Accueil » Le « plus » peut-il sortir du « moins » ?

Par Saget Hubert

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SCIENCE ET TECHNIQUE
« Les rationalistes fuient le mystèrepour se précipiter dans l’incohérence. »
(Bossuet)

Hubert Saget1

Résumé : Dans ses Méditations, Descartes emploie une « preuve par les effets » en affirmant que « le plus ne peut sortir du moins » : de l’idée de perfection qui est en moi, être imparfait, je déduis l’existence d’un être parfait en dehors de moi. À l’époque, le P. Mersenne lui objecta la « génération spontanée » : on voit les mouches sortir vivantes de la terre (inerte), preuve que le plus peut sortir du moins. Nous savons aujourd’hui que l’objection était fausse : omne vivum ex vivo. Il n’empêche que les athées, biologistes en tête, continuent d’affirmer que la vie sort de l’inerte et que le hasard crée des formes. Le second principe de la thermodynamique, celui de la dégradation de l’énergie, donne un autre exemple de l’adage philosophique employé par Descartes.

Il y a dans l’histoire de la philosophie un épisode assez curieux, où l’on voit un principe de la raison, contredit d’abord apparemment par l’expérience, être confirmé deux cent vingt ans plus tard par cette même expérience : c’est le principe qui fonde la preuve de l’existence de Dieu qui vient en premier lieu dans les Méditations de Descartes, appelée justement « preuve par les effets ».

Voici son raisonnement : « Je doute, donc je suis imparfait ; si je me découvre imparfait, c’est que j’ai l’idée de parfait ; cette idée de parfait ne peut pas provenir de moi-même qui suis imparfait, car « le plus ne peut sortir du moins ». Elle doit donc avoir hors de moi une cause qui soit à sa hauteur, et qui ne peut être que Dieu lui-même, qui a mis cette idée en moi, où elle est comme la « marque de l’ouvrier imprimée sur son ouvrage. »

En d’autres termes, je suis un être fini, qui a l’idée d’infini, qui à elle seule vaut comme preuve de l’existence de Dieu, parce qu’elle est un « effet » dont la cause ne peut être que Dieu lui-même.

Or voici l’objection que lui fait le père Mersenne, à la suite de « divers théologiens et philosophes » : « Mais, dites-vous, l’effet ne peut avoir aucun degré de perfection, ou de réalité, qui n’ait pas été auparavant dans sa cause. Mais … nous voyons tous les jours que les mouches, et plusieurs autres animaux, comme aussi les plantes, sont produites par le soleil, la pluie et la terre, dans lesquels il n’y a point de vie comme en ces animaux, laquelle vie est plus noble qu’aucun degré purement corporel, d’où il arrive que l’effet tire quelque réalité de sa cause, qui néanmoins n’était pas dans sa cause2. »

Voilà donc une preuve typiquement cartésienne de l’existence de Dieu, parce que strictement intellectuelle, contredite – en apparence du moins – par l’expérience. Quelle expérience ? Celle de la génération spontanée, à laquelle on croyait à l’époque : les mouches, vivantes, sortent de la terre ou du fromage, qui sont inertes. Or le vivant est « plus » que l’inerte, donc le « plus » peut provenir du moins.

Descartes répond alors avec une admirable prudence : ou bien les mouches et les plantes ne sont rien de « plus » que la matière inanimée (c’est sa thèse des animaux-machine, qu’il présente ici comme une hypothèse). Ou bien, s’il y a en elles quelque perfection qui ne se trouve pas dans la matière inerte, « elle leur vient d’ailleurs », et « le soleil, la pluie, la terre, ne sont point les causes totales de ces animaux ».

Le débat en reste là, et il est beau de voir Descartes maintenir contre vents et marées un principe de la raison, en apparence contredit par l’expérience. Et il faudra attendre deux cent vingt ans pour que la question soit finalement tranchée en 1860, par Pasteur3 démontrant l’impossibilité de la « génération spontanée », qui montre qu’un vivant ne peut provenir de la matière inanimée, mais qu’il ne saurait être produit que par un autre vivant ; ce qui revient à dire que le plus ne peut sortir du « moins », mais qu’il dérive nécessairement d’un autre « plus », qui est également un être vivant, ce qui montre qu’un authentique principe de la raison ne saurait être démenti par l’expérience.

Descartes avait d’ailleurs montré que son principe n’est qu’une forme atténuée de cette idée que personne n’a jamais contestée: c’est que l’être ne saurait provenir du néant.

« Car, qu’il n’y ait rien dans un effet, dit Descartes, qui n’ait été d’une semblable ou plus excellente façon dans sa cause, c’est une première notion, et si évidente, qu’il n’y en a point de plus claire ; et cette autre commune notion, que de rien, rien ne se fait, la comprend en soi, parce que, si l’on accorde qu’il y ait quelque chose dans l’effet, qui n’ait point été dans la cause, il faut aussi demeurer d’accord que cela procède du néant ; et s’il est évident que le rien ne peut être la cause de quelque chose, c’est seulement parce que, dans cette cause, il n’y aurait pas la même chose que dans l’effet4. »

De fait, le commencement absolu de l’être, à partir du néant absolu, est littéralement impensable et n’a jamais été pensé. Et ce qu’il y a de remarquable c’est que dans les discussions entre les croyants et les athées, il y a au moins un point sur quoi ils s’accordent, c’est que l’être a toujours existé, de quelque nom qu’on l’appelle. Car pour les croyants, le monde a commencé, il est vrai, par la création. Mais s’il a commencé, c’est par l’effet d’une cause qui, elle, n’a pas commencé, et qui le contenait virtuellement et qui s’appelle Dieu.

De son côté l’athéisme, depuis vingt-cinq siècles que nous le connaissons, depuis Lucrèce, Épicure, en passant par le baron d’Holbach et par Engels dans sa Dialectique de la nature (1875) a toujours été obligé d’admettre que, puisque Dieu n’existe pas, c’est la matière qui est éternelle, en arrière dans le passé, éternelle, inusable dans l’avenir. Ce qui montre que, dans l’un et l’autre cas, notre raison est incapable de penser un véritable commencement.

Or la conception du monde sans Dieu revient à tenter d’expliquer le plus par le moins. On le voit bien dans la notion même du hasard : « rencontre de séries indépendantes » : le nerf de l’explication c’est qu’entre les séries il n’y a rien, contrairement à l’activité intelligente, où les séries causales sont connectées entre elles par l’intermédiaire d’un esprit qui les survole, les assemble, les adapte, comme nous le voyons dans le moindre geste que nous accomplissons.

L’explication par le hasard est donc en contradiction directe avec la raison et l’expérience, et elle n’a pu avoir de succès que parce qu’elle dissimule cette contradiction sous une forme atténuée, comme Descartes l’a bien vu de l’objection qui lui était faite.

– Mais il faut aller plus loin : la biochimie moléculaire à son tour, dans ce qu’elle a d’essentiel, est venue confirmer le principe de Descartes. Car elle a tranché le débat, encore ouvert à l’époque, entre la « préformation » et 1’« épigenèse », en montrant que dans l’ovule fécondé, en dépit de sa taille incroyablement minuscule par rapport à l’adulte, il y a non pas moins mais autant d’information que dans l’organisme pleinement développé, information savamment miniaturisée sous la forme des longues chaînes de nucléotides qui contiennent le programme de développement de l’être vivant.

– Enfin le « principe » de Descartes a reçu une troisième confirmation éclatante, à laquelle on pense rarement, de la physique cette fois ; à savoir de l’apologue du « démon de Maxwell », et de 1’« exorcisme » de ce démon par Léon Brillouin, en 19495.

Voici, en deux mots, 1’argument : Maxwell, grand physicien devant l’Éternel, imagine en 1875, avec son humour anglais, un mythe scientifique, par lequel il prétend contrevenir au Second Principe de la Thermodynamique, cette « plus métaphysique des lois de la physique », selon Bergson.

Le Second Principe dit en effet que l’énergie évolue toujours des systèmes les plus improbables et les plus instables aux plus probables et aux plus stables, des plus dénivelés aux plus nivelés, des plus concentrés aux plus distendus et aux plus dilués.

Une illustration frappante en est fournie par les rayonnements d’étoiles, qui supposent qu’à l’origine on ait un « ordre » au sens du physicien : les uns d’un côté, les autres de l’autre ; d’un côté le Soleil qui est chaud, de l’autre l’espace qui est froid. Dans l’intervalle où nous vivons, il y a le rayonnement solaire qui réchauffe l’espace et refroidit le Soleil. Et à la fin on aura donc un Soleil aussi froid que l’espace, un espace aussi chaud que le Soleil. Et alors où est la dénivellation, 1’« information » de l’origine ? Morte, effacée, au profit d’un état de type terminal qui est un « système plat », nul et exclusif de toute vie.

Or c’est précisément en présence d’un tel système plat que Maxwell place son « démon », dans une enceinte fermée, séparée en deux compartiments par une cloison de part et d’autre de laquelle il règne la même température dans le gaz qui remplit l’intérieur. Aucune dénivellation, donc, aucune structure dans cet état, incapable de fournir le moindre « travail ».

Mais le « démon » se trouve posté près d’un petit orifice pratiqué dans la cloison, qu’il peut à volonté ouvrir et fermer par un clapet. Le « démon » peut alors laisser passer les molécules les plus rapides d’un côté, les plus lentes de l’autre. Il élèvera donc la température d’un côté et l’abaissera de l’autre. Il va donc ainsi créer une dénivellation, une structure, à partir d’un état déstructuré et informel, produisant ainsi, sans travail, les conditions de possibilité d’un travail. Il va recréer un état de type initial, à partir d’un état de type final, remonter donc le cours au temps, créer un « plus » à partir d’un « moins », en contradiction avec le Second Principe.

Cet apologue a fait couler beaucoup d’encre, mais c’est Léon Brillouin, dans l’ouvrage cité plus haut qui en a démontré l’impossibilité absolue. « Exorcisons le démon ! », dit-il : et il montre en effet que le démon ne pourra pas « voir » individuellement les molécules, car toute vision suppose la dénivellation énergétique d’une « forme » se détachant sur un fond.

Et il ne sert à rien d’élever la température : si elle est au rouge, il n’y verra « que du rouge ». Il verra le fond, non les formes. Il va donc falloir équiper idéalement le démon d’une petite lampe-torche qui lui permettra de les voir. Mais la lampe-torche est un système qui n’est pas en équilibre. Elle consomme de l’énergie, qui sera prélevée sur les réserves de l’Univers. Et le calcul montre alors que le démon dépensera plus d’énergie pour sa vision, qu’il n’en reconstituera par son action dans l’enceinte.

De sorte que le Second Principe ne sera nullement violé : on ne peut pas sortir « tout seul » du tragique de la nullité. Il y faut un secours extérieur. En d’autres termes, on ne peut pas reconstruire un « plus » à partir d’un moins : il y faut l’intervention d’un autre « plus » : brillante confirmation du principe de Descartes !

1 Médecin, philosophe et homme politique haut-marnais, Hubert Saget nous a quittés en 2009. On relira avec profit les articles de la même eau limpide donnés dans Le Cep n° 26, 27, 28, 30, 34 &39. À noter aussi la conférence prononcée au Colloque du CEP à Troyes en 2003 (CD 0308).

2 Descartes. Œuvres et lettres, Paris, Bibl. de la Pléiade, p. 361.

3 Ndlr. L’idée avait déjà été validée par le biologiste toscan Francesco REDI, en 1668, montrant que les vers de la viande proviennent d’œufs pondus par les mouches : omne vivum ex ovo (ou ex vivo).

4 Op. cit., p. 371.

5 Léon BRILLOUIN, La science et la théorie de l’information, Paris, Masson, 1959.

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