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Par Henri Charlier
Le vote par ordre1
Résumé : Vouloir tout réduire à la quantité est un des travers de la société contemporaine, faisant de chaque personne un numéro indifférencié et interchangeable. Il n’y a là nulle fatalité. Le vote par ordre, par exemple, constitue une procédure subtile mais sage, permettant de représenter les collectivités réelles qui constituent l’armature d’un pays.
… Le fond du problème est que le nombre ne fait pas le droit. C’est là-dessus que les idées fausses seront le plus difficilement vaincues et c’est à ce sujet que les conflits naîtront le plus facilement. Il y a un droit naturel, une morale naturelle contre lesquels le nombre n’a droit à rien, ne signifie rien. Cent hommes peuvent avoir tort et un seul représenter le droit naturel et la raison. Il faut donc enseigner avant toute chose la morale et la justice pour que la majorité des hommes recule devant les atteintes à la justice que leur conseilleraient leurs passions. On fait le contraire : on a mis en doute, dans l’enseignement même, tous les principes. Les partis politiques ne font guère qu’exciter les passions et rendre impossible l’observation des règles de droit naturel…
… Ce n’est pas autre chose que la « fascination de la quantité« , comme dit Claudel. Donnons aussitôt un exemple qui fasse comprendre combien cette justice de la quantité est opposée à la véritable nature des choses. Voici 400 paysans, éleveurs, habitants d’un village, qui ont du lait à vendre ; quelques industriels laitiers qui leur achètent pour faire de la crème, du fromage et du beurre. Et quelques commerçants qui vendent ces produits. Ils ont besoin de s’assembler pour régler des intérêts professionnels en vue, par exemple, d’un marché commun. Votera-t-on au suffrage universel ? Non. Les producteurs de lait sont de beaucoup les plus nombreux ; les intérêts légitimes des laitiers et des commerçants seraient, certainement, injustement sacrifiés.
Le résultat serait qu’il n’y aurait pas d’organisation interprofessionnelle et que chacun tirerait à soi au détriment de tous.
Il faudra voter par ordre comme aux états-généraux autrefois. Par exemple 3 représentants des producteurs, 3 des laitiers, 3 des commerçants ; et on verra tour à tour laitiers et producteurs s’imposer aux commerçants (par exemple par une marque d’origine), commerçants et industriels imposer aux producteurs une qualité de lait, commerçants et producteurs fixer aux laitiers une marge de profits… Si cette organisation interprofessionnelle ne s’impose pas, à chaque échelon (canton, pays…) on aura une mainmise des technocrates de l’administration qui prendront des décrets à tort et à travers… Le monde ouvrier comprend très bien tout cela : il ne lui vient même pas à l’idée de faire voter au suffrage universel les conventions collectives en mêlant les voix de 3 directeurs, 10 cadres et 200 ouvriers. « L’ordre » est une notion naturelle. Ce n’est point par justice qu’on y a renoncé, mais par une fausse idée d’égalité. Les hommes sont tous inégaux en dons naturels et c’est à l’avantage de la société humaine quant celle-ci daigne observer la loi morale. Je suis bien aise qu’il y ait des gens plus habiles que moi pour assembler un meuble, faire la soupe ou calculer la poussée d’un moteur. La justice ne demande l’égalité que devant la justice ; là il ne doit y avoir d’acceptation de personne. Mais cela fut connu de tout temps. St-Louis, Charlemagne, Salomon sont célèbres pour les exemples qu’ils en ont donné…
La justice de la quantité telle qu’elle domine aujourd’hui est issue des idées fausses sur l’égalité qu’a répandues J.J. Rousseau. Quelle confiance donner à un idéologue qui écrit : « Commençons par écarter tous les faits… » Quel aveu !…
… On fait voter les gens sur de grands problèmes auxquels ils n’entendent rien… Nous-mêmes votons tous les 4 ans pour le premier venu dont nous ne connaissons pas la pensée, sur un programme assez général pour permettre ensuite n’importe quoi. Nous votons contre un autre que nous jugeons pire, sans aucun espoir de voir tenues des promesses que nous savons impossibles de tenir.
… Cette souveraineté dérisoire nous importe peu et le nombre des abstentionnistes montre que bien des gens pensent comme nous, qui votons tout de même. Ce simulacre n’est défendu avec énergie que par les parlementaires qui en vivent…
On supprime les libertés élémentaires là où les gens sont compétents là où ils sont responsables, là où ils sont intéressés à ce que les choses aillent pour le mieux. Des producteurs de lait votant entre eux ne seront pas toujours d’accord, mais ils savent pourquoi et la majorité représente non des passions, mais des intérêts véritables découlant de faits connus et constatés. C’est dans ces sociétés élémentaires que se forment les vrais hommes d’Etat. Il suffirait de réunir les chefs élus de ces sociétés primaires dans le canton, le pays, la province, pour avoir une représentation véritable des élites de la nation. Mais le suffrage universel a pour objet d’éliminer ces élites naturelles ; ce sont les assemblées locales, les assemblées de métier et de province que suppriment tous les tyrans, tandis que le suffrage universel leur convient très bien… Le saint Pape Pie IX appelait ce système : le mensonge universel.
La consultation du peuple doit se faire dans la sphère où la qualité prévaut, où la compétence existe, au niveau des communautés élémentaires. Les systèmes inventés pour faire prévaloir la justice de la quantité sur le droit sont mortels pour les nations qui s’y asservissent…
Quand les agriculteurs veulent se faire entendre, il leur faut barrer les routes ; quand les ouvriers croient avoir à se plaindre ils occupent les usines. Ils ne sont pas représentés (ni les industriels, ni les commerçants, ni les professions libérales, ni les artisans). Mon arrondissement est en majorité peuplé de gens qui vivent de la terre. Mais le député représente le parti qui paye les frais de son élection. Et les agriculteurs se trouvent eux-mêmes divisés entre les différents partis d’une manière purement artificielle….
…. Car le suffrage universel individuel, où les électeurs sont assemblés uniquement par leur domicile, sans tenir compte ni de leur travail, ni de leur famille, ni de leur fonction dans la société, aboutit à ne représenter que les désirs individuels, les ambitions personnelles et finalement des passions faciles à exciter par des démagogues exercés.
Le suffrage universel est, de toutes les institutions, le plus aisément influençable par les passions basses… C’est pour dominer facilement que, dès 1789, nos révolutionnaires instituèrent ce mode de représentation qui divise les sociétés naturelles…
… Proudhon disait : « De ces deux choses (la destruction de la féodalité et l’organisation de la cité économique) la Révolution n’a accompli à grand peine que la première ; l’autre a été complètement oubliée. De là cette espèce d’impossibilité de vivre qui travaille la société française… » Nous en sommes toujours au même point, après des révolutions sanglantes prêtes à renaître, après plus de 20 constitutions politiques qui jamais ne touchent au fond du problème.
… Une société qu’on veut organiser sans souci des bases naturelles de toute société n’est pas viable. Ces bases sont la famille, le métier, la paroisse, la province… Nous devons éliminer de nos institutions tout ce qui favorise la division entre citoyens comme le parlementarisme tel qu’il existe (non la représentation) ; la multiplicité des syndicats (non la participation) : « toute société divisée contre elle-même périra« .
1 Extraits de La Réforme politique (DMM, 1997), choisis par B. Guillemaind.