Partager la publication "La science rejoint-elle l’être ?"
Par Hubert SAGET
Résumé : La « preuve » de l’existence de Dieu par l’ordre observé dans le monde avait déjà cours dans l’Antiquité. On la trouvait dans un discours d’Octavius l’Africain, en l’an 211, comme on la retrouve chez les scolastiques ou même chez Kant. Mais les découvertes de la science actuelle, et tout spécialement de la biologie, redonnent à cette démarche une force décuplée par la minutie et la complexité à l’œuvre dans chaque être vivant. « C’est l’athéisme qui est difficile », conclut H. Saget à la suite d’Etienne Gilson, puisque le hasard ne peut créer de formes ni même les entretenir. Mais c’est encore un éloge indirect à la grandeur de notre liberté, que de voir un savant comme Jacques Monod se rebeller devant l’évidence.
Dieu serait injuste si la foi était une question d’intelligence ou de savoir, comme le suggère la fameuse formule : un peu de science éloigne de Dieu, beaucoup de science en rapproche.
Mais Dieu est juste, aussi la foi est-elle largement indépendante du plus ou du moins d’intelligence des individus, comme le démontre l’existence de croyants et de négateurs, de tous les niveaux et de tous les milieux ; la foi est une question de liberté : inégaux par l’intelligence, les hommes sont en effet égaux par la liberté, qui est simplement la faculté que nous avons de dire « oui » ou de dire « non », d’acquiescer ou de refuser, faculté par laquelle les hommes les plus différents sont égaux entre eux, égaux à Dieu lui-même ainsi que Descartes l’affirmait.
Mais il faut tout de suite nuancer : la foi n’est pas pour autant étrangère à la « raison », entendue au sens, cette fois, de la « lumière naturelle », commune à tous les hommes, refusée aux animaux, et qui est un absolu non susceptible de degrés.
Et en ce sens, tout homme venant au monde est capable de comprendre l’argument de simple bon sens, du célèbre discours d’Octavius, Africain vivant à Rome, qui s’exprimait ainsi, en l’année 211 de notre ère, en vue de prouver à son ami Cécilius, l’existence de Dieu à partir de la seule expérience que nous ayons de la nature.
« Je suppose, dit Octavius, que vous entriez dans une maison dont les appartements sont magnifiquement meublés, et où tout est dans l’ordre le plus parfait : pourriez-vous, à ce spectacle, douter qu’il n’y eût dans la maison un maître qui veille à tout, et dont la nature est bien supérieure à celle des ameublements que vous admirez ? De même quand vous envisagez le ciel et la terre, et que vous considérez l’harmonie et l’enchaînement, qui de différents êtres, forment un ensemble admirable, vous ne pouvez révoquer en doute l’existence d’un Seigneur suprême, qui par ses perfections efface l’éclat des astres, et qui est infiniment plus digne d’admiration que tous les ouvrages de ses mains ».
Cette preuve, pour être à la portée des esprits les plus ordinaires, n’en a pas moins une force et une évidence que toute la subtilité imaginable ne peut ni éluder ni affaiblir.
Elle revient à faire observer que le « plus » ne saurait sortir du « moins », ou que l’ordre ne saurait émerger spontanément du chaos, sans avoir été conçu et réalisé par une intelligence qui lui soit supérieure, seule capable d’en rendre compte, ou plus simplement encore que tout effet doit avoir une cause qui soit à sa hauteur, et que même si cette cause demeure cachée, nous sommes invinciblement amenés à l’idée de son existence, à partir de la connaissance de ses effets. Il y a là une exigence de la raison humaine, que l’expérience a toujours vérifiée.
Et c’est encore dans cette figure que raisonnera Kant, seize siècles plus tard, dans un passage bien connu de la « Critique du jugement » : « Supposez, dit-il à peu près, que sur le sable d’un désert que je croyais inhabité, je découvre régulièrement tracée, une forme géométrique, par exemple un hexagone : jamais je n’arriverai à penser que le hasard de causes « dépourvues de raison », dit-il, les vents, les pas des animaux, aient pu susciter l’apparition de cette figure, pourtant si simple ; et toujours je serai obligé d’invoquer une cause invisible pour l’expliquer, c’est-à-dire une intelligence, un esprit, qui l’ait conçue et réalisée ; ce qui fait dire à Kant que l’hexagone (ou toute autre figure régulière) est possible en raison seulement, c’est-à-dire impossible en vertu de la « déraison » des mouvements purement fortuits des grains de sable les uns par rapport aux autres, sous l’influence de ces causes « déraisonnables » que sont les vents ou les pas des animaux.
De cela, nous sommes intimement, immédiatement persuadés, et aucun sophisme ne peut nous convaincre du contraire : l’hexagone tracé sur le sable, devient tout de suite le signe d’une invisible présence, celle de l’être dans un monde que nous avions jusqu’alors cru abandonné au néant. L’hexagone devient ainsi la marque de l’être, le chiffre de l’être, et c’est le principe de la signification de toutes les « formes » qui se détachent sur le fond de neutralité générale du monde : si du tableau noir pouvaient sortir des figures ou des lettres, celles que j’y trace seraient dépourvues de sens et de valeur. Pour qu’elles puissent en avoir une et représenter l’esprit, il faut que de cette surface, abandonnée à elle-même, rien à tout jamais ne puisse sortir. C’est la condition nécessaire de toute signification, comme manifestation de l’esprit.
Il faut encore ajouter, ce que Kant ne dit pas, que si je reviens voir dans un mois, dans un an, comme dit Bérénice, ce qu’il sera advenu de l’hexagone, son effacement, sa destruction, seront fonction croissante du temps. Autrement dit le hasard, incapable de le construire, est fort capable de le détruire. Il le détruira même nécessairement, à moins que l’auteur du geste créateur ne vienne rafraîchir la figure qu’il avait tracée. Laissée à elle-même, la forme hexagonale artificiellement apparue, ne saurait que disparaître.
Plus simplement encore, si je vois une voiture mise en marche sans chauffeur, faire cent mètres sur la route sans verser dans le fossé, j’admettrai que ce soit possible par hasard. Si je la vois aller de Dunkerque à Bayonne sans accident, je ne croirai jamais qu’elle ait pu le faire sans avoir été guidée par une conscience, capable de connaissances et d’action.
Pour citer encore un exemple, Adolphe Thiers dans son Histoire du Consulat et de l’Empire, compare les deux batailles simultanées d’Ulm, livrée par Moreau, et de Marengo, menée par Bonaparte. Et il observe qu’une bataille dirigée par un génie supérieur comme le Premier consul, ne laissait aucune place au hasard, que tout y était prévu, jusqu’au moindre détail : « Il n’y a pas de détails », dira Napoléon.
Il avait tout organisé et disposé en vue du franchissement si imprévisible des montagnes, jusqu’aux bourreliers et maréchaux-ferrants, comme dans un organisme vivant où tout est ordonné de façon hautement cohérente ; qu’en revanche dans un affrontement commandé par un esprit de moindre envergure, comme Moreau, il y avait encore des « combats de hasard », qui n’avaient été voulus par aucun des deux partis, et qui témoignaient d’une imperfection dans la maîtrise des événements.
Le propre du hasard est donc de révéler l’absence ou la carence d’un pouvoir organisateur.
Alors pourquoi recourir au hasard comme principe d’explication de l’ordre du monde, comme le font plus ou moins ouvertement ceux qui nient l’existence d’une intelligence créative, comme l’a fait expressément Jacques Monod dans Le Hasard et la Nécessité ?
A celui qui refuse une causalité intelligente et transcendante, il ne reste pas d’autre alternative pour expliquer le monde qu’une causalité aveugle et immanente. Qu’est-ce que le hasard ? La définition universellement acceptée, celle de Cournot, le nomme « rencontre de séries causales indépendantes ». La rencontre de deux véhicules au coin d’une rue n’est un hasard, que si elle n’a été voulue par aucun des deux conducteurs, si elle est donc étrangère à toute intention, à toute volonté intelligente. Si l’un des deux chauffeurs a voulu tuer l’autre, ou se suicider, ce n’est plus un hasard. Il suffit donc que l’esprit s’avance, pour que le hasard recule. En revanche, le retrait de l’esprit engendre le hasard. Qu’est-ce qu’un monde abandonné au hasard ? C’est un univers d’où l’esprit est absent, et c’est encore ce que montrent les jeux de hasard, où le seul fait de jeter le dé, de l’abandonner à l’espace, suffit à engendrer la fortuité.
Or l’athéisme en est réduit, pour expliquer le monde, à invoquer une causalité de cette sorte, puisque par principe il refuse d’y voir le produit d’une intelligence organisatrice. Il ne lui reste plus alors d’autre ressource que la relation purement extérieure, résultant de l’appartenance à l’espace, des choses et des êtres de l’Univers.
Et entre ces deux termes, le hasard de l’espace ou l’anti-hasard de l’esprit, il n’y a pas de position médiane, pas de nuance intermédiaire : c’est ou l’un ou l’autre qui régit le monde. Nous sommes acculés à ce dilemme ; celui qui rejette l’idée d’un Créateur, se trouve invinciblement renvoyé à l’autre terme de l’alternative, la causalité aveugle de la pure extériorité : causalité de l’être ou causalité du néant.
Mais il doit alors prendre garde, car sa position est dangereuse : si on lui démontre que le hasard n’est pas créateur, qu’il est même uniformément destructeur, qu’il ne saurait donc engendrer rien qui ressemblât à un être, à un ordre, à une structure intelligente et cohérente, alors il se trouvera obligé d’admettre l’existence d’une cause qui soit à la hauteur de cet effet que constitue l’harmonie du monde et l’existence des êtres organisés : il sera obligé, s’il est de bonne foi, de convenir que dans un monde où le hasard dégrade si manifestement l’information, l’existence des formes organisées de toute nature, celle en particulier des êtres vivants, témoigne d’une causalité d’un tout autre ordre que le simple fait de « rencontre » des séries causales dans l’espace, le seul pourtant que le matérialiste en soit réduit à invoquer. C’est l’athéisme qui est difficile, comme l’observait déjà Gilson.
« S’il est de bonne foi », il devra reconnaître l’impuissance créative du hasard pur, et de cette impuissance conclure à l’existence d’une puissance analogue, encore qu’infiniment supérieure à celle de l’esprit humain. Mais encore faut-il qu’il le soit. Et s’il ne l’est pas, rien ne pourra l’y contraindre, car les preuves de l’existence de Dieu s’adressent à notre liberté. C’est pourquoi saint Thomas d’Aquin préférait parler de voies qui mènent à Dieu plutôt que de preuves : Dieu ne peut pas être prouvé comme par une démonstration de géométrie. Sinon la foi n’aurait aucun mérite, et du reste tout le monde croirait.
C’est pourquoi la conclusion dont nous parlons ici est à la fois nécessaire et libre. Nécessaire, car il est absolument impossible, et nous le savons de science certaine, que l’ordre émerge spontanément du non-être, c’est une exigence absolue de la raison, que confirme toute l’expérience ; libre cependant car la cause du monde est invisible et ne saurait être connue que de façon indirecte, par la grandeur de ses effets.
Et il sera toujours possible à l’athée d’objecter qu’on ne « voit » pas l’auteur du monde, comme dans l’exemple d’Octavius, où son existence est inférée de l’harmonie que je constate dans la disposition de l’intérieur de la maison.
C’est donc plutôt par la critique des pseudo-explications scientistes que l’on se trouve conduit vers la seule explication qui rende vraiment compte de l’ordre du monde, et qui est celle de l’existence d’un être transcendant.
« L’amour recherche la liberté comme liberté », a écrit Jean-Paul Sartre, en parlant de l’amour humain. Il voulait dire par là que lorsqu’un homme s’intéresse à une femme, tout ce qu’il obtient en réponse à ses avances n’a de valeur que si cela émane de la liberté de cette femme. Tout ce qui est obtenu en amour sous la contrainte est par là même dévalué. Il y a donc un rapport d’essence entre l’amour et la liberté.
Cela s’applique aussi à l’amour divin : si donc on pose l’amour divin comme premier, il s’ensuit la liberté humaine comme seconde, et le mal qui vient seulement en troisième place, comme possibilité de refus.
Il fallait donc que la situation de l’homme par rapport à la Vérité fût ce qu’elle est en effet. Il fallait qu’en sa présence même, l’homme demeurât libre, et donc qu’il y eût « assez d’obscurité pour que ceux qui veulent se damner se damnent », comme dit Pascal, mais aussi « assez de clarté pour les condamner et les rendre inexcusables ».
Depuis Pascal, l’obscurité semblait s’être épaissie, avec les tentatives d’explication matérialiste de la vie. Elle s’est dissipée aujourd’hui, par le progrès même de la science, au point que la clarté ne fut jamais aussi grande. C’est cette situation que nous évoquons ici.
« Depuis la création du monde, dit saint Paul dans l’Epître aux Romains, les perfections invisibles de Dieu se découvrent aux yeux de l’intelligence par les œuvres créées, tant sa puissance, son éternité, que sa divinité ». Aussi les hommes sont-ils « inexcusables », ajoute-t-il, de n’avoir pas cru en Dieu.
Combien plus inexcusables encore sont ceux qui, pour justifier leur incroyance, se retranchent derrière une science contemporaine qui appelle au contraire la Révélation.