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Par Tassot, Dominique

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L’eugénisme et la biologie matérialiste1

Résumé : L’idée d’améliorer l’espèce humaine à la manière dont un éleveur choisit les meilleurs animaux pour la reproduction de son cheptel, vint apporter la caution de la science darwinienne à l’eugénisme naïf du XVIIIe siècle : le mythe du progrès en faisait une loi presque déterministe de la nature. Mais tous s’accordaient sur une plasticité indéfinie des êtres vivants et, en cela, contredisaient la vision biblique d’une Création parfaite dès le Commencement, donc imperfectible. Avec le recul du temps et l’accroissement des connaissances, il est clair aujourd’hui que toute vie comporte forme spécifique et finalité, et aussi un niveau de complexité tel que le préjugé matérialiste est devenu indéfendable. C’est pourquoi l’eugénisme contemporain a imaginé de survivre sous la forme du transhumanisme.

Le concept d’une biologie « matérialiste » peut laisser perplexe. En effet, en grec, les mots bios et psychè sont pratiquement synonymes. Ainsi ψυχή psychè, qui signifie « souffle, vie, âme, un être vivant », est employé par Xénophon, par exemple, dans les expressions « lutte pour la vie », « risquer sa vie », « enlever la vie », voire « acheter au prix de sa vie » (Cyropédie, III, 1, 36). D’ailleurs, dans l’alphabet morse, SOS a pour énoncé complet, en anglais : save our souls. Cela montre bien le lien étroit entre la vie et l’âme, cette âme qui est la forme d’un être, qui donc se différencie de sa composante matérielle. Parler de « biologie matérialiste » montre à quel point nous sommes intellectuellement sortis des fondamentaux de la pensée occidentale.

Qu’est-ce que la vie ?

La vie se différencie d’abord de l’inerte, en grec akinetos « sans mouvement » ou encore argos « sans énergie ». Selon l’adage latin vita est motus sui, le vivant se meut de lui-même, tandis que l’inerte est mû par un principe extérieur à lui-même. Mais la « matière », en grec hulê (« bois, arbre, matière »), jadis conçue comme toujours reliée à une forme, est devenue, avec les idées mécanistes du XVIIe siècle, comme une entité indépendante, existant par elle-même, comme une substance.

C’est pourquoi l’on use souvent du mot « mécanisme » pour décrire les relations causales dans les processus vivants. Il y a là une impropriété, nous le verrons plus en détail. Un indice de cette anomalie apparaissait déjà dès le XIXe siècle avec la « bio-chimie », l’étude spécifique des corps chimiques qui se rencontrent chez l’être vivant : ses composés sont différents, ses molécules différentes. Le paradoxe est que l’un des grands noms de la biochimie, Marcellin Berthelot, fut un célèbre rationaliste, anticlérical et scientiste : il ne réclamait « plus que quelques années pour achever la science » ! Il se constate ainsi, on pouvait le pressentir dès le départ, une antinomie profonde entre le matérialisme et la science des êtres vivants. S’il existe une biologie matérialiste, ce n’est pas de par la nature de la vie, de par la nécessaire conformité de la science biologique à son objet, mais parce qu’il existe des biologistes matérialistes.

Ce sont eux qui, à l’encontre de la nature des êtres et de la pensée, vont s’atteler à la tâche impossible de contraindre la science à entrer dans leur vision réductrice du monde. Il en résultera deux conséquences : le subjectivisme des raisonnements et la fausseté des énoncés.

En effet, Dieu a voulu qu’il y eût une nature des choses et toute la démarche scientifique européenne repose sur le concept d’une Création divine, d’une réalité indépendante de nos pensées et donc d’une vérité objective. Le savant, dont l’intelligence tient un peu de l’intelligence divine, peut et doit rechercher cette vérité.

Les prodromes d’une biologie matérialiste

La Mettrie (1709-1751) avait été élève de Boerhave (1668- 1738) qui, en médecine, donnait la prépondérance à la mécanique et à la chimie. De là le célèbre ouvrage intitulé L’Homme Machine. Quelles sont les grands traits de cette approche ?

  1. Aller du simple au complexe, à la suite de Descartes, ce qui présuppose l’existence du simple, l’existence d’êtres vivants simples.
  2. Proximité de l’homme et de l’animal : la possibilité de considérer l’homme comme un animal et, réciproquement, de considérer l’animal comme un homme (comme le fait l’antispécisme).

Citons La Mettrie : « Pourquoi donc l’éducation des singes serait-elle impossible ? Pourquoi ne pourraient-ils enfin, à force de soins, imiter, à l’exemple des sourds, les mouvements nécessaires pour prononcer ? Je n’ose décider si les organes de la parole du singe ne peuvent, quoi qu’on fasse, rien articuler ; mais cette impossibilité absolue me surprendrait, à cause de la grande analogie du singe et de l’homme, et qu’il n’est point d’animal connu jusqu’à présent dont le dedans et le dehors lui ressemblent d’une manière si frappante2. »

À ces idées s’ajoutent deux ingrédients propres au XVIIIe siècle : le mythe du progrès et la divinisation de la Nature.

Quant au progrès, dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795), Condorcet en faisait une sorte de loi de la nature, « du moins, tant que la terre occupera la même place dans le système de l’univers et que les lois générales de ce système ne produiront sur ce globe, ni un bouleversement général, ni des changements qui ne permettraient plus à l’espèce humaine d’y conserver, d’y déployer les mêmes facultés et d’y trouver les mêmes ressources3. »

Comme Descartes pour L’Homme, comme Voltaire pour le Saturnien de Micromégas, Condorcet imagine aussi une espérance de vie sans commune mesure avec ces 120 années auxquelles Dieu, dans la Genèse, décida dela réduire dès avant le Déluge (Gn 6, 3): « Il doit arriver un temps où la mort ne serait plus que l’effet ou d’accidents extraordinaires, ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales… Cette durée moyenne de la vie, qui doit augmenter sans cesse à mesure que nous nous enfonçons dans l’avenir, peut recevoir des accroissements suivant une loi telle qu’elle approche continuellement d’une étendue illimitée4 »

Quant à la divinisation de la nature, Lamarck, dans son Discours d’ouverture (An VIII-1800), écrit : « Il paraît, comme je l’ai déjà dit, que du temps et des circonstances favorables sont les deux principaux moyens que la nature emploie pour donner l’existence à toutes ses productions. On sait que le temps n’a point de limite pour elle, et qu’en conséquence elle l’a toujours à sa disposition. Quant aux circonstances dont elle a eu besoin et dont elle se sert encore chaque jour pour varier ses productions, on peut dire qu’elles sont en quelque sorte inépuisables5. »

Ainsi une « Nature » démiurge est devenue l’auteur des êtres, lesquels seront ainsi ses « productions ». On a tout simplement projeté sur « la Nature » les attributs du Créateur. Lamarck, comme le déiste Voltaire, restait cependant finaliste : l’histoire de ses girafes (dont le cou s’allonge pour brouter plus haut les feuilles des arbres) signale encore une intention, une finalité. Le transformisme à ses débuts constituait, certes, déjà un refus de la Création biblique, rejetant l’idée d’une perfection in principio, mais le triomphe du matérialisme en biologie requérait encore un moyen intellectuel, un discours d’autorité, permettant d’écarter la finalité.

Ce moyen, c’est Darwin qui l’apporta et c’est seulement ainsi que l’on peut expliquer la notoriété durable et le développement de l’eugénisme.

Le triomphe apparent d’une biologie matérialiste et l’arrivée conceptuelle de l’eugénisme.

Richard Dawkins, évolutionniste et athée militant, eugéniste déclaré, professeur à Oxford de 1970 à 2008, a lancé cette phrase à longue portée : « Darwin a produit la justification intellectuelle qu’attendaient les athées6. »

Le matérialisme discret de Darwin ne fut découvert qu’un siècle plus tard, lorsque ses Carnets furent publiés. Dans l’Angleterre victorienne, en effet, il aurait été difficile de s’opposer à la religion d’État. Dans le carnet M, il confie : « Pour éviter de dire jusqu’à quel point je crois au matérialisme, je dois me contenter de dire que les émotions, les instincts, les degrés de talents qui sont héréditaires, le sont parce que le cerveau de l’enfant ressemble à celui des parents. »

Et plus loin : « Platon dit dans le Phédon que les idées imaginaires viennent de la préexistence de l’âme, qu’elles ne sont pas tirées de l’expérience… Lire “singe” pour préexistence7. »

Le point central dans la pensée de Darwin est que les espèces n’existent pas, que la vie produit un continuum d’individus en transit entre une forme ancestrale inconnue et une forme future indéterminée. N’existent en réalité que des individus ; les espèces sont évanescentes : ce ne sont pas des substances, mais de simples mots que nous projetons sur des individus similaires.

L’espèce, en effet, se caractérise par une forme bien déterminée et non par une matière « informable », indéfiniment plastique. Darwin s’opposait donc aux faits de la science, faits bien connus des naturalistes et spécialement des taxonomistes. Nous pouvons dès lors pressentir l’échec de la démarche darwinienne, quels qu’en furent les impacts sur la société. Darwin présupposait à la fois : et la transmission des caractères nouvellement acquis, et l’élimination des moins aptes. On évoque souvent la « survie du plus apte », qui est l’objectif visé par la sélection. Mais le moyen indissociable en est l’élimination des moins aptes. Car si les moins aptes survivent eux aussi, fût-ce en plus petit nombre, les traits généraux de l’espèce ne changeront pas.

Darwin écrit : « Chaque forme nouvelle tend à prendre la place de la forme primitive moins perfectionnée, ou d’autres formes moins favorisées avec lesquelles elle entre en concurrence, et elle finit par les exterminer. Ainsi l’extinction et la sélection naturelle vont constamment de concert. […] Pendant le cours de ces modifications, chaque espèce a dû s’adapter aux conditions d’existence de la région qu’elle habite, a dû supplanter et exterminer la forme parente originelle, ainsi que toutes les variétés qui ont formé les transitions entre son état actuel et ses différents états antérieurs8. »

Le titre complet de la première édition, en 1859, était : De l’Origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle, ouLa préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie. Préserver est un verbe actif. On voit poindre ici le besoin d’une action humaine analogue à l’action des éleveurs choisissant pour leur troupeau les meilleurs reproducteurs. En 1871, Darwin écrivait, dans La Descendance de l’Homme : « Nous, hommes civilisés, nous faisons de notre mieux pour entraver le processus d’élimination ; nous construisons des asiles pour les fous, les mutilés et les malades ; nous faisons des lois pour les pauvres et notre personnel de santé exerce ses meilleurs talents pour sauver la vie de tous jusqu’au dernier moment. […] Ainsi les membres affaiblis des sociétés civilisées se reproduisent. Aucun de ceux qui se sont intéressés à la sélection des animaux domestiques ne peut nier que c’est le plus grand dommage fait à la race humaine. Il est frappant de voir avec quelle rapidité la négligence chez l’éleveur, ou des soins mal dirigés, amènent la dégénérescence d’une race domestique ; mais, hormis le cas de l’homme lui-même, on ne trouvera aucun éleveur si ignorant qu’il laisserait se reproduire ses plus mauvais animaux. »

À l’évidence, c’est là une justification scientifique de l’eugénisme. Il revient alors aux hommes politiques de se comporter vis-à-vis de la société comme l’éleveur vis-à-vis de ses animaux : garder les meilleurs pour la reproduction. C’est la sélection, le vrai moyen d’un progrès humain.

L’eugénisme est donc le grand-œuvre social auquel le darwinisme apporte ses outils conceptuels : sélection et élimination, flexibilité et plasticité indéfinie de l’être humain, transmission héréditaire des acquis. Il importe toutefois de noter au passage que ces trois points sont erronés. L’homme et les autres êtres vivants ne sont pas comme une tabula rasa que de longues durées pourraient transformer indéfiniment.

L’eugénisme comme matérialisme scientifique et vertueux : faire l’élevage des humains pour le bien de l’humanité.

Le lien héréditaire entre darwinisme et eugénisme est clairement visible dans la lignée de Darwin.

L’inventeur du mot « eugenics », un proche cousin de Darwin, le mathématicien Francis Galton (1822-1911), publie en 1869 The Hereditary Genius et inaugure la chaire d’eugénisme à Londres. En 1909, il fonde la Eugenics Education Society, rebaptisée en 1989 Galton Institute. À la mort de Galton, en 1911, c’est un fils de Darwin, Leonard Darwin, qui la préside jusqu’en 1928. En 1927, Léonard Darwin devient président d’honneur de la Fédération internationale des organisations eugéniques. Cette idée de Galton de « sélectionner systématiquement et scientifiquement l’élite de l’humanité » se répandit en Europe et aux États-Unis dès avant 1914, notamment avec les Drs Schallmayer et Alfred Ploetz.

Dans The Eugenic Review (vol. 31-32, 1939-1941), Leonard Darwin écrivit en 1939 un article sur le Dr Friedrich Wilhelm Schallmayer (1857–1919), un spécialiste des maladies vénériennes, qui avait gagné en 1903 un concours organisé et financé par le Konzern Friedrich Krupp pour la meilleure réponse à la question : « Qu’apprend-on des principes de la théorie de l’évolution en relation avec le développement de la politique intérieure et avec la législation des États ? » À l’évidence, Krupp voulait que l’État mît en application la théorie de l’évolution. Dans son livre Héritage et Sélection (Vererbung und Auslese), Schallmayer décrivait les conséquences de la sélection, accomplie inconsciemment mais régulièrement par l’homme quand il choisit un partenaire pour la vie, et demandait l’intervention de l’État dans ce processus, notamment au moyen d’une propagande pour influencer le progrès racial en qualité et en quantité. Il proposait une « hygiène raciale ». Il signalait que le recours à un obstétricien pour un accouchement difficile entraînera une fréquence croissante du problème dans les générations à venir.

Leonard Darwin terminait son article en déclarant que sa tâche n’était pas de juger, entre les Drs Schallmayer et Ploetz9, lequel avait contribué davantage au développement de l’eugénisme « dans la bonne direction » en Allemagne.

Officiellement, pendant quelques années après 1945, l’eugénisme devint tabou, mais pas pour longtemps. En 1960, un nouveau journal scientifique trimestriel apparut : The Mankind Quarterly [L’Humanité], édité à Édimbourg.

En sous-titre, il portait : « Un journal trimestriel international traitant de la Race et de l’Hérédité dans les domaines de l’Ethnologie, de la Génétique ethnique et humaine, de l’Ethno-Psychologie, de l’Histoire raciale, de la Démographie et de l’Anthropo-géographie. » Sir Charles Galton Darwin (1887-1962), petit-fils de Darwin, était membre du comité éditorial. De 1953 à 1959, il présida la British Eugenics Society (Société Eugénique britannique).

Au début, pour des raisons évidentes, il n’y eut aucun Allemand dans le comité éditorial, bien que la majorité des pays occidentaux y fût représentée. Peu après, Otmar von Verschuer rejoignit le comité éditorial et figure maintenant sur la liste des fondateurs du journal. En 1979, le journal déménageait aux États-Unis. Installé à Washington, où il continue d’être publié, il traite de sujets tels que la nécessité d’une ségrégation raciale dans les écoles américaines, les liens entre la race et le niveau intellectuel ainsi que d’autres sujets semblables. Il importe ici de mentionner la contribution de Bertrand Russell (1872-1970), mathématicien, logicien, philosophe et homme politique (on lui dut le « Tribunal Russell-Sartre » lors de la guerre du Vietnam, en 1966). Membre important d’une famille élitiste, Russell – qui avait rencontré Lénine et Trotski en 1920 – est un eugéniste affirmé. Il avait reçu en 1950 le prix Nobel de littérature pour son ouvrage de 1929 Mariage et Morale où l’on pouvait comprendre pourquoi l’eugénisme est, au fond, incompatible avec la démocratie :

« Les idées eugénistes s’appuient sur l’hypothèse que les hommes sont inégaux, alors que la démocratie s’appuie sur l’hypothèse qu’ils sont égaux. Il est donc politiquement très difficile de diffuser nos idées eugénistes dans une communauté démocratique, quand ces idées prennent la forme, non de suggérer qu’il existe une minorité d’inférieurs comme les imbéciles, mais d’admettre qu’il y a une minorité de gens supérieurs. La première suggestion plaît à la majorité, la seconde déplaît.

Les mesures donnant corps au premier cas peuvent donc recevoir l’accord d’une majorité, tandis que dans le second cas elles ne le pourraient pas10. »

Ainsi des propositions en vue de tuer les malades mentaux (dans nombre d’États américains ou dans l’Allemagne hitlérienne) ou de faire avorter les handicapés dans le ventre de leur mère (aujourd’hui dans beaucoup de pays) trouvent des soutiens politiques, alors que des propositions pour produire des génies (par exemple la race supérieure aryenne) n’en trouvent généralement pas. Il y a donc un lien entre l’eugénisme et le tournant pris actuellement par la gouvernance de nos pays.

Nous retrouvons ici Richard Dawkins (dont la chaire à Oxford avait été créée spécialement pour lui), athée déclaré et promoteur actif de la théorie de l’évolution. Ses ouvrages sont traduits en français en particulier Le Gène égoïste (1976) et Pour en finir avec Dieu (2006). Dans une lettre à l’hebdomadaire écossais Sunday Herald (19 novembre 2006), Dawkins écrit que plus personne ne veut soutenir une quelconque idée d’Hitler, mais qu’il est grand temps de rejeter cette attitude : « Si vous élevez des vaches pour avoir du lait, des chevaux pour gagner les courses et des chiens pour garder les troupeaux, pourquoi serait-il impossible sur terre de produire des hommes pour leurs aptitudes mathématiques, musicales ou sportives ? […] Je me demande si, 60 ans après la mort d’Hitler, nous ne pourrions pas au moins oser nous demander quelle est la différence morale entre élever en vue de capacités musicales supérieures et forcer un enfant à prendre des leçons de musique. Ou pourquoi accepte-t-on d’entraîner des athlètes pour le sprint et le saut en hauteur, mais pas d’en produire par élevage dirigé ?11»

Si l’homme n’est rien de plus qu’un animal évolué, pourquoi ne pas en faire l’élevage et ainsi accentuer certains caractères comme l’aptitude sportive ou les talents musicaux ?

La tournure prise par la biologie condamne les fondements conceptuels de l’eugénisme

L’être vivant n’est pas ce qu’avaient imaginé tant les précurseurs que les suiveurs du darwinisme : il y a primat de la forme (contre le matérialisme), constat d’une finalité et d’une complexité irréductible (contre le mécanisme) et réalité des espèces (contre leur labilité)12.


Alors, que conclure de tout cela, sinon que la contradictoire d’une proposition fausse est vraie. L’eugénisme s’opposait à l’idée d’une perfection initiale13, il se proposait d’améliorer le donné originel des êtres vivants tels que révélé dans la Bible : création in principio d’espèces distinctes14 et achevées, rôle spécifique de l’homme parmi les animaux, existence d’une finalité inscrite dans la nature même de chaque créature, perfection initiale insurpassable.

La tentative des rationalistes et des athées de s’emparer de la science pour remplacer la vision biblique du monde a échoué, même si cet échec tarde à être reconnu comme tel. Pourquoi cette persévérance dans l’erreur ? J’emprunterai le mot de conclusion au pasteur Johann Peter Süssmilch, le fondateur de la science démographique, prédicateur à la cour de Frédéric II de Prusse. Il écrit en 1761, donc au moment où s’élaborent les prémisses de l’eugénisme : « Mais pourquoi veut-on à toute force faire ressembler l’homme aux animaux, en faire leur égal, et lui ravir des privilèges et une supériorité qui sont tout à fait indiscutables ? Cette tentation est fort à la mode. On ne veut pas seulement faire de l’homme un animal, on voudrait encore que cet animal doué de raison soit le plus déraisonnable de tous. […] Pourquoi donc veut-on contredire si vivement la parole de Dieu et l’expérience ? […] N’est-ce pas une fausse humiliation de l’orgueil humain ? … En ignorant les avantages que la bonté divine lui a accordés, l’homme ne se soustrairait-il pas au noble devoir de reconnaissance à l’égard du donateur15 ? »

Cette remarque s’applique aisément à tous les savants évolutionnistes et eugénistes que nous avons cités. C’est une clé que vous pourrez vous-même appliquer à bien d’autres situations. Au lieu de reconnaître humblement la valeur du donné, on se propose de faire mieux que le Créateur. Ne serait-ce pas déraisonnable autant que prétentieux ?


1 Extrait d’une conférence donnée à Paris le 18 juin pour les Journées d’Études du Collège Saint-Germain.

2 J. J. O. de LA METTRIE, L’Homme Machine (1748), édit. citée Paris, Fred Henry, 1865, p. 56.

3 N. de CONDORCET, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795), édit. citée Paris, Bibliothèque choisie, 1829, p. 286-287.

4 Ibid., p. 14.

5 J.-B. de LAMARCK, « Discours d’ouverture» (An VIII-1800), in Bulletin Scientifique de la France et de la Belgique, t. XI, Paris, 1907, p. 27.

6 R. DAWKINS, The Blind Watchmaker, Harlow, Longman (New York, Norton & Cie), 1986, p. 6.

7 Cité par S. G. GOULD, Darwin et les grandes énigmes de la vie (1977), trad. fr., Paris, Le Seuil, 1979, p. 23-24.

8 Ch. DARWIN, De l’Origine des espèces, (1859), trad. fr., Paris, Garnier-Flammarion, 1992, p. 224-226.

9 Médecin travaillant pour l’Institut Kaiser-Wilhelm, à Berlin.

10 B. RUSSELL, Marriage and Morals, cité par M. GIERTYCH, Évolution- Dévolution-Science, Bazarnes, Diffusion CEP, 2022, p. 134.

11 Cité par M. GIERTYCH, op. cit., p. 116.

12 De là l’échappatoire transhumaniste. Au fond, le transhumanisme est un aveu d’échec de l’eugénisme : renonçant à améliorer biologiquement l’espèce humaine, il ne reste qu’à la transformer mécaniquement, par des ajouts artificiels (l’homme soi-disant « augmenté »). On passe de l’homme-machine (qui n’existe pas) à l’homme-machinisé (qui devient le grand projet). Ce n’est pas un hasard si le manifeste transhumaniste (1957) a été signé et lancé par Julian Huxley, petit-fils de Thomas Huxley (le « bouledogue de Darwin ») et premier directeur de l’Unesco (en 1946).

13 « Cela était bon » scande le récit de la Création : l’Ouvrier divin ne pouvait produire que des œuvres parfaites, auxquelles rien ne manque. Une chose est de réparer les conséquences de la Chute, comme le fait le médecin, autre chose de prétendre à faire mieux que le Créateur, comme le transhumaniste.

14 La locution « selon son espèce », למינו lemino en hébreu, scande le récit de la Création où elle est répétée dix fois, insistance tout à fait inhabituelle, surtout dans un texte aussi bref et dense que Genèse 1.

15 Johan Peter SÜSSMILCH, L’Ordre divin dans les changements du genre humain prouvé d’après la naissance, la mort et la propagation de l’espèce (1741), trad. Maurice Kriegel, in J. HECHT, J.-P. Süssmilch « L’Ordre divin aux origines de la Démographie », Paris, INED, 1979, t. II, p. 314.

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