Accueil » Le transhumanisme, un aveu d’échec et une impasse

Par Tassot Dominique

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Résumé : Le thème du transhumanisme est source d’une grande confusion, puisque ses chantres, obnubilés par certains progrès techniques – notamment l’intelligence artificielle et la robotique –, ont une vision simpliste, réductionniste et matérialiste de ce qu’est l’homme. Mais il faut comprendre aussi que ce courant, dont la charte fut écrite en 1957 par le darwinien Julian Huxley, premier directeur de l’Unesco, n’aurait pas lieu d’être si une évolution progressive avait effectivement permis d’envisager l’amélioration anatomique, physiologique ou neuronale de l’être humain. Or il n’en fut rien. C’est en raison de cet échec qu’a surgi l’idée d’obtenir par un ajout externe ce qu’un processus naturel n’aurait jamais permis.
L’homme « augmenté » n’est pas seulement un homme déchu, oublieux de la Chute, aveugle à la nature et aux vrais besoins de l’âme humaine, mais il est également un être incapable d’atteindre au bonheur pourtant promis par la « science » aux… naïfs.

La préposition latine trans « au-delà », qui a donné notre préfixe « trans », ayant le sens de « passer d’ici à là », est fort à la mode : elle donne aux mots un aspect novateur, donc positif, consensuel, évitant de laisser paraître une forme d’opposition, donc de négatif. Va-t-elle supplanter la préposition grecque ἀντί « en face, contre », soit notre préfixe français « anti » ?

Ainsi le transgenrisme semble ouvrir un espace nouveau, sans prétendre nuire à quiconque. Il ne faudrait que l’accepter, au nom de cette glorieuse liberté individuelle qui figure comme un programme au fronton des mairies. Ainsi le transhumanisme ne serait que l’extension de nos capacités, telle que permise aujourd’hui par le progrès technique. Bergson avait appelé à un « supplément d’âme » pour faire face à la modernité. Ironiquement, c’est un supplément d’outillage qui se présente aujourd’hui pour enrichir la panoplie de « l’homme augmenté ».

S’il en était ainsi, à première vue, il ne se trouverait là rien de nouveau sous le soleil. Le forgeron avec son marteau est bien un homme augmenté : l’outil – dit-on justement – prolonge la main. De même le chasseur indien dont la flèche va frapper au loin le bison est lui encore un homme augmenté.

Mais, sous une étymologie apparemment paisible, opère l’idéologie : cette plaie de tant de mots abstraits prétendant désigner des choses alors qu’ils ne sont que des concepts ; cette maladie sénile de la modernité où l’intelligence invente des idées et délaisse la tâche – laborieuse, il est vrai ! – de comprendre ce qui est.

Le préfixe « trans » connut jadis un précédent intéressant avec le trans-formisme, la première projection sur la Nature du mythe du progrès. L’idée, lancée par les philosophes des Lumières, consistait à faire du temps une cause, à croire au perfectionnement naturel des êtres avec le temps, à voir d’office dans le « nouveau » un « plus », un « mieux », sans même se préoccuper de l’examiner de près. Le grand chantre du progrès, Condorcet, faisait de celui-ci une loi générale de la nature, allant même jusqu’à l’étendre au perfectionnement moral : « Qui sait, par exemple – écrit-il –, s’il n’arrivera pas un temps où nos intérêts et nos passions n’auront sur les jugements qui dirigent la volonté pas plus d’influence que nous ne les voyons en avoir aujourd’hui sur nos opinions scientifiques1 ; où toute action contraire au droit d’un autre serait aussi physiquement impossible qu’une barbarie commise de sang-froid l’est aujourd’hui à la plupart des hommes ?2. »

Sur la même lancée, Lamarck et Darwin ne firent que projeter le mythe du progrès sur tous les êtres vivants, imaginant le perfectionnement graduel de leurs formes elles-mêmes ; de là ce nom de « trans-formisme ». Mais la pensée magique a ses limites : l’apparition d’un organe nouveau dans une lignée héréditaire qui en était dépourvue ne fut jamais constatée. La mue du transformisme en évolutionnisme s’imposa donc.

Le mot évolution – mot fourre-tout, insubmersible – est suffisamment vague pour recouvrir n’importe quel changement. De plus, la capacité d’adaptation qui différencie l’être vivant de l’être inerte fournit les innombrables modifications qui semblent justifier la thèse évolutionniste. Reste que le changement du nom ne change pas la chose. Avec le recul du temps (un siècle quand même !) les mutations, presque toutes régressives, n’ont pas fourni le processus salvateur attendu ; elles montrent même l’inverse : la dévolution.

Les tares héréditaires s’accumulent au rythme d’une centaine de mutations par génération humaine, et désormais nul ne croit plus à l’émergence progressive, spontanée du surhomme. Même l’idée eugéniste, c’est-à-dire celle d’une amélioration dirigée de la race, du patrimoine génétique, a pris l’eau. Certes, les éleveurs savent développer des variétés domestiques utiles à l’homme. Mais la vélocité du Lévrier ou la productivité laitière de la Frisonne se payent par une moindre rusticité. Le chat siamois, livré à la rue, s’abâtardit en chat de gouttière. Surtout, la consanguinité affaiblit les lignées, et les essais dirigés par Himmler pour produire une race aryenne supérieure, même s’ils avaient été prolongés, n’auraient pas abouti : l’apparence visible, le phénotype, ne se superpose pas mécaniquement au génotype. L’eugénisme contemporain opère donc par une élimination fondée sur les gènes, en leur supposant à tort un rôle déterminant et déterministe, et en ignorant les processus compensatoires que permet la pléiotropie3 des gènes. Mais il est clair qu’éliminer les inaptes ne fait apparaître aucune information fonctionnelle nouvelle dans le génome des plus aptes.

Triple échec, donc, du mythe du progrès appliqué à l’homme. On peut penser que le transhumanisme est – sans le dire – comme l’aveu de cet échec. L’amélioration, qui n’est pas apparue spontanément comme venant de l’intérieur de l’être, sera maintenant provoquée par l’extérieur, grâce à un ajout externe. À défaut du surhomme, ce sera donc le cyborg (organisme cybernétique), c’est-à-dire la prétention de faire mieux que le Créateur. Mais le mieux est l’ennemi du bien.

Au début de la Genèse, à la fin de chaque Jour de la Création à partir du troisième, il est dit : « et Dieu vit que cela était bon (טוב tov, en hébreu) », et le sixième Jour, après la formation de l’homme, il est précisé : « et Dieu vit que tout ce qu’Il avait fait était très bon (אדטוב מ tov mehod, un superlatif) ». La Création avant la Chute était donc achevée, complète, naturellement parfaite. Or, peut-on perfectionner ce qui est physiquement parfait ? Le perfectionnement présuppose une insuffisance au départ. Mais ce n’est pas ainsi que se présente la Nature : rien ne manque aux êtres vivants. Un organe supplémentaire leur serait une gêne, un encombrement. Le ver de terre n’a rien à gagner en se dotant d’ailes… Il faut donc applaudir à la chirurgie réparatrice qui restitue, du moins en partie, l’intégrité fonctionnelle d’un organe. Mais l’idée que l’on fera mieux que Dieu est une illusion.

L’homme peut faire autre chose (les OGM, les plastiques), mais il s’y trouvera toujours des effets secondaires, indirects, qu’il faudra assumer et compenser. Il est paradoxal que l’écologisme prône, à juste titre, le respect de la Nature en général, mais accepte par ailleurs la mise à l’écart du concept de nature dès qu’il s’agit de l’homme.

Si les individus ont tous leurs défauts, leurs limites, leurs carences, leurs difformités, voire leurs handicaps physiques ou mentaux, la nature humaine en elle-même est parfaite en tant que forme générale de l’espèce. Il ne lui manque rien. Elle constitue un tout harmonieux et admirable. Prenons l’image du sculpteur qui taille et polit la pierre. Peu à peu la statue prend forme et l’œuvre se découvre. Alors vient un moment où l’artiste doit s’arrêter : le coup de ciseau supplémentaire serait de trop et détruirait l’harmonie de la statue.

Le transhumanisme ne se propose pas de compenser les défauts et imperfections individuelles comme le font le prothésiste, l’opticien, ou tout pédagogue. Il prétend améliorer l’espèce en tant que telle, ce qui présuppose qu’elle est perfectible, donc incomplète. Il y a là une erreur d’analyse, une fausse vision du monde, oubliant son harmonie initiale, méconnaissant la Chute originelle et ses effets. Il est clair qu’une erreur foncière sur la nature humaine ne produira jamais les fruits espérés. Oui à la réparation des défauts individuels ! Non à la chirurgie transformatrice de l’espèce, qui serait inévitablement une déformation !

S’ajoute ici une dimension nouvelle, la dimension politique. Outre le mythe du progrès, le XVIIIe siècle a promu une autre grande erreur : la haute mission – mais impossible –, chez les dirigeants, de faire le bonheur de leurs sujets. Nos philosophes vantaient un « despotisme éclairé ». Le mot despotisme – fût-il inspiré de Byzance – n’est plus très porteur et l’on a cessé de l’employer, mais l’idée, pour les élites, de savoir mieux que les gens ce qui est bon pour eux, est toujours d’actualité. Au fond, on changea de civilisation, le but de l’homme n’étant plus le salut éternel, mais le bonheur terrestre, un bonheur impulsé de l’extérieur et non mérité par une disposition intérieure.

L’échec est patent, puisque le taux de suicides est plus élevé dans nos sociétés avancées que dans les sociétés traditionnelles, et plus élevé chez les vedettes ou les célébrités que dans les classes besogneuses, au contact quotidien de leurs limitations d’argent ou de biens matériels et intellectuels. Le transhumanisme est donc une fausse solution politique : repousser collectivement les limites des capacités du corps, de la vivacité mentale ou de la mémoire, est une erreur sur ce que sont la vraie nature et les vrais besoins des hommes. Disons « oui » à l’innovation réparatrice : par exemple faire produire de l’insuline humaine par des porcs OGM pour soigner les diabétiques. Mais disons « non » à la prétention élitiste d’améliorer l’homme sans lui demander son avis.

Le Créateur va-t-il laisser libre cours au tranhumanisme dont le but est de Le défier en déformant son œuvre ? Il est vraisemblable que nous serons bientôt fixés.


1 Ce scientisme, alors naissant, vit peut-être ses derniers moments. Les récentes palinodies savantes autour du Covid ont démontré plus que suffisamment à quel point la science est, elle aussi, une activité humaine avec tout ce que cela entraîne.

2 A. de CONDORCET, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795), Paris, Flammarion, 1988, p. 323.

3 Pléiotropie, du grec πλείων pléiôn « plus nombreux » et τρόπος tropos « direction, manière » : le fait que la plupart des gènes ont plusieurs fonctions et commandent plusieurs synthèses protéiques.

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