Propos sur le langage : Nouveaux regards sur une réalité menacée ( I )

Par Benoît Neiss

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« Il a plu à Dieu qu’on ne pût faire aucun bien aux hommes qu’en les aimant » (P. Léon Le Prévost).

Résumé : En prolongement de notre causerie au colloque de l’an 2016, nous voudrions élargir et approfondir notre réflexion sur le langage, non seulement parce que nous n’avions pas eu la possibilité de développer tout ce qu’il y avait à dire sur le sujet, mais encore parce que – cela est connu – un problème qui vous tient à cœur cherche à être « cent fois remis sur le métier », et à mesure que cela se fait, on découvre au fond de la question des recès insoupçonnés, des richesses enfouies dans le sol, comme cela arrive aux archéologues revenus sur certains sites où ils ont la chance de faire de nouvelles trouvailles…

Est-il nécessaire de faire remarquer au lecteur que nous vivons une époque bien difficile ? Les informations, discours officiels et journaux ne cessent de le clamer sur tous les tons, de l’étaler sur toutes les portées de leur partition (disons plutôt : dans chaque note de leur cacophonie actuelle !). Rares sont toutefois les voix qui vont plus loin que la simple dénonciationou qui tentent, quand elles s’essaient à indiquer l’origine de ces maux, de s’élever jusqu’à la hauteur où l’on trouve la clef expliquant la cause des maladies sociales, des désordres, des soulèvements qui agitent les masses, des crimes qui se multiplient.   

Mais alors pourquoi introduire ici la question du langage, que vient-il faire dans un domaine très concret, où nous menacent des dangers réels contre lesquels les parlotes ne servent de rien ? Ne serait-ce pas, à notre tour, fuir le champ de bataille, esquiver la difficulté et nous dérober nous aussi ? Nous ne le pensons pas, car pour comprendre l’état inquiétant du monde actuel, cet élément apparaîtra comme un instrument fidèle d’investigation, permettant d’interroger les choses avec pertinence et d’avoir quelque chance de parvenir à l’intelligence correcte du phénomène.

Outil révélateur, pour quelle raison ? Parce que le mal moderne qui nous afflige réside essentiellement dans le mensonge, dans un tsunami de faussetés qui imprègne tout, s’insinue dans tous les rouages de la communication sociale, submerge chaque secteur de la vie quotidienne, politique, internationale. Or le mensonge est avant tout affaire de langage, de déformation du sens des mots, de torsion exercée sur la parole émise, qu’on essore pour lui faire exprimer un autre suc que la vérité. Il est donc légitime de porter notre attention sur le langage, arme principale utilisée par les forces dirigeantes pour tromper le monde, pour asseoir la domination du Prince de ce monde sur la terre des vivants.

Oui, cette réalité toute simple, à laquelle nous ne prêtons plus attention tant elle nous est familière, nous ne mesurons plus son prix, son poids, le péril qu’elle peut représenter aux mains de l’Ennemi, comme les lumières qu’elle est en mesure de fournir à qui est en quête de la Vérité. Nous restons par conséquent au cœur de notre problématique, en utilisant un thermomètre fidèle, susceptible de livrer un diagnostic fiable, comme nous tenterons de le montrer.

Si le langage est une réalité méconnue, il convient donc de l’interroger correctement, de le scruter sous l’angle convenable, non pas comme font les brillants spécialistes et diplômés de tous grades, les linguistes patentés de nos universités, qui se contentent de décrire ce qu’ils entendent et voient, c’est-à-dire de photographier la réalité en usage, sans recourir aux normes de la langue, sans porter de jugement de valeur sur l’usage qui est fait d’un idiome parlé ou écrit. Nous les avons beaucoup côtoyés durant nos années d’enseignement, en déplorant toujours qu’ils n’interprètent pas les faits de langue, qu’ils ne se laissent jamais aller à juger, à déclarer que tel parler est correct ou fautif. Nous affirmons, au rebours de ces pratiques, qu’il est indispensable, après avoir premièrement établi une étude physique complète et correcte de ce qu’est une langue, de s’interroger aussi sur la métaphysique de cette réalité, nous pourrions aller jusqu’à parler de « théologie » de la question, pourquoi pas ? Car l’enjeu du débat n’est pas seulement temporel, humain, terrestre, il nous élève jusqu’à des hauteurs peut-être à première vue inattendues.

La langue, merveille méconnue :

Procédons à l’analyse spectrale de cette réalité, plus complexe qu’on ne se la représente généralement. Elle comporte d’abord une grammaire, dont il importe d’étudier le fonctionnement, comme le font les sciences médicales pour les organes du corps et leur activité, que toute vraie physiologie ne se contente pas de décrire, mais encore en détaille le fonctionnement, en précise la raison d’être et la finalité.

Éminente dignité du langage, faut-il rappeler d’abord, « pour ce que le langage est le propre de l’homme », pour parler à la façon de Rabelais (ou à celle de saint Jean osant dire « au commencement était le Verbe »…). Attribut spécifique de l’humaine condition, dont le Créateur n’a pleinement doté qu’elle seule, et non les animaux, contrairement à ce que soutiennent de temps à autre des scientifiques téméraires exhibant de nouvelles observations, qui tendraient à prouver que certains animaux sont doués de la faculté de parler, donc d’intelligence comme nous… L’intelligentsia rationaliste moderne n’a de cesse de contredire le dogme de la création de l’homme selon la Bible, donc selon la Parole de Dieu. Dans la Genèse il est bien écrit : « Faisons l’homme à Notre image » (1, 26), et non tous les êtres vivants. C’est bien le même mobile qui pousse de leur côté les idéologues de la conquête de l’espace à clamer sans cesse que « demain on trouvera de la vie ailleurs que sur terre dans l’univers ». Comique – et combien coûteuse ! – folie, nous le savons, qui n’a d’autre dessein que de nier les vérités révélées.

Si nous analysons de plus près ce privilège, cette particularité proprement humaine sans vouloir en rester forcément à des évidences, à des rappels simplistes, peut-être serait-il utile de recourir à la célèbre distinction entre les « trois ordres » de Pascal pour embrasser le sujet dans sa totalité et ce que nous appellerons son « étagement » sur plusieurs niveaux. Le premier ordre, appelé « charnel » par notre philosophe, serait celui où le langage est le moyen le plus ordinaire de communiquer, de passer à autrui une information, de lancer un ordre, demander de l’aide, exprimer une émotion ou un besoin ; c’est la fonction ordinaire, immédiate du langage, celle qui découle de la condition sociale de l’homme, et que possèdent également les animaux, il est vrai. C’est ce à quoi se limite la plupart du temps l’échange public dans notre société moderne ; mais le langage est bien plus que cela, il ne se réduit pas à cette destination purement utilitaire et mécanique de moyen de communication entre individus et locuteurs. Non, il constitue proprement la forme génératrice de notre être, personnel tout comme collectif.  Lorsque nous employons l’expression « langue maternelle », savons-nous bien ce que nous désignons par là ? Non seulement l’idiome que nous parlons depuis notre enfance, celui dans lequel on nous a élevés, mais l’élément constitutif de notre personnalité, ce qui nous fait être nous-même, nous rendant conscient d’être ce que nous sommes, nous donnant notre identité et rendant possible l’éclosion de notre vie intérieure.

On pourrait conclure, en paraphrasant (« parodier » est déplacé ici) les termes de la chanson à la gloire de la musique : « sine lingua nulla vita », tant cette langue entre dès le berceau dans la formation de notre personne ; c’est la voix de notre mère qui nous appelle véritablement à l’existence, nous modèle en un être pleinement humain. Elle dispose le décor intérieur de notre âme, développe pour ainsi dire en nous un firmament avec ses constellations, ses orbites, le mouvement gravitationnel de ses astres : qui peut dire jusqu’à quelles profondeurs intimes descend en nous cette astronomie, invisible certes, mais bien réelle ?

Pour en avoir la preuve, que chacun s’interroge sur la perception qu’il a de soi : puis-je me concevoir moi-même en dehors du nom que je porte ? C’est donc  une réalité qui ressortit au langage (nom d’ailleurs que je ne me suis pas donné, mais qu’on m’a octroyé, bien que je dise : « je m’appelle… »), plus exactement mon prénom, hors duquel je n’accède pas à la conscience d’être quelqu’un, et qui est « en moi plus moi-même que moi », oserait-on dire à la manière de saint Augustin.

L’ordre des esprits :

Nous voilà, avec ces considérations, au niveau du second ordre pascalien, et non plus à la constatation de la simple utilité du langage humain, donc au ras de l’étage inférieur de Pascal.

De même que ce langage est la forme constitutive de notre être individuel, il l’est de l’être collectif, c’est-à-dire qu’il est la matrice de la culture, de la civilisation d’une société, donc l’âme de chaque peuple, la conscience que celui-ci possède de son « ipséité ». Donc, outre le fait de constituer un moyen de communiquer entre ses habitants, la langue est lien social, moyen d’insertion pour chacun dans sa communauté, dans sa famille, son village, sa province, son pays et sa culture, et non la dissolution dans un magma indéterminé et universel. La langue d’une collectivité, c’est la sève qui diffuse la vie à travers le corps social, le sang qui irrigue l’organisme moral au pluriel, comme il le fait au singulier pour chaque personne. Cette évidence, on le remarque chaque jour, est obstinément niée et combattue par les autorités en place, qui tentent à toute force d’effacer toute trace de liens vitaux, de déraciner toute attache traditionnelle, donc d’énucléer l’identité profonde des individus comme celle des communautés traditionnelles

Il serait bon de faire intervenir ici la notion de noosphère, dont nous avons déjà eu l’occasion de parler. Entendons par là l’espace non matériel, donc invisible, entourant le monde visible, matériel, pourtant aussi réel et indubitable que les choses concrètes que nous touchons de nos mains. Tout croyant sait que le monde des esprits existe, qu’il agit sur nous de façon constante – en bien comme en mal –,  alors pourquoi n’en voit-on pas l’existence aussi dans le domaine qui nous occupe ? On va répétant la formule de Saint-Exupéry : « L’essentiel est invisible pour les yeux », mais qui y ajoute vraiment foi, qui a souci de l’appliquer aux choses de ce monde, à la réalité proche, vécue quotidiennement ? Chaque mot que je prononce n’arrête pas son action une fois que le son de ma parole s’est éteint, qu’on ne l’entend plus de ses oreilles de chair. Il laisse, d’une part, une trace dans ma mémoire, même si je l’ai oublié avec ma conscience immédiate, et se conserve dans l’immense sous-sol que chacun porte en soi à son insu, formant des espèces de sédiments superposés, à la manière des strates géologiques accumulées dans les profondeurs de la terre ; d’autre part, il a un effet collectif, s’élevant comme une eau qui s’évapore et rejoint la sphère des nuages de pensées entourant la terre des vivants, ceinture flottante et impondérable que les appareils de nos techniques sans doute ne détectent guère, mais qui ont une existence incontestable, bien des fois affirmée par les mystiques comme par certaines sagesses du passé. Nous n’avons certes pas conscience des quantités de « noumènes », comme disent les philosophes, qui flottent ainsi dans l’air, échappant aux regards, constituant autour de nous des richesses incommensurables, faites de toutes les paroles lancées, au cours des temps, dans l’espace humain, de toutes les pensées, bonnes ou mauvaises, élaborées par des esprits et qui ne se sont pas simplement dissipées dans le néant après leur émission. Ainsi, à partir du moment en particulier où je pénètre dans le monde du langage constitué, j’entre en contact avec une infinité de mots, de phrases, de pensées, qui constituent l’héritage de ma culture, les amas de réflexions accumulés par les générations qui m’ont précédé. Le langage, inestimable trésor qui se conserve invisiblement dans notre commune noosphère.

Une fructueuse archéologie :

Il serait donc profitable d’entreprendre, dans notre sous-sol individuel tout comme dans le collectif, une véritable opération de fouille intérieure, laquelle nous renseignerait sur les gisements inouïs qui dorment au fond de nous, dont nous nous nourrissons à notre insu et usons comme des débiteurs insolvables. À chaque instant, quand je pense ou parle, je puise dans une réserve infinie de mots, d’idées, de pensées exprimés par mes ancêtres, réserve que ces derniers m’ont léguée comme le plus précieux héritage et dans laquelle je baigne depuis mon enfance comme dans un réseau d’ondes vivifiantes. Il en va de même à l’échelle de mon peuple, qui, plus que de son capital financier et de ses réserves économiques, vit de la culture constituée par les générations précédentes, laquelle est d’abord, sinon tout entière, contenue dans la langue dont il a l’usage et la jouissance.

Il est ainsi évident que les grandes apogées qu’a connues notre Histoire n’ont été possibles que grâce aux riches réserves constituées par les âges précédents : la Renaissance chez nous n’aurait pu avoir lieu sans la redécouverte du legs culturel de l’Antiquité classique et – ce qui est bien moins reconnu – grâce à l’humus linguistique de notre langue, qui a véhiculé, enrichi et porté jusqu‘au XVIe siècle cet héritage.

Plus frappant encore, l’exemple de l’étonnante explosion artistique qu’a connue le XIXe siècle au sortir des ravages de la Révolution et de l’impiété religieuse du XVIIIe, qui menaçaient de laisser la France exsangue, politiquement, économiquement et moralement. Or que vit-on ? Jamais on n’avait assisté à une telle floraison d’œuvres littéraires, musicales ainsi que d’autres arts ; jamais on ne vit surgir en aussi peu de temps autant de talents parmi les plus grands de notre Histoire. Ne retenons que l’exemple de la poésie, l’art par excellence de la parole : même le XVIIe siècle n’avait aligné autant de grands artistes en si peu d’années : les Vigny, Lamartine, Musset, Hugo, Nerval et des œuvres lyriques aussi considérables, pour ne citer que la première génération romantique. Cette fécondité créatrice ne fut pas une création ex nihilo, comme on le laisse sous-entendre souvent, mais la suite d’une filiation, le fruit d’un recours au contenu de cette noosphère que nous évoquions, à cette richesse constituée par les âges antérieurs et délaissée par la génération précédente, capital de beauté et de sagesse qui ne demandait qu’à être réutilisé.

À ce point de notre réflexion, a-t-on pris conscience du contenu de la notion de langage, bien plus diverse et étendue qu’on le croit généralement ? Encore n’avons-nous évoqué jusqu’ici que les deux premiers étages du langage, celui « des corps » et celui « des esprits » selon la terminologie pascalienne ; il nous reste à développer le troisième, celui que Pascal nomme « de la charité » ou « ordre surnaturel ». Ce sera le propos de la suite de notre étude, mais nous devrons également nous pencher plus en détail sur les maux qui accablent le langage à notre époque, temps sous ce rapport plus gravement éprouvé qu’on ne se l’imagine en général, cela sous l’action de ce que le fabuliste nommait « un mal qui répand la terreur »  et à propos duquel il ajoutait :                

« Mal que le Ciel en sa fureur

Inventa pour punir les crimes de la terre. »

Il ne croyait pas si bien dire et se montra prophète en la matière, comme nous tenterons de le montrer.

Mais notre analyse n’en restera pas au stade de pareille constatation négative, nous aurons aussi à cœur d’indiquer les pistes de la guérison souhaitable, en esquissant les éléments d’une thérapie exigeante mais, tout compte fait, possible. Car toute grande langue, donc par excellence le français, est un phénix qui peut – et doit – renaître de ses cendres.

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