a-t-il coutume d’advenir par la sieste ou par le combat ? Car, sous l’apparence d’une belle construction philosophique, l’évolutionnisme théiste n’est, en fait, qu’un château de cartes.
Il l’est sur le plan scientifique, puisqu’il se fonde sur les affirmations de gens qui ont écarté le fardeau de la preuve grâce à deux subterfuges : ce sont toujours dans les autres disciplines (c’est-à-dire les sciences cultivées par les autres) que résident les preuves du paradigme ; c’est l’immensité des temps géologiques qui autorise à extrapoler le contraire de ce qui a été observé, à croire vrai un saut évolutif que rien ne suggère dans la « re-production » bien attestée au sein des espèces.
Il l’est sur le plan de la foi car, comme le remarque judicieusement Claude Eon, le récit de la Genèse est le seul témoignage dont nous disposions sur la Création de l’univers2. Qu’attendre d’une enquête dans laquelle le premier geste consisterait à disqualifier la déposition du seul témoin connu ?
Sans même devoir discuter en détail le raisonnement des théologiens évolutionnistes, il est facile de prédire que leur mirifique synthèse s’échouera fatalement devant les exigences du Vrai : vérité des faits physiologiques chez les êtres vivants ; vérité du sens obvie des Écritures.
Qu’était-il le plus difficile au Christ : de dire « Tes péchés sont pardonnés ! », ou bien « Lève-toi et marche ! » ?
Et les pharisiens se turent. Il est facile de comprendre que des bavardages trop humains ne pourront pas couvrir indéfiniment la claire Parole qui affirme avoir tout créé ex-nihilo !
Bonum ex integra causa, malum ex quocumque defectu3, disaient les scolastiques. Il en va de même dans le domaine de l’intelligence : le Vrai requiert l’entière vérité. Une seule erreur détruit la vérité d’un raisonnement, comme une seule fausse note détruit l’harmonie d’une mélodie.
On ne doit rien attendre de la synthèse entre deux erreurs. La science s’intéresse aux causes secondes ; elle n’a rien à nous dire concernant l’origine des choses. Les phénomènes qu’elle étudie se déroulent dans le temps ; elle restera indéfiniment muette sur la Création, qui est un acte divin par lequel le temps lui aussi fut créé.
L’évolutionnisme n’est qu’une tentative désespérée pour nous faire croire que tout s’explique par la nature des choses, que le surnaturel est une illusion. La réalité est exactement l’inverse. C’est le surnaturel, c’est-à-dire Dieu, qui seul explique le naturel et, en ce sens, on a raison de dire que la foi chrétienne fonde la raison, en assume les prouesses et n’en est donc nullement l’ennemie. Mais cette synthèse supérieure doit être ramenée à son Principe, à son Auteur. Elle serait illusoire si Dieu n’était le créateur direct de l’univers qui nous entoure, de notre entendement, créé à Son image, et du langage qui exprime nos pensées et nous communique les Siennes.
C’est pourquoi le naturalisme n’est pas une option philosophique à prendre en compte, mais une erreur radicale, la première peut-être, à écarter ; et prétendre expliquer l’origine des êtres par des processus naturels entraîne une science orgueilleuse sur les chemins de la folie pure et simple. On le constatera de mieux en mieux à ses fruits amers. Tandis que l’Apôtre, de son côté, lui qui a tout reçu et tout compris en un éclair, n’hésite pas à écrire : « C’est par la foi que nous comprenons que les mondes ont été formés par une Parole de Dieu, le visible provenant ainsi de l’invisible » (He 11,3).
À l’heure où le génome, cet élément matériel qui évoque le mieux la forme propre de chaque être vivant, peut être déchiffré comme un langage humain, qui donc croira que le Créateur a commencé par balbutier, afin de donner à Ses créatures la chance d’évoluer pour se perfectionner ? Au demeurant, quel naturaliste a jamais signalé des organes manquants chez le moindre animal ?
Une synthèse supérieure a été opérée dès le commencement, qui fait considérer, par comparaison, la vérité de nos systèmes comme toujours partielle, et de nos théories comme toujours révisable. »Et voici, cela était très bon ! » (Gn 1,31) N’ayons donc d’autre soin que de mettre nos petites synthèses sous la gouverne de la seule Parole qui vaille puisque par Elle tout a été fait.
1 Sainte Thérèse de Lisieux aimait se comparer à un petit oiseau perché sur les ailes du grand Aigle!
2 Claude Eon, « Création, évolution, confusions et illusions », in Tu es Petrus, n° 113, Sept 2007, p.50.
3 Ce qui est bon l’est entièrement; un seul défaut qualifie l’objet comme mauvais.