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Par Benoît Neiss
SOCIÉTÉ
« Il a plu à Dieu qu’on ne pût faire aucun bien aux hommes qu’en les aimant. » (P. Le Prévost)
La langue française, ce trésor en grand péril[1].
Résumé : Toute langue « maternelle » nourrit la substance même de notre individualité. Mais le français, par ses qualités particulières de précision notamment, y ajoute une touche universelle qui, aujourd’hui encore, en fait préférer l’usage dans certains traités internationaux. Mais ce chef-d’œuvre est en péril. Péril interne, de par le laisser-aller et la médiocrité dont témoignent ceux qui en assument l’usage public : les hommes politiques, les présentateurs de radiotélévision et les enseignants eux-mêmes qui n’ont plus mission de transmettre. Péril externe, de par l’invasion de mots anglo-saxons qui traduisent aussi une régression de la civilisation due à la domination de l’argent. Contre ce matérialisme des appétits inférieurs, il nous reste à réagir sans plus attendre, chacun à notre créneau, comme une sentinelle qui, cependant, a conscience de défendre tout l’empire, selon le mot de Saint-Exupéry.
« Aimez ce que jamais on ne verra deux fois »…
Notre langue, on l’a souvent dit, est comme une seconde mère pour nous. Mais ce truisme, qui songe assez à tout ce qu’il contient et représente ? Si l’on parle de langue « maternelle », c’est que celle-ci joue pour nous un véritable rôle de génitrice, qu’elle nous fait en quelque sorte naître au monde ; elle n’est pas une seconde mère, mais plutôt l’autre face de la mère naturelle. On sait bien que chacun d’entre nous ne peut se définir, se penser lui-même, ou simplement avoir conscience d’exister que par son nom, centre et noyau de son ego. Qu’on essaie de penser son propre moi sans ce support, et l’on conviendra que c’est grâce à ces quelques sons, à ce groupe de lettres assemblées, prononcées par nos lèvres ou en pensée, que notre être possède sa consistance, qu’il formule son cogito, donc qu’il est.
D’autre part, pas plus que les hommes ne sont interchangeables, les langues ne se confondent en un magma indifférencié, c’est-à-dire se valant toutes sans posséder de visage, de personnalité propres; bien au contraire, les langues sont des personnes, ayant des attributs particuliers comme les êtres humains. Ces vérités élémentaires doivent être réaffirmées, tant autour de nous les « cent mille gueuloirs de la Presse universelle » (Georges Bernanos) veulent nous ressasser le contraire à longueur de journées. Conséquence de ce rappel, toutes les langues n’ont pas le même prix, la même place dans l’échelle des valeurs, car il existe dans ce domaine, n’en déplaise au philosophiquement correct, une différence de statut, et même une hiérarchie, cela nous paraît évident.
Si nous osons avancer pareille affirmation, c’est en vue de rappeler aussi que le français est une langue occupant une place particulière dans le concert des idiomes humains, qu’elle a un prix inestimable et que sa disparition ou sa simple corruption représenteraient un dommage irréparable pour toute la société humaine. Elle est en effet plus que le moyen d’expression d’une nation donnée, elle est, du moins durant toute une période de l’histoire, un bien commun à l’humanité tout entière ; c’est ce qu’avait compris il y a longtemps déjà l’auteur du Discours sur l’universalité de la langue française et, pourquoi ne pourrions-nous pas, en partant de la formule de Montaigne : « chaque homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition », aller jusqu’à poser que le français de même « porte en lui la forme entière de l’humaine expression » ?
Tout comme le grec, selon le titre d’un célèbre ouvrage, a représenté « le miracle » de l’Antiquité [il faudrait également relire à cet égard les lumineuses pages de Simone Weil sur le sujet], ainsi le français est-il le miracle des temps modernes, lui qui est par excellence l’héritier de « la Cité antique », comme disait Fustel de Coulanges, qui a recueilli le plus complètement l’héritage des sagesses passées. Il nous faudrait, pour célébrer dignement l’inappréciable patrimoine qu’il constitue, le lyrisme d’un Péguy chantant :
« Et les pas de Thésée avaient marché pour lui […]
Et les pas de César avaient marché pour lui […]
Il allait hériter du chêne de Dodone Et des sapins d’Ithaque et des cèdres bibliques… »[2]
On comprendra pourquoi nous estimons comme un devoir sacré de défendre et conserver pareil trésor à ce point irremplaçable que rien ne pourrait nous consoler de sa perte, nous et l’ensemble de la civilisation.
Ce long préambule – qui paraîtra à certains trop dithyrambique – pour introduire l’appel que nous voulons lancer, appel qui prendra successivement la forme d’un plaidoyer et d’un réquisitoire, en faveur d’un chef-d’œuvre en péril, la langue française. Elle est actuellement en grave danger, attaquée de deux côtés à la fois, ce qui nous oblige à combattre sur deux fronts, l’un intérieur, l’autre extérieur. Nous avons donc à lutter contre deux ennemis, et d’abord à les identifier avec précision. C’est le propos du présent article.
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L’adversaire intérieur
C’est une loi ordinaire de l’histoire que tout sommet de civilisation est suivi de périodes descendantes, de stagnations ou de décadences. « Le génie n’a qu’un siècle, après quoi il faut qu’il dégénère », remarquait tristement un écrivain à la fin du Grand Siècle ; pourtant, dans le domaine qui nous occupe, il faut convenir que ce fut le XVIIIe qui connut sans doute l’apogée de notre langue, le point de perfection de l’art de la conversation, ce qui lui valut un prestige incontesté à travers toute l’Europe, dans toutes les cours et tous les milieux cultivés. La vérité énoncée plus haut sur les inévitables pentes déclives après les sommets est certes à appliquer à notre temps, mais outre les causes générales liées à la décadence des mœurs, à l’affadissement du goût (songeons à la remarque désabusée de Saint-Exupéry : « Qu’on compare une chanson populaire du XVe siècle à l’un quelconque des refrains à la mode aujourd’hui et l’on verra la pente descendue », elle se rapporte parfaitement au sujet de la langue ), il nous faut relever certaines causes spécifiques à notre époque.
Mentionnons en premier lieu les inqualifiables pratiques de l’Éducation [sic !] Nationale qui, par manque d’exigence, par le recours à des méthodes manifestement débilitantes, ne transmet plus le trésor linguistique hérité du passé.
Il serait trop long de faire ici le procès du pédagogisme actuel, qui aboutit aux brillants résultats que l’on sait à la sortie de l’école et au baccalauréat, et dont un des plus récents avatars est la suppression de l’épreuve de culture générale à l’entrée en Sciences Politiques ! Le corollaire en est l’incessant combat, par idéologie, contre le prétendu « élitisme », la culture des privilégiés et toutes les « discriminations », comme ils disent, fumeuses théories qui entraînent – a-t-on remarqué la symétrie ? – un appauvrissement généralisé du capital intellectuel d’un peuple, comme l’ouverture sans frein des frontières par le mondialisme écrase la richesse matérielle de la nation. Lorsque vocabulaire et syntaxe d’un idiome sont fragilisés par manque de vitamines et de forces immunitaires, celui-ci est envahi par tous les apports extérieurs comme un organisme vivant est attaqué par les microbes et les virus.
Les faiblesses de l’enseignement tel que nous le voyons sévir contre l’intérêt de la jeunesse actuelle sont une action aussi grave que de supprimer le filtre des reins dans un corps humain. Au moment où nous rédigeons ces lignes, nous suivons justement un débat instauré sur une station radiophonique à propos de l’orthographe, et bien entendu un brillant spécialiste pérore sur la nécessité de simplifier celle-ci, de ne pas fatiguer inutilement les jeunes cervelles avec des règles obsolètes ni décourager les enfants de « zones sensibles », etc… En somme toujours le même discours utilitaire, inintelligent, qui n’envisage que des remèdes à courte vue, oubliant qu’il en va de la santé mentale d’un peuple comme des lois régissant le bon fonctionnement de nos corps de chair ; la langue est le sang irriguant les organes du corps social, et de sa qualité, de sa pureté, de la richesse de sa substance dépendent la santé générale et la survivance de la cité ou, comme disait un de nos penseurs, L’Avenir de l’intelligence.
N’omettons pas de mettre en cause, cette fois dans le domaine universitaire, les habitudes de la Science linguistique, laquelle se contente d’observer les « faits de langue », comme elle dit, d’enregistrer l’évolution des manières de s’exprimer ou d’écrire, en s’interdisant absolument tout jugement normatif.
En d’autres termes, loin de veiller à la sauvegarde de son objet d’étude, de pratiquer la « défense et illustration » de ce que la société lui a confié pour le transmettre aux générations futures, elle ne dit plus à ses étudiants le droit, c’est-à-dire la grammaire et le « bon usage », les règles du langage et les lois de l’expression – car il en va ici comme dans le domaine judiciaire, une cité ne saurait subsister sans se conformer à des lois précises et fixées – elle ne cesse de glisser avec la foule sur la pente déclive de tous les renoncements, linguistiques avant d’être intellectuels et moraux. Attendons-nous à voir se multiplier les générations de nouveaux barbares, ignorants et victimes d’une véritable régression mentale, incapables en tout cas de goûter, puis bientôt de simplement comprendre les grands textes du passé, page de Pascal, scène de Racine, poème de Lamartine ou de Rimbaud.
Est-il bien nécessaire de s’étendre sur les ravages causés chez les jeunes du temps présent par l’usage immodéré des outils techniques modernes, informatiques, audio-visuels qui n’apportent nulle habitude de l’effort, de la discipline indispensable à tout apprentissage ? On a de bien des côtés déjà mis en garde contre la catastrophe qui, au train où vont les choses, se prépare dans un avenir proche pour notre monde. À la fin du XIXe siècle, un Huysmans se désolait par la bouche d’un de ses personnages devant la montée de la barbarie autour de lui : « Il détestait les nouvelles générations, cette couche d’affreux rustres » : que ne dirait-il pas s’il voyait la situation actuelle ? Mais notre temps produirait-il encore un Huysmans ?… Peut-être nos jeunes d’aujourd’hui ne sont-ils aussi démunis devant les défis que leur lancent la trop grande facilité offerte par la vie moderne et la tentation des moyens mis à leur portée, que parce qu’ils ont été fragilisés d’abord par la malfaisance, qu’on ne soulignera jamais assez, du Maître tout-puissant de la société moderne, nous voulons dire le Moloch des Médias.
C’est la nouvelle divinité omnipotente de l’âge présent, qui trône dans le Temple, fait la loi et reçoit l’encens de ses adorateurs. Ce qui est grave, c’est que notre idole permet à tous les petits marquis de la radio et de la télévision de répandre à la face de l’univers leur langage frelaté, leurs fautes de goût, leur manque de tenue avec une capacité de nuisance centuplée qui n’a jamais existé jusqu’ici.
Une langue évolue certes, on ne cesse de nous le rappeler, c’est dans l’ordre des choses ; mais elle l’a fait durant des siècles de manière organique, comme une plante vivante, selon les lois de la nature : croissance, développement, sénescence. Or aujourd’hui, cette évolution se trouve faussée par l’intervention de facteurs extérieurs, artificiels, qui font violence à la nature d’un peuple, par la malfaisance de milliers de faux maîtres qui lui versent dans les oreilles, à longueur de journées, une langue avariée dans cette espèce de « foire sur la place » sonore, comme eût dit Romain Rolland.
S’étonnera-t-on dès lors que le français soit devenu, sous l’action conjuguée des assauts évoqués à l’instant et de l’absence d’un véritable enseignement, une sorte d’O.L.M., entendons par là un « Organisme Linguistiquement Modifié », lequel comme son symétrique sévissant dans les champs, menace de contaminer de proche en proche la surface entière de notre Culture ?
Un anti- jardin des délices…
Un célèbre ouvrage médiéval s’intitulait Hortus deliciarum, ou « jardin des délices ». Dans la matière qui nous occupe, celui qui voudrait composer un recueil des diverses maladies affectant notre langue devrait lui donner le titre de « Jardin des vices », voire en latin Liber horribilis… Il n’est pas question de détailler ici toutes les atteintes à la correction ou au bon usage que nous déplorons à longueur de temps ; signalons néanmoins quelques-uns des maux les plus courants qui enlaidissent les conversations, faisant sursauter – ou souffrir – tout amoureux du beau langage.
– la redondance qui fait doubler par un pronom le substantif sujet déjà exprimé : « le monsieur il dit que… ». Le même défaut fait précéder tout « je » par l’immanquable « moi », alors qu’il n’y avait nulle opposition à exprimer ; pourquoi ne pas dire simplement : « je pense que » au lieu du sempiternel « moi, je pense que » ?
– faute plus grave et qui écorche encore plus fréquemment nos oreilles, l’insupportable juxtaposition du personnel et de l’impersonnel dans « nous, on part », « nous, on pense », etc.
– la confusion constante qui est faite entre « ceci » et « cela », « ici » et « là », « voici » et « voilà », les premières formulations désignant ce qui est devant le locuteur ou à venir, les secondes, ce qui vient d’être dit ou qui est passé.
– l’usage des temps et des modes est lui aussi perverti ; ainsi a-t-on complètement perdu l’habitude d’utiliser le passé simple pour indiquer une action qui a eu lieu à un moment déterminé ; il est invariablement remplacé par l’imparfait ( comment est-il concevable de faire un récit tel que « la police venait, l’arrêtait et l’emmenait au poste », alors qu’il n’est question ni de durée ni de répétition ? ) ou bien le passé composé, dont on a complètement oublié l’aspect « action achevée ». L’impératif existe-t-il encore dans le bagage grammatical de nos maîtres d’école, puisque j’entends couramment les institutrices menant un groupe d’élèves dans la rue leur crier : « vous attendez ! vous vous arrêtez ! », alors que visiblement il s’agit d’un ordre donné et non d’une constatation ?
– même remarque à propos de la disparition de l’emploi du futur dans nos conversations : qui dit encore de nos jours « demain je partirai » ou « nous ferons telle chose bientôt » ? On n’entend plus dire que « demain je vais partir » ou « bientôt nous allons faire telle chose » : quel singulier appauvrissement de l’expression, mais surtout quel préoccupant indice d’une sorte d‘anémie de la pensée ! Ainsi peu à peu se perdent toutes les nuances, toutes les possibilités qu’offre un idiome perfectionné par des siècles de civilisation.
Il faudrait bien entendu évoquer la méconnaissance de la syntaxe, la disparition du subjonctif imparfait, si utile du moins à l’écrit, subjonctif que par contre curieusement on tend à mettre là où il n’a pas lieu d’être, par exemple derrière « après que », qui demande le passé antérieur : « après qu’il fut venu » et non « qu’il fût » ! Autre monstruosité qui s’est généralisée, l’absence d’inversion dans le style interrogatif, pourtant obligatoire en français : comment supporter d’entendre dire à longueur d’émissions télévisées et radiophoniques comme dans la bouche des hommes publics : « Où vous allez ? » ou bien : « Vous faites quoi ce soir ? »
– que de fautes à relever d’autre part dans l’ordre des timbres et des sonorités : on ne fait plus la différence entre e fermé et e ouvert, donc entre le futur et le conditionnel ( « j’irai » [é] n’a point le même sens que « j’irais » [è] ), et un « pêcheur » n’est nullement (forcément) un « pécheur ». Que dire du mépris généralisé de l’euphonie, alors que le français classique était si soucieux de ne jamais heurter l’oreille et que nos poètes, ainsi que nos prosateurs, l’avaient rendu si mélodieux et doux à entendre ? Les liaisons sont lamentablement sacrifiées, et dans la bouche des hommes publics, des journalistes et des présentateurs c’est particulièrement intolérable. Lors des récents événements de Toulouse, on a entendu inlassablement répéter l’horrible faute suivante : « Mohammed est mort les «arme à la main » sans qu’apparemment elle fût corrigée ou que cela parût gêner personne.
Que nous révèlent toutes ces maladies de la langue que nous avons relevées, et bien d’autres qu’on pourrait ajouter, sur l’état mental, moral et spirituel de notre société ? À coup sûr une anémie de l’organisme, une décalcification avancée du squelette, une absence évidente des vitamines et substances élémentaires indispensables à la santé. Encore n’avons-nous évoqué que les dangers venant de l’intérieur, l’affaiblissement des fonctions internes de résistance contre l’usure de la langue. Il faut considérer également les périls provenant de l’extérieur, qui apparaissent on ne peut plus dangereux pour sa survie.
Les menaces venant du dehors…
Dans les tableaux que nous brosse Proustdes milieux parisiens élégants ou dans les romans de l’entre-deux guerres, on relève souvent comme une élégance ou une curiosité l’emploi de tel ou tel vocable anglais, qui sonnait « chic » dans la bouche du beau monde. Un siècle plus tard, ce ne sont plus des mots lancés négligemment dans les conversations, comme « une faucille d’or dans le champ des étoiles » (V. Hugo), mais des marées entières qui se jettent sur nos rivages, laissant des sédiments sans nombre joncher les plages, où parfois l’on ne revoit même plus la couleur du sable d’origine…
Oui, de nos jours la langue anglaise a envahi dans une proportion inimaginable notre langue, la submergeant avec son vocabulaire des techniques, des sciences, du sport, de la finance, du commerce, du tourisme, de tous les domaines enfin. Les réalités les plus ordinaires de l’existence ne peuvent plus s’exprimer autrement que par le terme anglo-saxon. Qui entendons-nous encore autour de nous dire « d’accord », « bonne fin de semaine! », « envoyer un courriel », « je vais camper » ? Où voyez-vous encore un magasin arborer comme enseigne les simples mots « échoppe… », « libre service », proposer à la vente des « pains garnis », des « saucisses chaudes dans une tranche de pain », etc… ? Pourquoi ne peut-on partir faire ses emplettes, enclencher l’« alarme » de sa voiture ou dresser un état ( une liste, si vous préférez ) des clients ou adhérents de votre association sans recourir à un affreux terme en « -ing », comme il en pullule dans le langage, telle une invasion de vermine dans nos greniers ?
Notre jeunesse et jusqu’à nos petits enfants eux-mêmes arborent dans leur immense majorité, au logis comme à la ville, des blousons, des chemisettes, des casquettes portant immanquablement une inscription en anglais, et cela dans notre pays ! Comment qualifier pareille étrangeté ? Comment seulement l’expliquer ? Il est quand même étrange qu’un Français d’aujourd’hui ne puisse plus vivre selon ses habitudes propres, prononcer une phrase sans la farcir d’emprunts étrangers, qu’il ne puisse plus penser sans recourir à des concepts ou à des tournures prises chez le voisin ! Quelle surprenante dépossession de notre bien propre, à la lettre : quelle aliénation !
Jadis les peuples vainqueurs avaient coutume de réduire les vaincus en servitude, et d’emmener les captifs avec eux comme esclaves. On se demande si aujourd’hui les mêmes pratiques n’ont pas resurgi, mais sous une forme plus sournoise : comment qualifier autrement cette mainmise de l’anglais sur tous les secteurs de notre vie, dans tous les cantons de la pensée, de la parole et des échanges ?
Il s’agit d’abord d’une anomalie du simple point de vue de l’observateur du dehors, dans le fonctionnement de la machinerie humaine, de la physique – pourrait-on dire – des sociétés ; mais il convient de pousser plus loin l’analyse, en s’interrogeant sur la psychologie des gens victimes de ce « mal qui répand la terreur » – qui du moins devrait la répandre ! – (« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés », eût dit le fabuliste), puis en tentant de sonder les causes véritables de cet état de choses et les conséquences qu’on peut et doit en tirer, au point où nous sommes rendus en ce début de nouveau millénaire «où nous avons le fatigant bonheur de vivre », comme dit un jour Baudelaire.
Soulignons d’abord l’attitude, qu’on ne peut qualifier que d’impérialiste, de l’anglais face aux autres idiomes : il exige le monopole dans les échanges internationaux, se veut la seule langue scientifique, prétend remplacer le français comme langue olympique, diplomatique, culturelle, s’impose en Orient comme en Occident, bref se comporte comme le nouveau maître du monde ; il pourrait à bon droit s’attirer les traits que l’Iphigénie de Racine décochait à Agamemnon :
« Fier de votre valeur, tout, si je vous en crois, Doit marcher, doit courber, doit fléchir sous vos lois ! »
Comment expliquer à la fois la volonté conquérante de cette langue, qui se propose de régner sur la planète, et la surprenante soumission de tous les autres idiomes à cette domination ? Bien souvent dans les siècles passés on aura vu des vaincus obligés d’adopter les lois, les coutumes, la langue de leurs vainqueurs, mais Rome par exemple sut se montrer plus souple dans ce domaine, alors qu’elle avait été victorieuse par les armes.
Ce n’est pas le cas aujourd’hui, il n’y a pas à proprement parler de domination militaire des Anglo-Saxons sur le reste du monde ; celle-ci est économique, financière, elle écrase tout autant mais de manière moins directe, plus feutrée.
Voici une première explication à la question posée plus haut : cette langue l’emporte parce qu’elle joue sur l’appât du gain, sur la volonté forcenée des marchands de placer leurs produits, et celle des puissances d’argent de régner en ayant en mains tous les cordons de la bourse, en tenant en laisse les responsables de la planète par le moyen de l’intérêt. On ne remarque pas assez combien l’impérialisme linguistique dont il est question est lié à l’argent, au bas ressort de la cupidité matérielle. On serait tenté de voir en elle dans le registre humain l’équivalent des défoliants dans le domaine végétal, elle détruit toute vie sur son passage, ne laissant derrière elle que ruine et désolation.
Cette langue est l’expression du matérialisme moderne, du mercantilisme qui passe généralement pour une des caractéristiques de la mentalité anglo-saxonne. Quand une langue se réduit à n’être que l’instrument du commerce, l’outil du troc généralisé, n’est-ce pas le retour à un état primitif de la société, une régression dans l’ordre de la civilisation ?
Signalons aussi un trait de psychologie humaine qui joue un rôle notable dans la situation linguistique analysée ici : c’est l’instinct grégaire, le suivisme qui affecte les groupes humains, et par-dessus tout les gens avides de réussir, les ambitieux et puis les mondains de quelque étage qu’ils soient. Le souci de parvenir, donc de se mettre du côté des puissants en parlant leur langue, celui de faire comme tout le monde, c’est-à-dire d’être à la mode – or parler anglais est à la mode – la griserie enfin qu’il y a à glisser sur la pente générale (et le monde actuel apparaît comme un ininterrompu mouvement de descente ), voilà qui explique aussi la faiblesse de la résistance qu’oppose la France à la déferlante anglophile (ou plutôt anglolâtre). Mais il faut pousser plus loin notre analyse, et prendre plus de hauteur, en nous interrogeant sur l’essence de ce qu’est une langue, et plus précisément de ce qu’est le mystère profond de notre langue à nous, le français.
« Va te purifier dans l’air supérieur »
Pour en parler, rien ne nous paraît plus adéquat que de partir d’un poème, en l’occurrence du grand Baudelaire, qui nous offre l’exact point de vue auquel il convient pour ce faire de se placer ; dans »Élévation », le poète veut « s’envole[r] bien loin de ces miasmes morbides », entendons dans notre cas : du niveau des arguments utilitaires, matériels, rationnels concernant la langue. S’il « prend un libre essor » afin de « sillonne[r] gaîment l’immensité profonde », c’est qu’il s’agit de se hisser à une altitude où il puisse se dire : « mon esprit, tu te meus avec agilité ». Vue à cette hauteur, la langue n’est plus un simple outil, une machine à communiquer (un mot et un concept mis à toutes les sauces de nos jours !), une réalité exclusivement objective, elle est une manière d’être, un vêtement de la pensée, une vision du monde.
Ces formules sont encore trop vagues, elles s’appliquent à toutes les langues dignes de ce nom ; ajoutons donc en ce qui concerne plus spécialement le français : une poésie et une musique. Dans les phrases et les mots de notre langue, le sens n’est pas tout (encore que dans le domaine juridique, diplomatique et mathématique entre autres, ce soit un des idiomes les plus précis et nuancés, nul ne le conteste), la signification logique n’épuise pas toute sa valeur ; il faut bien constater qu’au-dessus des considérations historiques (origine latine, grecque, celtique…), du fonctionnement syntaxique spécifique, des possibilités expressives qu’elle offre, cette langue est analogue à un instrument tel qu’un violon ancien, dont la richesse des harmoniques fait tout le prix, et la rareté. La même sonate de Beethoven ne sonne pas de la même manière suivant qu’elle est jouée sur un amati, un guarnérius, un stradivarius ou une fabrication moderne. Eh bien le français est comme ces miraculeux objets sortis des mains des vieux luthiers de Crémone, il sonne d’une manière irremplaçable, que n’a pu égaler aucune technique contemporaine, aucune spéculation à partir d’ordinateurs ou d’analyses scientifiques même les plus pointues. En un mot, il est d’un autre ordre eût dit Pascal, de « l’autre ordre et supérieur ».
Pour varier le registre, on peut encore le comparer à la majesté d’un fleuve traversant un beau paysage, par exemple à la Loire si bien chantée par Péguy :
« Le long du coteau courbe et des nobles vallées
Les châteaux sont semés comme des reposoirs,(…)
La Loire et ses vassaux s’en vont par ces allées… »[3]
Comme un cours d’eau, une langue provient d’une source, reçoit l’apport de différents affluents mais sans cesser de rouler le même flot, de garder son identité, de refléter les beautés qui se déploient le long de ses rives (« Cent vingt châteaux lui font une suite courtoise »…). Comment mieux définir ce qu’est l’antique noblesse, la beauté, la richesse sans égale de notre langue, où
« la décence et l’honneur et la mort qui s’y grave Ont inscrit leur histoire au cœur de ce verger » ?
On ne mutile pas un pareil trésor en l’amputant de l’épaisseur de son histoire, en enlaidissant ses rives avec un paysage de béton, en le réduisant à n’être qu’un canal pour le passage des péniches de commerce; or c’est bien ce qu’ont entrepris de faire avec notre langue les technocrates industriels, politiciens et « pédagogistes » de tout poil. Quelle tristesse quand on compare l’un quelconque des quartiers de nos cités modernes, géométriques, rationnels, sans âme avec nos vieilles villes aux rues sinueuses, aux places pittoresques et à la configuration spatiale toujours imprévisible !
Il en va ainsi de nos langues traditionnelles avec les mille fantaisies de leurs tournures, locutions et exceptions en tout genre : elles n’ont pas été conçues par des cabinets d’experts, soucieux de standardisation et de rentabilité immédiate, constamment prêts à raboter tout relief, à bannir toute trace de beauté gratuite.
Le vocabulaire hérité de nos anciens métiers, de nos différentes provinces et des sédiments laissés par les nombreuses générations passées, ressemble aux armoires lorraines, aux bahuts bretons, aux chaises franc-comtoises qui réjouissent l’intérieur de nos vieilles maisons, leur donnant l’inimitable poésie des choses vivantes, organiquement poussées dans la terre de notre pays. C’est une chose que ne comprendra jamais un esprit positif qui se fournit en meubles chez Ikea, un de ces « jeunes cadres dynamiques » qui vivent entourés d’un décor dit « contemporain » ( nous nous refusons à employer ici l’inévitable mot anglais qui vient sur les lèvres de tout le monde ). L’esprit de géométrie, on le sait, est en guerre perpétuelle contre l’esprit de finesse, ou, comme aurait dit Simone Weil, la pesanteur se montrera toujours l’ennemie de la grâce.
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Le français est un chef-d’œuvre en péril, et c’est l’urgence de cette menace qui nous inspire le présent plaidoyer, que certains trouveront sans doute outrancier ou prématuré. Nous persistons cependant à trouver la situation préoccupante, car sous l’action des périls venant aussi bien du dedans ( l’espèce d’implosion affectant de l’intérieur notre langue ) que du dehors ( l’assaut que lui livre l’idiome moderne « sûr de lui-même et dominateur »…), quelque chose d’infiniment précieux est en train de se perdre, qui n’est pas seulement notre bien national à nous, mais une valeur nécessaire au reste du monde.
Le français reste un des rares refuges de ce que le monde antique a légué de plus éminent à la postérité et de ce que le génie humain depuis a produit de plus achevé. Le drame auquel nous assistons prend manifestement un caractère eschatologique, ne craignons pas le mot, l’affrontement ultime entre la civilisation et sa négation de plus en plus inhumaine. Bientôt se vérifiera le mot de l’Écriture : «pour que personne ne puisse acheter ou vendre, sinon celui qui a la marque, le nom de la Bête ou le chiffre de son nom.»[4].
On est fondé à se demander parfois si ce chiffre, cette clef permettant les tractations et échanges mondiaux, ne serait pas la langue anglaise, ou disons cette sous-langue qui est bien loin de Shakespeare ou de Chesterton, un genre de koïnè[5] de basse époque
Ces lignes se voudraient un appel lancé à tous, à chacun d’entre nous en particulier, pour que nous gardions fidèlement le trésor reçu de nos pères, que nous nous efforcions chacun dans son cercle individuel de parler un français impeccable, pur de tout compromis avec les sirènes de la facilité et les forces dissolvantes. Sans notre résistance, il est condamné et disparaîtra, cela est certain ; aimons donc « ce que jamais on ne verra deux fois » (Alfred de Vigny).
Le sort de notre langue est entre nos mains, car comme l’a écrit Saint-Exupéry : le simple berger « qui veille modestement quelques moutons sous les étoiles, s’il prend conscience de son rôle […] est une sentinelle. Et chaque sentinelle est responsable de tout l’empire »[6].
Tous désormais, chacun à sa place, soyons de telles sentinelles.
[1] Cahiers Bernon 2012
[2] Charles Péguy, Eve, Paris, la Pléiade, p. 1086 sq.
[3] Charles Péguy, Châteaux de Loire, Œuvres Poétiques complètes, Paris, la. Pléiade, 1994, p. 833.
[4] Ap 13, 17.
[5] Ndlr. Au départ dialecte commun aux armées d’Alexandre le Grand, le grec de la koïnè a servi aux échanges en Méditerranée jusqu’aux débuts du Moyen Âge.
[6] Antoine de Saint-Exupéry, Terre des Hommes, Œuvres, Paris, la Pléiade, 1961, p. 256.