Accueil » L’antispécisme, une idéologie ?

Par Tassot Dominique

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Résumé : Apparu en 1970, l’antispécisme fait partie de ces courants sociaux dont l’idée directrice comporte un point de départ juste, mais si partiel que les conséquences en deviennent fausses. Le respect de la Nature, donc des animaux, ne devrait pas faire oublier l’évidente hiérarchie entre les êtres, hiérarchie sans laquelle l’harmonie du cosmos se transformerait vite en un chaos généralisé.
On verra ici comment l’antispécisme, avatar de l’évolutionnisme, provient surtout du rejet de la vision biblique du monde, seule cohérente avec la réalité profonde des êtres, tant les inertes que les vivants, tant les inconscients que ceux que Dieu a choisis, et eux seuls, pour les amener à Sa ressemblance.

« Le monde moderne – écrivait Chesterton – est empli de vieilles vertus chrétiennes devenues folles1 ». Par bien des côtés, l’antispécisme en donne un exemple criant. Certes, la compassion envers les animaux, le souci de leur bien-être, le refus de les faire souffrir, sont l’attitude juste à l’égard de ces créatures du Bon Dieu embarquées à nos côtés dans l’aventure terrestre. Bien des saints en ont d’ailleurs donné l’exemple, parvenant même à la domestication d’animaux que leurs gènes n’y prédisposaient guère : pensons à l’ours de saint Adige prenant docilement sous le joug la place de l’âne qu’il venait de dévorer, ou au corbeau nourricier d’Élie comme à celui de saint Paul ermite. Mais l’antispécisme – à l’instar du véganisme qui le prolonge – va plus loin. Il ne s’agit plus seulementd’affirmer une vertu, mais de carrément nier une donnée flagrante de la réalité.

Comme l’évolutionnisme qui insiste sur les ressemblances entre les êtres sans s’attarder sur leurs différences, alors que ce sont elles qu’il lui faudrait expliquer, l’antispécisme se focalise sur la composante animale de l’homme, sans vouloir considérer les évidentes particularités qui nous singularisent au milieu des animaux, ni chercher à les comprendre.

Certes, Aristote qualifiait l’homme d’« animal politique », πολιτικον ζῷον politikon zôon2, mais il ne serait jamais venu à l’idée du philosophe de rédiger un chapitre sur l’homme dans son Traité des animaux, ni de qualifier de « politique » la subtile division du travail au sein d’une ruche !

Or l’antispécisme, dès son apparition en 1970, ne s’avance pas sous couvert d’une meilleure connaissance scientifique du monde animal : il se présente comme un impératif moral, une lutte contre un préjugé : le « spécisme », ce dernier étant défini comme « préjugé ou attitude de parti-pris en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce et à l’encontre des intérêts des membres des autres espèces ». Il s’agit bien ici d’une définition « engagée », transposant sur la « cause animale » la dialectique marxiste fabriquant artificiellement des contraires en vue de les opposer. À la lutte des classes, devenue peu « porteuse » dans le monde anglo-saxon de l’après-guerre, se substitue ainsi une lutte pour les droits des animaux, lutte d’autant plus facile à mener que les bénéficiaires resteront muets et ne viendront jamais désavouer leurs ardents porte-paroles.

Il est vrai que nos sociétés avaient ouvert la porte en créant toutes sortes de droits auxquels ne correspondent plus aucun devoir. On pouvait donc revendiquer des « droits » pour les animaux, tout en reconnaissant que leurs titulaires seraient incapables d’assumer des devoirs en contrepartie de ces « droits » dont ils demeurent inconscients.

Nous mesurons ici, dès l’énoncé, l’inconsistance d’une posture qu’il serait trop généreux de qualifier d’idéologie, si ses théoriciens ne s’étaient référés à la philosophie « utilitariste » de Jeremy Bentham (1748-1832).

Le grand penseur de l’antispécisme, l’Australien Peter Singer, enseigne en effet la philosophie morale à Princeton. Pour lui, une action est juste « si elle satisfait – mieux que toutes les autres parmi lesquelles l’agent peut choisir – les préférences de ceux qui sont affectés par l’action en question ». Le mot-clé est ici « préférence », car l’animal, être sensible, manifeste bel et bien des préférences : il cherche la chaleur en hiver et la fraîcheur en été ; il apprécie les caresses de son maître et fuit le fouet ou le bâton. C’est donc notre semblable ou, plus exactement, « les humains sont de grands singes » (P. Singer).

La vie morale – du moins ce que Bentham qualifie de vie morale – consiste à optimiser les préférences de tous les membres d’un groupe : il s’agit d’un calcul – felicific calculus – additionnant les préférences individuelles, étant supposée une « égale considération » de tous. Ainsi une famille devant choisir pour ses vacances entre la mer ou la montagne, tiendra compte des « préférences » de tous et arbitrera par une addition judicieusement pondérée. Or, on ne peut additionner que des choses de même nature ; on n’additionne pas des choux et des navets ! Étendre le « calcul félicifique » à la gent animale présuppose donc une égalité foncière entre l’homme et les « animaux non-humains » : Equality beyond humanity (Égalité au-delà de l’humanité) fut ainsi le sous-titre du Projet Grands Singes3, lancé à Londres en juin 1993 puis présenté à l’ONU.

Toujours en 1993, la Nouvelle-Zélande adopta une loi pour la protection de la vie individuelle des primates. En 2013, les produits cosmétiques testés sur les animaux furent interdits dans l’Union européenne. En France, un groupe sénatorial a proposé d’introduire un « statut de l’animal » dans le Code « civil », le code organisant les rapports entre les citoyens (cives, en latin), les personnes et leurs biens. La Faculté de droit de Nice vient d’inaugurer une nouvelle formation, consacrée au droit de l’animal. Pluridisciplinaire, ce cursus s’adresse aux professionnels comme aux étudiants et vise à offrir une perspective globale sur les questions juridiques liées aux animaux.

On veut donc traiter équitablement tous les animaux, les « animaux humains » comme les « non-humains ». Toutefois, du point de vue des préférences, il faut reconnaître des différences évidentes – sinon entre les espèces, puisque l’on en récuse le principe – du moins entre les individus. Selon Bentham, « un cheval ou un chien adultes sont incomparablement plus rationnels, et ont plus de conversation qu’un nourrisson d’un jour, d’une semaine et même d’un mois ». Sur cette lancée, Peter Singer poursuit : « Je continue à penser que nous devons estimer la valeur d’une vie à l’aune de la qualité des expériences dont est capable l’être qui vit cette vie, indépendamment de toute considération d’espèce. Ce qui implique que nous puissions, dans certains cas, juger que la vie que mène un être de notre propre espèce dont les capacités intellectuelles sont gravement diminuées a intrinsèquement moins de valeur que la vie d’un animal non-humain. C’est clair, par exemple, si l’on compare la vie d’un être humain réduit à un état végétatif durable, sans aucun espoir de jamais en sortir, et celle d’un chien. À noter cependant que je ne parle pas que de la valeur intrinsèque ; l’avis des parents et des amis d’un être humain peut également intervenir dans la prise de décision finale de ce qu’il convient de faire du point de vue éthique » (souligné par nous).

L’antispécisme conduit donc à l’euthanasie, à l’avortement post-natal, au test des médicaments sur les handicapés (qui atteindront ainsi des expériences valorisantes car utiles4 pour tous). Poussant plus loin, Michaël Fox, de l’Human Society of the United States, écrit : « La vie d’une fourmi est aussi importante que celle de mon enfant. »

Et la présidente de PETA (People for Ethical Treatment of Animals)5, Ingrid Newkirk, déclare : « Même si les animaux de laboratoire permettaient de trouver une solution pour contrer le SIDA, nous serions contre leur utilisation. Pourquoi ? Parce que la race humaine s’est étendue comme un cancer ; nous sommes le plus grand problème de la Terre. » On ne sera donc pas surpris de voir qu’un mouvement, le Volontary Human Extinction Movement (VHEMT)6, milite pour l’extinction de la race humaine : « Nous sommes un envahisseur exotique, et aucun écosystème ne tolère qu’un envahisseur exotique débarque. »

Ce sont là, pensera-t-on, des dires extrêmes dont se départiraient les braves défenseurs de la « cause animale », œuvrant d’abord pour réformer les conditions de vie et d’abattage des animaux concentrés dans les élevages industriels. Mais ces extrêmes nous montrent surtout, a contrario, que la vision biblique du monde est la seule à être, à la fois, exacte, équilibrée et juste, et que son oubli conduit à des pensées débiles autant qu’erronées.

Que nous enseigne en effet la Genèse ? Que Dieu a créé l’univers physique, puis les êtres vivants, végétaux et animaux, « selon leur espèce », en distinguant des espèces sauvages et des espèces domestiques, le bétail [בהמה behémah en hébreu du TM, κτήνος ktênos en grec de la LXX, et jumentum en latin de la Vg : Gn 1, 24 et 1, 25], donc des espèces génétiquement conçues pour se réaliser au service de l’homme, pour apprécier sa compagnie et réciproquement, si bien que leur domestication ne contrevient nullement à leur nature et n’exerce donc pas une contrainte violente, comme c’est le cas pour le dressage artificiel d’espèces sauvages. Toutefois, outre le cas précis des espèces domestiques, Dieu, en disant à l’homme : « Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre et soumettez-la, et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui se meut sur la terre » (Gn 1, 26 et 1, 28), lui a donné une domination (en TM, il y a le verbe hébreu רדה radah « dominer, soumettre »), un règne (en LXX, leverbe grec ἀρχω archô « commander, être le chef ») sur l’ensemble des animaux. En sa Vulgate, Jérôme traduit l’ébreu radah au verset 26par le verbe latin præsum « gouverner, proté-ger », mais au verset 28 il utilise dominor « être maître, dominer ». D’où l’idée de « gouvernance, maîtrise ».

Or l’idée d’une domination, le statut de « maître, seigneur » – dominus en latin – se réfère étymologiquement à domus, la « maison ». L’homme est établi vis-à-vis de ses frères sub-ordonnés comme le « maître de maison », celui qui veille au bien de toute la maisonnée, esclaves compris. Le centurion de l’Évangile, personnage considérable à Capharnaüm, fit un long trajet pour venir demander au Maître par excellence la guérison non d’un fils, mais d’un simple serviteur !

Il y a quelques décennies, les baux ruraux faisaient obligation au fermier d’entretenir les terres « en bon père de famille »7, prototype d’une autorité aimante et responsable qui porte le souci du bien commun.

Cette différence ontologique et cette hiérarchie entre l’homme et les animaux est encore précisée dès les premiers versets de la Bible. C’est pour avoir été fait « à l’image et à la ressemblance de Dieu » (Gn 2, 26) que l’homme reçoit cette mission de « dominer » sur les animaux. Il y a donc une différence de nature, et non de simple degré, entre l’homme et les animaux : en forgeant l’expression « animal non-humain », les antispécistes créent une communauté fictive, qui méconnaît cette différence et dévoile aussi le lien direct entre leur idéologie et la croyance évolutionniste. C’est bien parce qu’il n’en est pas un lui-même qu’Adam peut nommer les animaux, signe évident d’une supériorité, mais signe aussi d’une proximité de l’homme avec le Créateur lui-même : « Or toute âme vivante devait ainsi porter le nom qu’Adam lui avait donné » (Gn 2, 19) ; « […] Mais pour Adam, il ne se trouvait point d’aide semblable à lui » (Gn 2, 20). Avec Ève, Dieu crée donc spécialement un nouvel être qui n’est pas un animal, puisque la première femme est tirée directement d’Adam : autre démenti biblique à la formule insidieuse des antispécistes sur « l’animal humain ».

De la sorte, tous les animaux, tant sauvages que domestiques, fournissent, outre le lait et le miel – symboles bibliques d’une vie matérielle comblée – de multiples aliments et matériaux à usage domestique. Ils servirent aussi de victimes pour les sacrifices propitiatoires, même si « le sang des taureaux, des brebis et des boucs » (Is 1, 11) a perdu sa raison d’être sacrificielle depuis 2 000 ans.

Embarqués ensemble jusqu’à la fin du monde, chacun à sa place et chacun à sa mission, hommes et animaux sont non seulement utiles les uns aux autres8, mais indispensables à l’harmonie du cosmos9 et à la louange reconnaissante que le Créateur en attend :

« Le Seigneur est bon envers tous
et sa miséricorde s’étend sur toutes ses créatures.
Toutes tes œuvres te louent, Seigneur, et tes fidèles te bénissent » (Ps 145, 9-10)

« Sur la terre louez le Seigneur,
Monstres marins et vous tous, océans,

[…] Animaux sauvages et troupeaux de toutes sortes,
Reptiles et oiseaux ailés,
Rois de la terre et tous les peuples,
Princes et juges du monde » (Ps 148, 7 &10-11).

Quel dommage, avec l’antispécisme, de voir niée et méconnue la seule vision du monde complète et harmonieuse qui, loin des idéologies rudimentaires et appauvrissantes de notre modernité, nous fait vivre et respirer au rythme même de la Création.


1 « The modern world is full of the old Christian virtues gone mad » (Orthodoxy, 1908).

2ARISTOTE, La Politique, I, 2 [n° 1 253a]. À noter qu’étymologiquement zôon désigne « tout être vivant », végétal compris. Les végétaux sont doués en effet d’une « âme végétative » : en ce sens, ils sont donc « animés », mais sans la liberté de déplacements qui caractérise les animaux doués, eux, d’une « âme animale ». En utilisant la référence étymologique à l’âme (anima, en latin) pour contourner la différence flagrante entre l’âme humaine et l’âme animale, les antispécistes (et les végans) devraient alors s’interdire « l’exploitation » des végétaux par l’homme et ne plus faire usage que de matériaux et d’aliments issus d’une synthèse chimique. L’écologisme, en tant qu’idéologie, est donc moins incohérent que l’antispécisme. L’alimentation végane tue des âmes végétatives – blé, maïs, avoine, foin, etc. – pour les donner en nourriture à l’homme et aux animaux, ce qui est d’autant plus contradictoire que la vision évolutionniste du monde (à laquelle les végans se rattachent) affirme une continuité historique, biologique, généalogique, entre la bactérie, le végétal, l’animal et l’homme.

3 Great Ape Project, le mot « ape » désignant en anglais le seul singe anthropomorphe et se distingue du mot plus général « monkey ».

4 La philosophie « utilitariste » de Bentham est surtout connue pour son influence sur le libéralisme économique : par le libre jeu des « préférences » de tous les agents économiques, un optimum pourra être atteint. L’État y jouera cependant un rôle résiduel : justement celui de permettre ce libre jeu des appétits égoïstes.

5 « Gens pour le traitement éthique des animaux », une association internationale qui revendique 3 millions d’adhérents.

6 Mouvement pour l’extinction volontaire de l’humanité, fondé en 1991 par l’Américain Les U. Knight.

7 En pratique, la formule signifiait qu’ils devaient apporter régulièrement assez de fumier pour maintenir la fécondité du sol, donc pour pérenniser la valeur du fonds loué. Il est amusant de voir que les « végans », forme poussée d’antispécistes, prétendent interdire la fertilisation organique des terres au motif que l’emploi du fumier constitue une « exploitation » injuste de l’animal, au même titre qu’un vêtement de laine ou une sandale de cuir. Ils prêchent donc pour la fertilisation chimique dont on sait par ailleurs qu’elle peut être déséquilibrante et donc nuire à la qualité nutritive des végétaux.

8 Il est touchant de voir comment les oiseaux, en particulier, tirent profit des lignes électriques aériennes ou des poteaux de pâture pour s’y percher.

9 En ce sens, toute espèce qui disparaît, y compris les espèces invisibles parce que minuscules, souterraines ou abyssales, amoindrit l’harmonie du Cosmos, comme une corde qui serait ôtée au cadre d’un piano et dont la note ne serait plus jouable. La mort des individus est devenue une loi de la nature, du moins depuis la Chute, mais la mort d’une espèce ne faisait pas initialement partie du plan de Dieu, même si le Ciel semble tolérer – pour combien de temps encore ? – le saccage de la Nature par nos sociétés.

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