Partager la publication "Les Pères de l’église et le début de l’astronomie moderne (ie partie)"
Par Eon Claude
Résumé : Considérée comme la plus noble des sciences, l’astronomie, par certains côtés, jouissait d’une grande importance dans l’Antiquité. Cependant, les Pères de l’Église y virent très vite un danger : celui de s’arrêter aux choses de ce monde et de détourner les esprits de la recherche de Dieu, donc comportant le risque évident de développer une vaine curiosité. Déjà Socrate avait critiqué une science des astres lointains combinée avec l’ignorance de ce qui est au plus près de nous : notre âme. Ces objections, soulevées en particulier par saint Ambroise de Milan et saint Augustin d’Hippone, expliquent pourquoi les premiers astronomes européens insistèrent tant, dans la préface de leurs livres, pour démontrer l’utilité aussi bien spirituelle que pratique de leur science.
Lorsque nous ouvrons un manuel sur les débuts de l’astronomie moderne, nous trouvons habituellement un chapitre célébrant la noblesse et la dignité de l’astronomie. Dans tous ces textes, l’importance pratique de l’astronomie pour les individus et pour la société, ainsi que son importance pour renforcer la piété en découvrant l’ordre divin dans le monde sont bien soulignées. Pourquoi les premiers astronomes trouvaient-ils nécessaire de relever l’utilité, la salubrité théologique et la portée religieuse de livres par ailleurs très techniques par nature ? Plusieurs auteurs pensent que cet accent avait pour but d’empêcher l’astronomie d’être associée à la magie et aux disciplines occultes [astrologie…]. Mais il y a peut-être une autre explication à cette admiration envers l’astronomie : il est possible que ce fût une réponse aux réserves relatives à l’astronomie exprimées par quelques Pères de l’Église.
Depuis l’Antiquité grecque jusqu’au XIXe siècle, l’évaluation morale des connaissances se rapportait aux motifs de la recherche théorique. L’étiquette générale pour les motifs illégitimes se nommait curiositas, la « curiosité ». Certains philosophes avaient déjà mis en question le sens d’un savoir qui n’apporterait aucun avantage temporel ou spirituel dans la vie quotidienne. Par conséquent, l’idée émergea souvent, chez les philosophes grecs, que la connaissance, la science, le savoir n’avaient de légitimité que s’ils pouvaient contribuer à la perfection morale, au salut individuel ou au bien commun. Ce sera d’ailleurs la position de l’Anglais Francis Bacon (1561-1626). Quelques Pères de l’Église dénoncèrent comme illégitime et répréhensible toute connaissance théorique ne pouvant servir ni à l’édification de l’Église, ni au salut, ni même à la compréhension de Dieu. Dans la littérature patristique, l’astronomie fut souvent vue comme un exemple de curiosité inutile sur des sujets inaccessibles. Pour ces Pères, l’astronomie symbolisait trois aspects de curiosité malsaine : la futilité d’une connaissance qui ne contribuait pas au salut ; un désir de connaissance impropre à l’homme et réservé à Dieu seul ; une expression d’arrogance humaine essayant de limiter l’omnipotence divine.
Futilité de l’astronomie
Les Pères de l’Église, en général, n’ont pas cherché à élaborer une cosmologie chrétienne basée sur la Bible pour remplacer l’astronomie grecque. L’une des raisons de ce manque d’intérêt était leur ferme conviction que les investigations sur les phénomènes célestes étaient inutiles et inappropriées. Lactance, (240-320) par exemple, approuva la condamnation socratique des recherches sur la nature. Pour lui, Socrate fut plus sage que les autres philosophes parce qu’il comprit qu’aucun des mystères du monde ne pouvait être vérifié. Il s’abstint donc humblement de chercher à connaître le cosmos.
Avoir l’intention de tout connaître de l’univers, commente Lactance, serait non seulement absurde, mais même impie parce qu’elle implique une curiosité concernant les secrets de la Providence divine. Socrate doit donc être loué pour son manque d’intérêt pour la nature, qu’il résuma par la formule : quod supra nos nihil ad nos, « ce qui est au-dessus de nous, n’est rien pour nous. » Lactance s’empressa de souligner que cette formule ne concernait que l’indifférence envers les objets célestes et non pas envers la religion1. Pour les philosophes grecs, la seule connaissance légitime est celle qui aide l’être humain à s’orienter dans la vie et lui permet d’atteindre à la béatitude2.
Le christianisme accepta le primat socratique de la connaissance de soi-même et l’idée que la connaissance de la nature est sans valeur et inutile pour la béatitude. Les auteurs chrétiens soulignèrent, d’ailleurs, que la Bible elle-même met l’homme en garde contre son intérêt pour la nature et l’invite à s’occuper d’abord de quelque chose de plus proche que les corps célestes, de la chose la plus proche de toutes : lui-même.
Qui a dirigé l’esprit du Seigneur, et quel a été son conseiller pour l’instruire ?
Avec qui a-t-il tenu conseil, pour qu’il l’éclaire ?
(Is 40, 13-14).
Où étais-tu quand Je posais les fondements de la terre ? Dis-le, si tu as l’intelligence (Jb 38, 4).
Lactance utilise la formule socratique pour dévaluer l’intérêt porté aux choses que l’homme ferait mieux d’ignorer parce que sa vie ne doit pas se concentrer sur la connaissance de la nature, mais sur la compréhension spirituelle des origines transcendantes de ce monde :
C’est ce qui a fait que les Grecs ont donné à l’homme le nom d’anthrôpos, parce qu’il regarde en haut3. Ainsi, on peut dire que ceux qui n’ont point les yeux élevés vers le ciel, et qui ne pensent uniquement qu’aux choses terrestres, renoncent pour ainsi dire à la qualité d’homme et abdiquent leur état, à moins qu’ils ne se figurent que la structure droite et élevée de l’homme ne soit pas un attribut particulier que Dieu lui ait donné. Ce n’est pas en vain que Dieu a voulu que nous eussions toujours la tête élevée vers le ciel. De tous les animaux et de tous les oiseaux, il n’y en a presque point qui puisse voir le ciel ; mais cette faculté a été accordée à l’homme, afin qu’il puisse y chercher son Créateur et son Maître qui y fait son séjour ; et, ne pouvant pas le voir face à face, le contempler au moins en esprit et l’adorer avec ardeur, c’est certainement ce que ne peut pas faire celui qui s’amuse à adorer de l’airain ou de la pierre, toutes choses terrestres (LACTANCE, Institutions divines II, 1, 17 +).
Vous êtes nés, dites-vous, pour regarder le ciel et le soleil ! Qui vous a commandé de les regarder, et quel intérêt avez-vous à le faire ? Est-ce pour louer la grandeur et la beauté de cet ouvrage ? Confessez donc qu’il y a un Dieu qui en est l’auteur, et qui vous a créés vous-mêmes, afin que vous fussiez les témoins et les admirateurs des beautés du monde. Vous êtes persuadés que c’est un extrême avantage de regarder le ciel et le soleil : que ne rendez-vous donc de profondes actions de grâces à Celui de qui vous tenez ce bienfait ? […] Nous sommes nés non pour regarder les créatures, mais pour considérer le Créateur élevé au-dessus de l’univers qu’il a créé et qu’il gouverne (Ibid., III, 9).
Selon les philosophes grecs et romains, l’observation de la splendeur visible des cieux apporte la béatitude des dieux célestes dans l’âme humaine. C’est pourquoi l’astronomie était considérée, surtout par les stoïciens, comme la forme la plus noble de l’activité intellectuelle. Les œuvres de Lactance, cependant, montrent que le christianisme apporta un changement important au but à donner à l’observation du ciel.
Les chrétiens spiritualisèrent l’idéal contemplatif de cette observation et le relièrent à l’idéal socratique prônant la connaissance de soi-même et l’inutilité de la connaissance de la nature. Le résultat fut une dévalorisation de l’astronomie en tant qu’activité intellectuelle. À la différence des dieux païens, le Dieu chrétien n’habite pas dans le ciel, on ne peut Le trouver que dans l’âme humaine. C’est pourquoi, dans la littérature patristique, l’astronomie était souvent assimilée à la « sagesse de ce monde » que saint Paul dénonce :
Car il est écrit : « Je détruirai la sagesse des sages, et J’anéantirai la science des savants. »
Où est le sage ? Où est le docteur ? Où est le disputeur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde 4 ? (1 Co 1, 19-20).
La preuve de cette dévalorisation de l’intérêt pour le ciel des astronomes apparaît dans les commentaires sur la Genèse. Le texte le plus ancien chez les Pères grecs est ici l’Hexaêméron [du grec ἑξαήμερον « de six jours »] de saint Basile de Césarée (329-379), qui eut une grande influence sur tous les autres Hexaêméron, à commencer par celui de saint Ambroise de Milan (333-397), auteur de l’un des premiers Hexaêméron en latin.
Dans ses homélies sur la création, le saint évêque ne cherche pas à présenter une cosmologie chrétienne. Comme les autres Pères, il veut défendre l’autorité de l’Écriture contre la sagesse du monde et inviter ses lecteurs à une foi plus authentique en décrivant la beauté et l’ordre de la création. Se référant à l’Épître aux Romains de saint Paul disant : « Ce qu’il y a d’invisible depuis la création du monde se laisse voir à l’intelligence à travers ses œuvres… » (Rm 1, 20), saint Basile développe l’idée que l’intérêt pour les choses visibles devrait conduire à la connaissance de leur invisible Créateur :
Enfin le monde n’a pas été fait sans motif et au hasard, mais pour une fin utile, pour le plus grand avantage des êtres raisonnables, puisqu’il est en effet pour ces êtres une école où ils s’instruisent, où ils apprennent à connaître la divinité, puisque par les objets visibles et sensibles, il les conduit à la contemplation des invisibles5[sur Rm 1, 20].
À longueur de pages, saint Basile montre que l’intérêt pour la nature n’est justifié que s’il sert à l’édification de l’Église, ou à conduire les hommes à la connaissance du Créateur et à une vie vertueuse. Par exemple, il utilise le monde des animaux comme source d’exemples de comportement vertueux :
Si nous examinons en détail tous les soins que les animaux ont de leur vie, sans qu’ils aient d’autre maître que la nature, ou nous serons excités à veiller sur nous-mêmes et à pourvoir au salut de nos âmes, ou nous serons plus condamnables si nous sommes trouvés inférieurs même aux brutes (IX, 3).
En ce qui concerne l’astronomie, saint Basile s’en tient aux questions de base : place de la terre dans le cosmos, forme de l’univers et forme de la terre :
…Pour ce qui regarde la terre, n’examinons pas avec trop de curiosité quelle est son essence, ne nous fatiguons pas à raisonner sur sa substance propre, n’allons pas chercher une nature qui par elle-même soit dépourvue de toute qualité… Je vous exhorte à laisser là toutes ces recherches, à ne pas examiner non plus sur quoi la terre est fondée… Nous devons nous dire à nous-mêmes et à ceux qui nous demandent sur quoi est appuyé ce lourd et immense fardeau de la terre : « Il tient dans Sa main les fondements de la terre » (Ps 94, 4). C’est le parti le plus sûr pour régler notre esprit, et le plus utile à ceux qui nous écoutent (I, 10).
Ces quelques lignes donnent le ton de cette première homélie dont la philosophie est que comprendre la nature des cieux n’est pas important pour un chrétien et que la recherche des bonnes solutions en cosmologie entraîne inutilement les chrétiens dans de vaines discussions avec les païens, qui ont proposé toutes sortes d’explications contradictoires.
Cette dévalorisation de l’astronomie constitue un renversement complet de l’estime dans laquelle cette science, la première de toutes en vérité, était tenue par toutes les civilisations anciennes en Mésopotamie, Égypte, Grèce, civilisations précolombiennes, etc. Dans ces sociétés, le prêtre et le roi ou l’empereur fondaient leur autorité sur leur capacité à prévoir les événements célestes, notamment les éclipses, jugées de mauvais augure.
Chez les Pères latins, saint Ambroise, fortement inspiré par saint Basile, confirme qu’un chrétien ne doit connaître que ce qui est nécessaire, c’est-à dire utile au salut :
Laissons ces hommes à leurs disputes dans lesquelles ils se contredisent. Ce qui suffit à notre salut, ce ne sont pas les disputes des raisonneurs, mais la doctrine – non pas l’habileté de l’argumentation, mais la fidélité de l’esprit – selon laquelle nous devons servir non une créature mais notre Créateur6.
Les sages de ce monde, dans leur effort pour décrire et mesurer la terre et les cieux, s’exposent aux pièges des démons, ils perdent la lumière de l’Église et ne la voient plus. Les deux auteurs ont des conclusions similaires sur la forme de la terre. Ils ne mettent pas en doute la science grecque de la sphéricité de la terre, mais doutent que de telles questions aient un sens quelconque pour un chrétien (Basile IX, 1) :
Pour moi, je ne me porterai pas à mépriser notre formation du monde parce que le serviteur de Dieu, Moïse, n’a point parlé de la figure de la terre, qu’il n’a point dit qu’elle a 180 000 stades de circonférence, parce qu’il n’a point mesuré l’espace de l’air dans lequel s’étend l’ombre de la terre lorsque le soleil a quitté notre horizon ; parce qu’il n’a pas expliqué comment cette même ombre approchant de la lune cause des éclipses. Quoi ! parce que l’Écriture se tait sur des connaissances qui nous sont inutiles, préférerais-je une sagesse insensée aux oracles de l’Esprit Saint ?
Les recherches astronomiques ne contribuent en rien au salut et ne rendent pas hommage au Créateur. Pour les auteurs des différents Hexaêméron, l’astronomie ne remplit pas les critères d’une connaissance à laquelle les chrétiens devraient s’intéresser.
Les premiers astronomes étaient parfaitement conscients des objections des Pères de l’Église et ils se sentirent naturellement obligés de défendre leur science. Dans les introductions à leurs traités d’astronomie, on trouve souvent une brève histoire de cette science affirmant que Dieu en a fait don à Adam et aux Patriarches et que sa légitimité en dérive. Dans la tradition aristotélicienne et stoïcienne, les premiers astronomes considéraient le ciel comme un haut et noble lieu, le plus proche de Dieu, préservé des turbulences terrestres. Ils soulignaient souvent l’importance de l’astronomie pour la connaissance de Dieu et de ses attributs. Ce fut naturellement le cas des jésuites astronomes aux XVIe et XVIIe siècles. L’un des plus célèbres, Christopher Clavius (1538-1612), dans l’introduction à son commentaire sur le De Sphæra de Sacrobosco, écrit que l’astronomie est un chemin vers le Dieu suprême. Un autre jésuite astronome bien connu, Giovanni Battista Riccioli (1598-1671), dans l’introduction à son Almagestum novum mentionne les réserves envers l’astronomie de saint Augustin et de saint Ambroise, mais affirme que l’astronomie est la science la plus noble et royale, conduisant les hommes directement dans la Maison de Dieu : qua intramus in ipsam Dei domum7.
Les astronomes protestants soulignaient également l’importance de l’astronomie pour la connaissance de Dieu. Melanchthon, en particulier, recommandait l’étude de l’astronomie comme un moyen de connaître Dieu ; il introduisit l’idéal stoïcien de l’homme contemplator cœli dans le programme de l’éducation protestante. Caspar Peucer, Erasmus Reinhold, Joachim Rheticus tiennent tous le même discours sur la vocation de l’astronomie comme chemin vers Dieu. Le cas du luthérien Tycho Brahe (1546-1601) est particulièrement intéressant8. Dans son discours inaugural sur les mathématiques, à l’Université de Copenhague en 1574, il utilisa la Bible pour démontrer l’ancienneté de l’astronomie et pour réfuter les objections des Pères contre cette science. Il fit remonter l’origine de l’astronomie au-delà des Égyptiens et d’Abraham, au troisième fils d’Adam et Ève, Seth, en s’appuyant sur les sources juives de Philon et de Flavius Josèphe. « Quant à la théologie, si Tycho pouvait montrer que la contemplation des cieux prenait sa racine ultime dans les patriarches bibliques, ceci atténuerait certainement toute opposition provenant de la prohibition biblique supposée envers l’astronomie9. » La conviction de Tycho Brahe venait de sa lecture de Genèse 1, 14-18, où Dieu dit qu’Il a placé le soleil, la lune et les autres corps célestes « pour servir de signes pour les fêtes, les jours et les années ». Ainsi, les corps célestes sont les servants de Dieu, non seulement pour montrer la beauté et l’harmonie de Ses œuvres, mais pour indiquer aux hommes qui décryptent les cieux le Conseil divin, habituellement caché aux profanes :
Dans quel but ce sage et prévoyant Créateur date l’univers aurait-il créé les lois si merveilleuses et si inébranlables du mouvement des corps célestes, si diverses et pourtant si harmonieuses, s’il avait voulu que les hommes pour qui, principalement, il avait créé le monde visible, restassent dans leur ignorance. Il désira plutôt que ces sujets soient étudiés avec zèle afin que sa majesté et sa sagesse puissent être vues et honorées par les hommes. Par conséquent… je considère que rien ne convient mieux à la nature de l’homme et plus en harmonie avec la raison pour laquelle l’homme a été créé et placé sur terre, le centre de l’univers, que, regardant de sa position centrale ces corps brillants… il puisse passer sa vie heureusement et… reconnaissant Dieu comme le Créateur de ces œuvres variées et très sages, devrait l’ honorer, le louer et le révérer à juste titre.
Michael Maestlin (1550-1631), le maître de Kepler, répète dans toute son œuvre que l’astronomie conduit ad gloriam nominis Dei. À la fin de son Mysterium Cosmographicum (1596), Johannes Kepler (1571-1630) rappelle à ses lecteurs que le but de toute recherche astronomique est « la connaissance, l’admiration et le culte du Dieu omniscient ». Kepler croyait que Dieu avait créé le monde selon des lois géométriques et que l’intelligence humaine était adaptée à comprendre cette structure géométrique de l’univers. Dieu géométrise éternellement et l’homme a été créé à son image.
Durant le XVIIe siècle, souligner le rôle de l’astronomie pour comprendre Dieu devint pratique courante pour démontrer l’importance religieuse de l’astronomie. En rejetant les objections de certains Pères et de quelques théologiens de leur temps, les astronomes essayaient de prouver que l’astronomie était une activité convenable pour les chrétiens, à cause de son importance pour le salut. Cette insistance montre qu’à cette époque, les réserves quant à l’intérêt de l’astronomie pour la société étaient encore bien vivaces.
Le vice de curiosité10
De nos jours, la curiosité des scientifiques est plutôt tenue pour une vertu. Il n’en a pas toujours été ainsi. Pour Aristote, la première ligne de sa Métaphysiqueaffirme que « Tous les hommes ont, par nature, le désir de connaître.» Mais d’autres philosophes grecs ont apporté quelques restrictions, notamment Socrate. « La primauté qu’il accorde à la connaissance de soi de l’homme, appelle en corollaire à se demander si à travers lui la philosophie de la nature de ses prédécesseurs n’est pas disqualifiée pour avoir détourné l’attention de l’essentiel11… » Idée que nous retrouverons chez les Pères de l’Église, objet principal de notre propos. En effet, le christianisme allait donner une coloration morale à la curiosité scientifique et souligner son association au péché originel. Le premier auteur auquel tous les écrivains ultérieurs auront recours est saint Paul :
« Car il est écrit : « Je détruirai la sagesse des sages et j’anéantirai la science des savants » Où est le sage ? où est le docteur ? où est le disputeur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde ? »(1Co19, 20).
« La science enfle, tandis que la charité édifie » (1 Co 8, 1).
« Ô Timothée ! garde le dépôt, en évitant les discours vains et profanes et tout ce qu’oppose une science qui n’en mérite pas le nom ; quelques-uns, pour en avoir fait profession, ont erré dans la foi » (1 Tm 6, 20-21).
Saint Basile, dans son Hexameron, ne traite pas particulièrement de la curiosité, se contentant de montrer, on l’a vu plus haut, l’inutilité spirituelle de l’étude de l’astronomie.
Dans son Hexaêméron, saint Ambroise accuse l’astronomie d’augmenter l’arrogance chez les gens du peuple. Mesurer la terre et l’univers est tenu par l’archevêque de Milan pour une expression de vanité scientifique, car cela revient à oser entreprendre une tâche qui ne peut être faite que par Dieu seul, selon les paroles du prophète hébreu :
Qui a mesuré les eaux dans le creux de sa main,
Estimé l’étendue des cieux à l’empan,
Jaugé au boisseau toute la poussière de la terre,
Pesé les montagnes au crochet,
Et les collines à la balance ? (Is 40, 12).
« Qui alors a l’audace de mettre sa science sur le même plan que Dieu ? L’homme présume-t-il de présenter comme un savoir ce que Dieu a scellé par ses déclarations majestueuses et sibyllines12 ? »
L’astronome essayant de mesurer les cieux et la terre, non seulement néglige le salut de son âme mais commet un blasphème en cherchant à savoir ce que Dieu s’est réservé pour Lui-même. Ainsi les astronomes tentent de pénétrer des mystères qui ne doivent pas être compris des hommes.
Augustin, dans le 5e livre de ses Confessions, relie l’astronomie à l’orgueil :
Vous [Dieu] ne vous découvrez qu’aux cœurs contrits, et vous êtes impénétrable aux superbes; leur curieuse industrie sût-elle d’ailleurs le compte des étoiles et des grains de sable, la mesure de l’étendue céleste, eût-elle exploré la route des astres ! (V, 3, 3).
Il y aussi cet autre danger : l’accomplissement de leurs prédictions donne aux astronomes une suffisance excessive.
Saint Augustin avertit les astronomes de ne pas oublier que leur capacité d’assembler le savoir leur a été donnée ; il leur rappelle qu’ils devraient se souvenir du donateur de ce cadeau. Les succès théoriques donnent aux astronomes une vanité orgueilleuse ; mais Dieu ne peut être trouvé par l’orgueilleux (nec inveniris a superbis). Pour l’évêque d’Hippone, les prédictions astronomiques sont un exemple d’une connaissance consciente de la création, mais pas de son origine transcendante, ni de sa contingence. Par conséquent, elle oublie sa dépendance et ses limites. Puisque la pratique de l’astronomie est viciée par la curiosité et l’orgueil, elle devient presque un péché aux yeux de saint Augustin. Bien que la curiositas n’ait jamais été considérée comme un péché mortel, dans l’une de ses lettres le grand évêque suggère que trois sortes de vices comprennent tous les péchés : le plaisir de la chair, l’orgueil et la curiosité [voir 1 Jn 2, 16].
En outre, selon lui, l’astronomie ne contribue en rien au bonheur. La connaissance théorique ne peut être une fin en soi et pour soi ; elle doit toujours être orientée vers l’obtention du bonheur. Or, le bonheur ne peut être trouvé qu’en Dieu, la seule connaissance justifiée est donc celle qui montre à l’âme le chemin vers Dieu et son union avec Lui :
Et voilà la vie heureuse, se réjouir en vous, de vous et pour vous ; la voilà, il n’en est point d’autre ! La placer ailleurs, c’est poursuivre une autre joie que la véritable. Et cependant, la volonté qui s’en éloigne s’attache encore à son image (Confessions X, 22, 32).
Dans son De Doctrina christiana, saint Augustin recommande à ses lecteurs de garder en mémoire l’avertissement apostolique « La science enfle, tandis que la charité édifie » (1 Co 8, 1). La science peut devenir utile uniquement grâce à la charité. Sans l’amour du prochain et de Dieu, la science devient diabolique. L’astronomie mathématique grecque ne peut pas remplir ces conditions.
Comprendre les phénomènes célestes ne bénéficie en rien à la grâce et c’est pourquoi cette science s’avère une pure curiosité. Dans ses Confessions, saint Augustin admet pourtant l’utilité des recherches astronomiques et il insinue même qu’elles l’aidèrent à se libérer de l’hérésie manichéenne. Il écrit cependant :
Seigneur, Dieu de vérité, vous plaît-il celui qui sait tout cela ? Malheureux qui le sait et vous ignore ! Heureux qui l’ignore et vous connaît ! Et celui qui a cette double science n’est heureux que par vous seul, si, vous connaissant, il vous glorifie comme Dieu, s’il vous rend hommage, s’il ne se dissipe pas dans la vanité de ses pensées (Confessions V, 4, 7).
La seule sorte de connaissance apportant le bonheur est la sagesse (sapientia) que les hommes ne peuvent obtenir par eux-mêmes, parce que cette connaissance a une origine surnaturelle dans la grâce de Dieu. La sagesse humaine ne peut apporter le bonheur qu’indirectement, lorsqu’elle ne s’attache pas au monde créé, mais devient un marchepied pour le long voyage vers Dieu13.
Dans les écrits du saint Berbère, le manque d’intérêt pour la nature du monde s’accompagne d’un élargissement spirituel de la formule de Socrate appelant à passer de la nature à sa propre âme où l’on trouve Dieu. Les recherches astronomiques – mesurer la distance entre les corps célestes ou prévoir leur position – servent sans cesse à saint Augustin d’exemples de curiosité injustifiable, unie à l’incapacité de passer du monde visible à soi-même et à Dieu. De plus, l’astronomie lui offre un bon exemple, parce qu’elle traite des objets les plus éloignés de l’homme, formant un impressionnant contraste avec ce qui lui est le plus proche et intime : son âme. Parfois, l’évêque semble suggérer que ses objections à l’astronomie tiennent à son message final : au lieu de s’accrocher aux choses trop éloignées, l’homme devrait se tourner vers son âme où il peut trouver Dieu.
Les premiers philosophes et savants modernes répliquèrent aux accusations de curiosité par une nouvelle notion : l’utilité14. L’exploration de la nature n’est ni une fin en elle-même, ni un intérêt déplorable pour des choses inutiles parce qu’elle apporte de nombreux bénéfices. L’Anglais Francis Bacon (1561-1626) légitima l’intérêt pour la nature, en prétendant que c’était la récupération du pouvoir et de la souveraineté que l’homme possédait au Paradis :
« Ce n’est pas le plaisir de la curiosité… qui est le véritable but de la science… mais un rétablissement et un réinvestissement (en grande partie) par l’homme de la souveraineté et du pouvoir qu’il possédait dans son premier état de création » (Valerius terminus, ch. 3).
« Car l’homme, par la chute, a perdu et son état d’innocence et son règne sur la création. Or, l’une et l’autre perte peuvent, jusqu’à un certain point, être réparées en cette vie même : d’abord par la religion et la foi, ensuite par les arts et les sciences15 » (Novum Organum, Livre II, 52).
Les philosophes et astronomes qui suivirent la voie de Bacon tentèrent de prouver que l’astronomie n’explore pas le monde sans un but spirituel, mais qu’elle pouvait apporter un bénéfice individuel et collectif. Par exemple, Copernic, dans l’esprit de l’humanisme de la Renaissance, souligna le rôle de l’astronomie pour atteindre au vrai bonheur :
« Bien que tous les arts nobles servent à écarter des vices l’esprit de l’homme et à le conduire vers de meilleures choses, cette fonction peut être encore mieux remplie par cet art [l’astronomie] lequel procure aussi un extraordinaire plaisir intellectuel. Car, lorsque l’homme s’occupe de choses qu’il voit établies dans l’ordre le plus parfait et gouvernées par une direction divine, est-ce que leur contemplation inlassable et une certaine familiarité qu’il en a ne le pousseront pas vers le meilleur et vers l’admiration pour le Créateur de toutes choses, en qui sont tout bonheur et tout bien ? » (Copernic : De Revolutionibus).
Ces propos sont une réponse aux réserves de saint Augustin envers l’astronomie. Copernic n’entendait pas répondre directement aux textes de l’évêque africain, mais il avait conscience de la nécessité de légitimer l’astronomie en soulignant qu’elle conduit au bonheur qui ne peut être trouvé finalement qu’en Dieu. Après avoir montré l’importance de l’astronomie pour la conversion vers Dieu, Copernic mentionne brièvement son importance pour d’autres disciplines, l’Église et la société. Ses contemporains, par exemple Rheticus, montrèrent longuement l’importance de l’astronomie pour l’agriculture, la médecine, la poésie, la mécanique, la statique, la géographie, la vie civile, la guerre, le commerce, etc. À la différence des philosophes, par conséquent, les astronomes ne défendirent pas l’utilité de leur discipline en lui assignant un rôle absolu, tel que de renverser les conséquences de l’expulsion du Paradis. Plus pragmatiquement, ils défendirent l’utilité pratique de l’astronomie.
L’ambition peccamineuse de la science des astres de franchir les limites assignées à l’homme fut rejetée en faisant valoir son utilité élémentaire. L’astronomie se justifiait elle-même parce qu’elle faisait partie inextricablement d’autres champs d’activité humaine qui n’avaient pas été exposés à un tel arsenal théologique. À cet égard, la condamnation de l’astronomie aurait conduit au rejet de toutes ces disciplines, dont beaucoup étaient utiles à l’Église et à la vocation missionnaire de la religion chrétienne, comme les astronomes le rappelaient souvent à leurs auditoires.
Johannes Kepler, qui voulait initialement être pasteur, reçut une excellente éducation théologique (luthérienne) à Tübingen. On peut donc supposer qu’il était parfaitement au courant des objections faites à l’astronomie. C’est peut-être pourquoi, au début de la seconde partie de son Astronomia nova (1609), il précise que la science des astres n’est pas une sorte de caprice humain, mais que les êtres humains sont directement appelés par l’astronomie. Une voix divine invitant les gens à apprendre cette science est imprimée dans le monde lui-même. Pour cette raison, cette discipline scientifique n’est pas une intrusion mue par la curiosité et la vanité dans des secrets inutiles et vains. Dieu Lui-même appelle l’homme à connaître le monde. Dans l’une de ses Lettres, Kepler explique que lorsque nous découvrons la structure géométrique du monde, nous ne commettons aucune sorte de péché :
« Ces découvertes sont à la portée de l’esprit humain. Dieu a voulu que nous les connaissions. Lorsqu’il nous a créés à son image, Il a voulu que nous partagions ses propres pensées… C’est de la folie de croire que nous faisons ainsi de l’homme un Dieu (hominem Deum faciamus) : les intentions de Dieu sont inexplorables, pas ses œuvres matérielles16. »
Pour justifier la légitimité de l’astronomie, Kepler souligne qu’en explorant les cieux, l’homme est rétabli dans sa mission initiale d’être imago Dei. L’astronomie n’a pas l’ambition de pénétrer les mystères que Dieu s’est réservé pour Lui-même. L’astronomie se contente d’explorer le monde physique corporel, mais c’est justement le genre d’activité qui permet aux hommes de trouver Dieu dans leur cœur.
1 LACTANCE, Institutions divines, III, 20, 1-20.
2 P. HADOT, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, Gallimard, 1986 ; et La Philosophie comme manière de vivre, Paris, Albin Michel, 2001.
3 Ndlr. Étymologie imagée, l’adverbe ἀνα ana, « en haut, au-dessus » + τρόπος tropos, « tour, direction ».
4 Cf. R. BRAGUE, La Sagesse du monde. Histoire de l’expérience humaine de l’univers, Paris, Le Livre de Poche, 2002.
5 Traduction de l’Hexaêméron sur le site de Philippe REMACLE : « remacle.org »
6 Saint AMBROISE, Hexaêméron , I, 6, 24.
7 Mordechai FEINGOLD (Ed.), Jesuit Science and the Republic of Letters, MIT, 2003.
8 Cf. James R. O’HANLON The Earthmovers, Kolbe Center, 2022, p.146.
9 Kenneth J. HOWELL, «The Role of Biblical Interpretation in the Cosmology of Tycho Brahe », Studies in The History and Philosophy of Science, 1996.
10 Voir H. BLUMENBERG, La Légitimité des temps modernes, Paris, Gallimard, 1999, 3e partie : « La curiosité théorique en procès », p. 257 – 516.
Voir aussi L. DASTON & K. PARK, Wonders and The Order of Nature, New York, Zone Books, surtout chap. 3 & 8.
11 H. BLUMENBERG, op. cit., p. 274.
12 S. AMBROISE, Hexaêméron VI, 2,7. Ma traduction à partir de St Ambrose : The Fathers of the Church, Catholic University of America Press, vol. 42, p. 231.
13 Saint AUGUSTIN, De Trinitate, XII, 15, 25.
14 Cf. S. GAUCKROGER, The Emergence of a Scientific Culture, p. 41-44.
15 Voir P. HARRISON, Curiosity, Forbidden Knowledge and The Reformation of Natural Philosophy in early Modern England, ISIS (2001) 92, 265-290.
Et The Fall of Man and the Foundations of Science, Cambridge UP, 2007.
16 Lettre à Herwart, 9 & 10 avril 1599. N° 117.