Accueil » L’économie nationale : un concept trop négligé

Par Claude Éon

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Résumé : Le bien commun, dont le bien-être matériel fait partie, vise à la fois les agents de l’économie et les citoyens de l’État : ce sont les mêmes personnes. Or l’actuelle mondialisation de l’économie, sous prétexte d’efficacité et de niveau de vie, est faite au détriment de la souveraineté des États et ne pourra donc devenir cohérente qu’après l’instauration d’un État mondial assurant la nécessaire unité de gouvernement. Cette thèse repose, on va le voir, sur plusieurs erreurs économiques, ainsi l’idée que le libre-échange favorise toujours la croissance (alors que l’histoire démontre le contraire) ou encore la confusion entre le libre échange des marchandises et le libre échange des facteurs de production (dont les effets sont radicalement différents). Le concept d’économie nationale n’est donc nullement périmé, d’autant qu’il s’insère dans la vision biblique de peuples divers dotés d’un héritage autant moral que matériel.

Dans nos discours politiques il n’est généralement question que de globalisation, d’interdépendance des économies, de problèmes solubles seulement à l’échelle mondiale, de solidarité entre pays riches et pauvres, etc. Il n’est plus politiquement correct d’assigner une priorité vitale aux intérêts d’une nation, par exemple la France ; ou alors c’est toujours dans un cadre plus vaste, l’Europe, le monde. Il semble donc indispensable de rappeler certaines vérités utiles pour les électeurs comme pour les élus.

Par Économie nous entendons l’ensemble des activités humaines, des relations et des institutions ayant pour but de procurer les biens matériels et les services nécessaires à un groupe de personnes. Dans le cas d’une économie nationale, le groupe concerné est la nation. L’Économie nationale est l’économie de et pour la nation. Ceci ne signifie naturellement pas qu’il s’agit d’une économie d’État, non plus que d’une économie collectiviste.

L’État et l’économie nationale comprennent les mêmes personnes. Dans leur activité économique, les citoyens demeurent citoyens de l’État et membres du même État. Il ne s’agit donc pas d’un système d’agents économiques isolés agissant sans tenir compte de l’État : ces agents agissent à l’intérieur de l’État, même si certaines de leurs activités débordent des frontières de cet État.

Tous font partie de la vie sociale d’une communauté nationale politiquement unifiée. L’économie nationale n’est pas une entité économique séparée, indépendante, non plus qu’un simple agrégat, une somme d’agents ayant certes des relations réciproques, mais sans être socialement liés les uns aux autres. C’est plutôt un tout, une unité dans laquelle une vraie coopération s’exerce sans faire disparaître la diversité ni l’indépendance des unités économiques, unies cependant par un lien social plus élevé. L’économie nationale est ainsi le processus économique vital d’une communauté solidaire.

Les nations ne sont pas des constructions artificielles ou contractuelles d’individus, elles ont été voulues par Dieu comme le rapporte le chapitre 10 de la Genèse : « C’est d’eux [les fils de Noé] que viennent les peuples dispersés dans les îles des nations, dans leurs divers pays, chacun selon sa langue, selon leurs familles, selon leurs nations » (Gn 10, 5). Dans Deutéronome 32, 8 nous lisons :

« Quand le Très-Haut assigna un héritage aux nations

quand il sépara les enfants des hommes,

Il fixa les limites des peuples,

d’après le nombre des anges de Dieu. »

Nous trouvons la même doctrine dans le Nouveau Testament :

« D’un seul homme il a fait sortir tout le genre humain, pour peupler la surface de toute la terre, ayant déterminé pour chaque nation la durée de son existence et les bornes de son domaine, afin que les hommes le cherchent et le trouvent comme à tâtons… » (Ac 17, 26-27).

Cela signifie que Dieu n’a pas seulement permis la division en nations, mais qu’il l’a faite pour le bien des hommes. C’est pour cette même raison que Dieu procéda à la confusion des langues à Babel : il s’agissait de maintenir la distinction des nations que l’hubris des chefs voulait abolir.

Un des aspects essentiels d’une économie nationale ainsi conçue est celui de la conciliation entre l’unité et la liberté. L’Histoire est pleine de conflits au sein d’États qui ont plus ou moins bien su, selon les époques également, réguler cet équilibre.

La vraie difficulté, mais c’est tout l’art de la Politique, est de savoir limiter la liberté des membres pour assurer le bien-être de la société tout entière. L’unité et l’ordre de l’économie nationale doivent demeurer en totale harmonie avec l’ordre et la finalité de la société politique. L’unité politique disparaîtrait si l’on accordait à l’économie un degré de liberté mettant en péril cette unité et si la finalité de l’État n’était pas respectée par l’économie. L’économie nationale ne peut pas être simplement la somme d’agents économiques privés isolés, pas plus que l’État politiquement unifié n’est la simple somme d’individus isolés. L’unité réelle de l’économie n’est pas une unité de sujets ou d’entreprises, mais elle est l’unité organique-morale d’unités économiques autonomes, liées par un but social commun et par une autorité responsable de l’ordre et du bien commun. Le point le plus important est la subordination du processus économique aux exigences du bien-être de la nation, lequel est le but suprême pour la vie sociale de l’État. L’économie n’a, au sein d’une unité politique unifiée, qu’un seul et unique objectif : assurer le bien-être matériel de la nation.

C’est la responsabilité de l’autorité politique de guider les processus économiques grâce à l’ordre légal, à des mesures proprement économiques, aux institutions publiques et à une vraie politique économique adaptée aux circonstances. Pour les citoyens, d’autre part, cela suppose qu’ils subordonnent leurs activités économiques aux exigences du bien-être général. L’État ne peut pas accepter que les initiatives des citoyens, dans l’ordre économique, s’exercent au détriment de sa responsabilité première qui est d’assurer le bien-être matériel de tous. Tout le problème est de trouver le bon équilibre entre les libertés des citoyens et des entreprises, et les desseins légitimes de l’État en vue du bien commun matériel. Tout ce qui est bon pour Renault n’est pas forcément bon pour la France. La solution n’est ni un laissez-faire total ni un collectivisme quelconque.

La question du rapport entre l’individualisme et la communauté ne se manifeste nulle part plus clairement que dans l’affaire du libre-échange.

La relation entre l’économie nationale et le reste du monde, ou ce que l’on appelle (à tort) « l’économie mondiale », est un sujet politiquement très sensible.

Il est malheureusement commandé à la fois par des idéologies puissantes et par des théories économiques erronées mais universellement tenues pour des dogmes. L’héritage de Ricardo et de sa « loi » de l’avantage comparatif est ici particulièrement lourd de conséquences funestes.

L’humanité comme telle peut et doit ressentir son unité en raison de son origine, de sa nature et de sa destinée communes. Par conséquent, les diverses nations devraient se comporter entre elles avec justice et charité, comme des membres de la famille de Dieu. Dans le domaine économique, elles doivent par l’échange se compléter mutuellement. Cependant, la société humaine universelle n’est pas une société au sens strict du terme, et surtout elle n’est pas le genre de société ayant son fondement et son gouvernement enracinés dans la loi naturelle, à la différence de l’État, famille de familles. Les nations ne sont pas les membres d’un tout organique, comme le sont les citoyens d’une même nation. Elles ne sont pas non plus liées par ce qui constitue la nature même d’une communauté humaine. Elles n’ont pas, sous la direction de quelque autorité sociale, à chercher à obtenir le bien commun matériel et social de l’humanité prise comme un tout, contrairement à ce que doit faire l’État pour chaque nation.

De même qu’il n’est pas possible de concevoir la « société humaine » comme une extension de la société politique, de même il n’est pas possible de considérer la prétendue économie mondiale comme une extension de l’économie nationale en ce sens que l’économie nationale serait destinée par nature ou par l’histoire à s’y soumettre. L’économie mondiale, comme telle, ne représente pas un concept juridico-social, mais seulement un arrangement économique. D’où il résulte que les unités économiques individuelles faisant partie d’un État doivent respecter, même dans leurs échanges internationaux, les finalités de l’économie nationale, telles qu’elles sont définies par les finalités de l’État. Si des États, dans un contexte donné, s’unissent pour former une unité économique plus large, ceci ne peut être dicté que par ce que le bien-être de chaque État demande. En outre, une telle structure contractuelle ne lie en aucune façon les diverses économies en une unité plus haute, comme le fait l’économie nationale pour ses différents membres.

Aucune des nations de cette convention ne doit subordonner son propre bien commun au bien commun de ses partenaires dans le contrat ni, a fortiori, au prétendu bien commun des nations associées. Il faut accepter des sacrifices, sans doute, mais seulement dans la mesure où des avantages compensatoires peuvent être attendus de l’accord. Le critère suprême continue simplement d’être son propre bien-être national.

Ces considérations permettent de juger la situation mondiale actuelle. Le libre-échange absolu imposé aux nations, développées ou non, n’est justifié ni par la théorie économique (contrairement à ce qui est partout enseigné) ni par le bien commun temporel effectif. La réalité, que confirme l’Histoire, est que le libre-échange est cause de beaucoup de dégâts alors que ses prétendus avantages sont négligeables dans la plupart des cas. Ainsi que le disait Marx : « Le système protectionniste de nos jours [janvier 1848] est conservateur, alors que le système du libre-échange est destructeur… En un mot, le système du libre-échange hâte la révolution sociale. » Il n’est donc pas étonnant que la Franc-maçonnerie, destructrice des nations en faveur d’un gouvernement mondial contrôlé par elle, soit également un ardent partisan du libre-échange.

Le principal argument du libre-échange est, selon Ricardo, celui de « l’avantage comparatif ». Reprenons l’exemple de Ricardo lui-même :

Pour produire la même quantité de vin et de tissu en Angleterre et au Portugal, il faut, exprimé en Hommes/ an :

AngleterrePortugal
Tissu10090
Vin12080

Le Portugal garde ainsi un avantage absolu par rapport à l’Angleterre pour les deux produits. Mais l’avantage comparatif de l’Angleterre est en faveur de la production de tissu, celui du Portugal en faveur du vin. C’est la différence entre les rapports des coûts internes des deux pays qui définit l’avantage comparatif et non pas, comme on le penserait spontanément, le rapport entre les coûts de production de chaque produit dans chaque pays.

Dans le cas présent, le Portugal a un avantage absolu pour les deux produits mais, dit la théorie, ce sera quand même l’intérêt des deux pays de se spécialiser dans celui pour lequel ils ont l’avantage comparatif et de les échanger. Si les importations ruinent une industrie nationale, ceci est en fait bon pour le pays, car cela signifie que la nation doit utiliser ses facteurs de production à quelque chose ayant une plus grande valeur.

Ricardo lui-même a fortement insisté sur une condition essentielle de validité de son calcul : l’immobilité des « facteurs de production » dans chaque pays (capital, travail, technologie). Il est bien clair, en effet, que si les capitaux anglais sont attirés au Portugal par la meilleure rentabilité de la production, cela signifie que l’investissement est gouverné par la rentabilité absolue et non pas par un avantage comparatif inutile.

Si les facteurs de production peuvent se délocaliser vers des pays où, par exemple, la main d’œuvre est moins chère, les gains ne sont plus partagés : certains pays gagnent et d’autres perdent. Les emplois passent simplement d’un pays à un autre. Pour trouver une solution à cette nouvelle situation, il faut commencer par cesser de confondre le libre-échange des marchandises avec le libre-échange des facteurs de production. En outre, certains pays, grâce à leur savoir-faire industriel, ont su créer de toute pièce un « avantage comparatif » là où il n’en existait aucun. Ce fut particulièrement le cas pour les produits de haute technologie, comme au Japon dans les années 1950 et ensuite en Corée du Sud. Le modèle de Ricardo décrit les forces pures du marché dans un monde où les possibilités de production ne changent pas. Mais aujourd’hui ces possibilités changent ; la Chine en est le meilleur exemple.

Cette « loi » de l’avantage comparatif est certainement la doctrine la plus sacrée dans le monde des économistes, tous pays confondus. « S’il y avait un credo des Économistes, dit Paul Krugman, il contiendrait certainement les affirmations <Je crois au principe de l’avantage comparatif> et <je crois au libre-échange>. » L’apparente rigueur de la loi, basée sur des données quantifiables, permet de classer la « science » économique parmi les sciences aussi dures que la physique de Newton.

Pour un économiste, ne pas affirmer ce credo, équivaut à un suicide professionnel. Le cas d’un professeur de l’université du Wisconsin, John Culbertson (1921-2001) est emblématique. Après des années sans problèmes, J. Culbertson eut la mauvaise idée d‘examiner d’un peu plus près le dogme du libre-échange. En 1984, il publiait International Trade and the Future of the West, pour lequel il dut créer sa propre maison d’édition, aucun éditeur n’ayant accepté son manuscrit ! Ce livre fut accueilli par un silence assourdissant. Culbertson aggrava son cas en publiant en 1985 : The Danger of <Free Trade>, généreusement qualifié de « théorie de la terre plate » par The Wall Street Journal. Voilà pour le climat intellectuel de l’économiquement correct.

Un des mérites de J. Culbertson est de s’appuyer sur l’histoire économique et de ne pas se contenter de raisonnements purement théoriques. Or, il faut savoir qu’en 1972 le Département d’Économie de l’université de Chicago, agissant à la suite d’une longue campagne du professeur George Stigler, abolit l’exigence d’apprendre l’histoire économique pour les candidats au doctorat (Ph. D.). Les autres grandes universités américaines suivirent rapidement ce très mauvais exemple. Dans un domaine où les « expériences » sont difficiles à envisager, il est vraiment absurde de se priver des leçons de l’Histoire. L’avantage des modèles sur ordinateur est qu’on peut toujours leur faire avouer le résultat recherché. Or, en matière de commerce international, l’histoire économique montre que la croissance de tous les pays, sans exception aucune, s’est faite dans un cadre protectionniste1. L’Angleterre elle-même n’a imposé le libre-échange qu’à partir du moment où sa supériorité industrielle, en 1846, lui assurait une domination sur le reste du monde. Le libre-échange est une arme de guerre des pays les plus forts. La théorie économique n’est que la justification a posteriori d’une volonté de domination.

Parmi les événements historiques illustrant l’importance des échanges dans le déclin des nations, Culbertson citait le cas de désindustrialisation de l’Italie du Nord au XVIIe siècle, telle que la rapporte l’historien Carlo Cipolla2. L’industrie italienne, jusqu’alors florissante, laissa le marché répondre à la concurrence nouvelle de l’Angleterre et des Pays Bas en évinçant les producteurs italiens.

Aux États-Unis, l’aggravation de la dépression des années 1930 a fréquemment été imputée à la loi Smoot-Hawley de juin 1930 qui portait les taxes d’importation sur beaucoup de produits à près de 60%. Pratiquement tous les économistes de quelque renom signèrent une pétition au Président Hoover (1 028 en tout) lui demandant d’opposer son veto à cette loi. Cependant, dans un livre d’histoire économique, paru en 2008 et proclamé par le Financial Times et par The Economist « meilleur livre de l’année », l’auteur, lui-même, chaud partisan du libre-échange, écrit toutefois ceci : « Parce que la croissance économique est un moteur tellement puissant du commerce [international], prouver la relation inverse – que le protectionnisme appauvrit le monde (ou que le libre-échange l’enrichit) – devient problématique. De 1929 à 1932, le PIB mondial réel a baissé de 17 % et celui des États-Unis de 26 %, mais la plupart des historiens économiques pensent maintenant que seulement une minuscule partie de cette énorme perte, tant pour le monde que pour les ÉU, est imputable aux guerres tarifaires3. » Un peu plus loin (p. 372), on lit ceci : « Les enthousiastes du libre-échange ont surestimé ses avantages économiques. L’histoire du XIXesiècle jette un doute sur l’idée que le commerce international est un moteur de croissance… Ainsi, après 1880, l’économie protectionniste de l’Europe du Nord se développa plus rapidement que celle de la libre-échangiste Angleterre. »

En 1933, J. M. Keynes publia dans la Yale Review un texte peu connu intitulé « De l’autosuffisance nationale4  ».

Il y écrit : « … J’ai donc tendance à penser… qu’un degré plus élevé d’autosuffisance nationale et une plus grande indépendance économique entre les nations que celle que nous avons connue en 1914 peuvent servir la cause de la paix, plutôt que l’inverse. » [Selon la théorie, le libre-échange est censé favoriser l’harmonie et la paix entre les nations…]

Il dit encore : « En bref, l’autosuffisance nationale, même si elle a un coût, est un luxe que nous aurions les moyens de nous offrir, si nous le souhaitons. […]. Pour de multiples raisons que je ne peux développer ici, l’internationalisme économique, avec ce qu’il comporte de libre mouvement de capitaux et de fonds à investir, aussi bien que de libre-échange de marchandises, peut condamner mon propre pays, pour une génération, à un niveau de prospérité matérielle inférieur à celui qu’il pourrait atteindre dans un système différent. »

Parlant des méfaits de la course à la rentabilité à tout prix, il formule cette phrase d’une tragique actualité en France aujourd’hui : « Nous avons considéré qu’il nous fallait absolument ruiner les paysans et détruire une économie fondée sur des traditions très anciennes pour gagner quelques centimes sur une miche de pain. »

L’idéologie libre-échangiste, parce qu’elle favorise le consommateur en lui permettant d’obtenir des produits à meilleur marché, a un attrait électoraliste irrésistible pour les États démocratiques. Le rôle d’un État, conscient de sa responsabilité d’assurer le bien commun de la nation, serait pourtant de maintenir un équilibre entre l’intérêt des consommateurs et celui des producteurs nationaux. Certes les consommateurs achètent leurs produits moins cher, mais ils doivent, par leurs impôts, venir au secours des chômeurs qu’ils ont ainsi créés. Sont-ils vraiment gagnants in fine ? Pour le gouvernement, il est électoralement avantageux de satisfaire la majorité des électeurs, la moins riche, et de faire payer les frais de cette politique par ceux, moins nombreux, qui paient les impôts. Pour les partisans du Nouvel Ordre Mondial le libre-échange est aussi un puissant moyen de destruction des identités nationales. On le voit, la politique commerciale des pays n’obéit pas uniquement à des considérations de « science économique ».

Malgré les risques encourus, quelques économistes anglophones – la « science » économique moderne est majoritairement d’origine américaine ou anglaise, comme en témoigne la liste des prix Nobel d’Économie –, devant les désastres évidents du libreéchange systématique imposé au monde par l’hégémonie américaine (manifestée par sa paternité sur la construction européenne de Bruxelles et par le FMI), osent faire remarquer les tares du libre-échange5.

Le public, ignorant en économie, le comprend intuitivement et ce n’est pas un hasard si, aux États-Unis par exemple, les candidats s’affirmant hostiles à un libre-échange débridé l’emportent très souvent sur leurs adversaires partisans farouches de la liberté absolue. Les ouvriers français mis au chômage par une application sauvage de la prétendue « loi » de « l’avantage comparatif » poussant aux délocalisations industrielles (et aujourd’hui à celles des services), comprennent aussi l’injustice d’une telle « loi ». Il n’y a là aucune fatalité, aucun sens de l’Histoire, aucune exigence proprement économique (mais souvent, sinon toujours, une arrière-pensée politique) : il suffirait que l’État menât une politique économique donnant la priorité au bien-être matériel de ses ressortissants, conformément aux devoirs de sa fonction. En France, qui est en campagne électorale permanente, on n’entend rien qui manifeste la moindre compréhension du problème, même de la part de ceux qui voudraient « produire français ». L’emprise idéologique est trop puissante et le préjugé économique trop enraciné pour espérer une véritable solution conforme au bien commun matériel de la nation.

La question de la politique commerciale devient cependant urgente avec la préparation, dans le plus grand secret, du « Partenariat Transatlantique de Commerce et d’Investissement », le TTIP en anglais, plus souvent connu sous le nom de « Traité de libre-échange transatlantique » ou TAFTA en anglais. Les États-Unis viennent de conclure un traité similaire avec 12 pays de la zone du Pacifique, le TPP. Ce traité n’est pas encore signé par les pays concernés et il est probable qu’il suscitera de grandes réticences6. Selon quelques études, la perte d’emplois globale devrait atteindre 771 000, dont 448 000 aux États-Unis. La réduction de pouvoir d’achat des travailleurs diminuera la demande et ralentira la croissance économique. Ce n’est évidemment pas ce que les promoteurs du traité (les ÉU) font miroiter.

L’accord de partenariat transatlantique négocié depuis juillet 2013 par les États-Unis et l’Union Européenne prévoit que les législations en vigueur, américaines et européennes, se plient aux normes du libre-échange établies par et pour les grandes entreprises européennes et américaines, sous peine de sanctions pour le pays contrevenant, ou d’une réparation de plusieurs millions d’euros au bénéfice des plaignants. Si ce traité entre en vigueur, les privilèges des multinationales lieraient les mains des gouvernants, qui ne pourraient amender ses dispositions qu’avec l’accord unanime des pays signataires. Les élus devront redéfinir entièrement leurs politiques de manière à satisfaire les appétits du privé dans les secteurs qui lui échappaient encore : sécurité des aliments, normes de toxicité, assurance-maladie, prix des médicaments, liberté sur la Toile, énergie, culture, droits d’auteurs, ressources naturelles, formation professionnelle, équipements publics, immigration ; bref, aucun domaine d’intérêt général n’échappera aux règles d’un libre-échange universel.

Des tribunaux spécialisés seront créés pour arbitrer les litiges entre les investisseurs et les États avec pouvoir d’infliger des sanctions contre ces derniers ! Ils seront composés de trois avocats d’affaires et n’auront de comptes à rendre à personne.

Ils pourront aussi bien servir de juges que plaider les causes de leurs puissants clients. L’objectif, non avoué, n’est pas de protéger les investisseurs, mais bien d’accroître le pouvoir des multinationales et de privatiser la justice.

Le projet de grand marché américano-européen est soutenu depuis 1995 par le Trans-Atlantic Business Council (TABC) qui rassemble de riches entrepreneurs militant pour un « dialogue » entre les élites des deux continents, l’Administration de Washington et les commissaires de Bruxelles. Le TABC est un forum permanent qui permet aux multinationales de coordonner leurs attaques contre les politiques d’intérêt général encore debout des deux côtés de l’Atlantique.

Il s’agit bien de mettre en place un Empire euro-atlantique visant à instaurer l’hégémonie mondiale des États-Unis, à privatiser le droit et la justice en les mettant dans les mains des multinationales. Comme il n’existe pratiquement plus de droits de douane, il s’agit pour l’impérialisme américain d’attaquer les « barrières non tarifaires » que sont les normes sociales, environnementales, alimentaires, techniques, etc. Tous les secteurs de l’économie sont concernés : l’agro-industrie, l’énergie sous toutes ses formes, la chimie (interdiction des étiquettes susceptibles de défavoriser un produit !) tout le secteur financier, etc. De l’aveu même des artisans du traité il s’agit « d’imposer l’élimination, la réduction ou la prévention de politiques nationales superflues », étant considéré comme « superflu » tout ce qui ralentit l’écoulement des marchandises, comme la régulation de la finance, les règles sanitaires nationales ou l’exercice de la démocratie.

On le voit, le péril est extrême et le manque voulu d’information empêche le public d’organiser la résistance. Jusqu’ici le Parlement européen a fait montre d’une grande docilité. Ce traité devra être ratifié par les 28 membres de l’UE et ce sera la dernière chance d’éviter ce qui ressemble à la mise en coupe réglée de l’économie européenne par l’impérialisme dit américain.

1 Relire sur ce sujet capital, de Michel SARLON-MALASSERT : « Le protectionnisme aux frontières est-il absurde ? », in Le Cep n°25, p. 10-16. Cet article résume en particulier les études historiques sur deux siècles faites à l’échelle de l’Europe par Jean-Marcel JEANNENEY (qui fut professeur d’économie avant de suivre une carrière ministérielle sous De Gaulle).

2 Carlo CIPOLLA, Before the Industrial Revolution, W. W. Norton & Cy, 3e édit. 1994.

3 William J. BERNSTEIN, A Splendid Exchange. How Trade shaped the World, New York, Grove Press, 2008, p. 354.

4 Accessible en français sur le site : les-crises.fr .

5 Parmi les ouvrages récents, mentionnons :

BATRA Ravi (Dr), The Myth of free Trade, Charles Scribner’s Sons, 1993.

DALY Herman & COBB Jr. John, For the Common Good,chap. 11 : “Free Trade versus Community”, Beacon Press, 1994.

GOMORY Ralph & BAUMOL William, Global Trade and conflicting national interests, MIT Press, 2000 (ouvrage très important).

CHANG Ha-Joon (Pr), Bad Samaritans. The Myth of free Trade and the secret History of Capitalism, Bloomsbury Press, 2008.

FLETCHER Ian, Free Trade doesnot work,Coalition for a prosperous America, 2e éd., 2011.

BAIROCH Paul, Mythes et paradoxe de l’histoire économique, Paris, Éd. La Découverte, 1993/1999.

6 Canada, ÉU, Mexico, Chili, Pérou, Japon, Vietnam, Malaisie, Singapour, Brunei, Australie, Nouvelle Zélande.

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