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Par Rostand Jean
SCIENCE ET TECHNIQUE
« Les rationalistes fuient le mystèrepour se précipiter dans l’incohérence. »
(Bossuet)
Répétons-nous, sur l’évolution, des contes de fées pour grandes personnes ? Réflexions d’un biologiste autour de quelques ouvrages récents1
Jean Rostand
Résumé : Biologiste par vocation, mais aussi académicien, le libre-penseur Jean Rostand croit au déterminisme dans le fonctionnement des « machines vivantes » et refuse d’y voir les productions d’un Ingénieur divin. Il voudrait donc une science qui expliquât l’origine des êtres vivants et une telle science – semble-t-il – existe et a même pignon sur rue sous le nom de transformisme ou de théorie de l’évolution. J. Rostand ne lui connaît d’ailleurs qu’un seul opposant qualifié, Louis Bounoure. Il croit donc en l’évolution, mais c’est un croyant malheureux. Dans cet article célèbre, qui fit la « une » du Figaro littéraire, ce rationaliste se considère comme « condamné à croire », et en une « indigeste énormité »… Il lui reste toutefois une conviction : on ne peut admettre une finalité pour l’apparition de l’homme, comme le fit Teilhard, si on se contente d’une causalité mécanique pour construire l’escargot !
On ne vit pas pendant plus d’un demi-siècle en familiarité avec la vie animale sans s’être formé certaines opinions, plus ou moins précises, plus ou moins arrêtées, sur la nature et l’origine du monde vivant. En dépit de tous les raisonnements logiques dont on essaiera de les justifier ensuite, ces opinions tiennent d’abord à notre sensibilité personnelle, et aussi à la somme d’expérience qui s’est peu à peu déposée en nous et dont la synthèse s’est spontanément opérée en notre esprit.
Cette « philosophie biologique », tout intuitive, que sécrète inévitablement le naturaliste, est généralement indépendante de sa « philosophie » tout court ; mais il lui sera toujours loisible de les relier l’une à l’autre, car on n’imagine guère d’opinion biologique qui ne se puisse finalement concilier avec n’importe quelle croyance métaphysique ou religieuse.
Lorsqu’il considère les organismes vivants que lui présente la nature, le biologiste se sent assez volontiers enclin à ne reconnaître en eux que des problèmes qui soient à sa portée et dont il estime qu’on doit pouvoir venir à bout avec l’aide du temps et le raffinement des moyens techniques. Tous les faits constatés, tous les phénomènes de fonctionnement, de nutrition, de sexualité, de reproduction, voire de développement et de comportement, finiront – il n’en doute guère – par se laisser interpréter en termes de causalité physico-chimique. Hormones, inducteurs, catalyseurs, enzymes, molécules, réactions en chaîne, osmose, feedbacks, etc. : autant de concepts purement matériels dont l’emploi devient de plus en plus usuel et efficace dans l’analyse des phénomènes vitaux, et qui ont définitivement supplanté, dans le vocabulaire explicatif, les notions dites « vitalistes » contre lesquelles déjà s’insurgeait Claude Bernard. Il n’est plus aujourd’hui un homme de laboratoire, quelle que soit sa philosophie secrète, qui, en présence d’une manifestation vitale dont les conditions lui échappent, croirait avoir dit quelque chose en invoquant un «principe directeur », une « entéléchie », une « âme organique », une « force vitale ».
La grande loi du déterminisme commande souverainement en biologie, comme dans les autres sciences de la nature ; et si des objections se sont naguère élevées contre elle, ce n’est pas du camp des biologistes qu’elles provenaient mais, assez paradoxalement, du camp des physiciens.
Toutefois, la vie organique pose d’autres énigmes que celles de la « phénoménologie vitale », et c’est peut-être à bon droit que Claude Bernard séparait absolument cette dernière (objet de la physiologie) de « la morphologie organique dont le naturaliste (zoologiste et botaniste) étudie les lois, mais qui nous échappe expérimentalement et qui n’est pas à notre portée ».
Qui ne voit, en effet, qu’à prendre les organismes vivants dans leur condition actuelle, dans leur facture présente, on s’est d’avance exonéré du plus lourd du problème. On assiste au fonctionnement de mécanismes tout faits, tout montés et préparés à vivre, à fonctionner, à agir, à se reproduire ; chaque « machine vivante » possède en elle tout ce qu’il faut, non seulement pour entretenir son existence, mais encore pour propager indéfiniment son modèle par le moyen de ces « micromachines » que sont les cellules reproductrices.
Mais comment tout cela s’est-il formé ? Comment se fait-il que toutes ces machines soient ainsi ajustées et agencées ? Comment est apparu ce monde organique qu’elles composent, et où nous figurons comme la plus singulière et apparemment la plus perfectionnée de toutes, puisque – machine à vivre et à penser tout à la fois – nous avons le privilège de pouvoir réfléchir sur notre propre fonctionnement ?
Depuis la naissance de la cybernétique, et surtout depuis qu’on a fabriqué des organismes artificiels, doués de régulation et capables d’une conduite assez analogue à la conduite instinctive de certaines bêtes, la comparaison s’est faite, de plus en plus poussée, de plus en plus insistante, entre les machines nées de la nature et les machines sorties de la main humaine. Et d’ailleurs, bien auparavant, les comparaisons ne manquaient pas, séduisantes s’il en fût, entre les ouvrages de l’art et les ouvrages de la nature, car ne retrouve-t-on pas en ceux-ci des instruments, des appareils, des « outils » qui, par la netteté de leur structure et la précision de leur fonctionnement, ont vraiment l’air d’avoir été voulus et évoquent invinciblement, dans un esprit non prévenu, l’idée d’une fabrication intentionnelle ?
Pour les biologistes qui voient dans les machines vivantes des « automates divins » – comme disait Leibniz – et directement produits par le Créateur tout comme les machines humaines le sont par l’ingénieur et par l’artisan, la question est d’avance résolue. Mais une telle opinion se fait de plus en plus rare, et l’on citerait maints biologistes catholiques dont l’exigence ne le cède à aucune en matière d’explication causale des apparentes finalités biologiques.
Pour rendre compte de la genèse des êtres organisés, on s’accorde généralement sur la nécessité de la concevoir comme graduelle, progressive, fractionnée. Ce serait par étapes successives que les mécanismes vitaux se seraient constitués tels qu’ils sont de nos jours, étant bien entendu qu’à chaque étape leur structure devait être capable d’assurer et leur existence et leur propagation.
Cette théorie du transformisme ou de l’évolution – à laquelle, en France, ne contredit qu’un seul biologiste, mais de haute classe, M. Louis Bounoure – peut faire valoir en sa faveur un ensemble imposant d’arguments assez persuasifs et tirés des disciplines les plus variées : paléontologie, anatomie comparée, embryologie, etc.; mais elle a surtout pour elle d’être l’unique hypothèse rationnelle dont on dispose, puisque, si nous en refusons le bénéfice, nous n’avons plus d’autre ressource que d’admettre la création directe et indépendante des espèces ou (ce qui, en fait de miracle, revient à peu près au même) leur formation directe par génération spontanée.

Est-ce à dire que la théorie de l’évolution donne à l’esprit toute satisfaction et tout apaisement ?
Non, certes, car, d’une part, elle laisse délibérément sans réponse la formidable question de l’origine de la vie et, d’autre part, elle ne propose que des solutions illusoires au problème, non moins formidable, de la nature des transformations évolutives.
Les principales d’entre ces solutions se rattachent, comme on sait, ou à la conception lamarckienne ou à la darwinienne.
Suivant la première, les êtres vivants ont évolué, peu à peu, sous l’influence des circonstances externes, les modifications acquises se transmettant à la progéniture et s’accentuant à chaque génération pour réaliser, en fin de compte, une « adaptation » structurale et fonctionnelle de l’organisme. La théorie repose, on le voit, sur un double postulat, à savoir que l’organisme, en vertu d’on ne sait quelle finalité immanente, ajuste sa structure aux conditions d’existence et que les caractères acquis sont hérités par la descendance.
Or, s’il est vrai que les organismes vivants possèdent une certaine faculté d’accommodation ou d’adaptation, en revanche nous ne voyons jamais en eux, à l’instigation du milieu, s’ébaucher même la genèse d’une structure nouvelle. De plus, et sans même faire état des graves difficultés théoriques que soulève la transmissibilité des caractères acquis, il faut convenir que tous les faits d’expérience déposent contre la réalité de ce phénomène : les caractères acquis restent strictement individuels, ils n’affectent pas le germe et, partant, ne s’intègrent pas au patrimoine héréditaire de la lignée.
Quant à l’autre théorie – mutationniste, ou néo-darwinienne –, elle rapporte l’évolution à des variations spontanées de la substance héréditaire : ici, ce n’est plus le corps qui parle en premier, c’est le germe. Ses changements (mutations) sont brusques, fortuits, indifférents par rapport au milieu ; mais, parmi eux, la sélection naturelle fera son tri, éliminant toutes les innovations fâcheuses et laissant persister seulement celles qui procurent un avantage à l’espèce.
Cette théorie offre sur le lamarckisme l’évidente supériorité que les « mutations » dont elle fait état sont une réalité positive, et même d’observation courante ; mais elles sont le plus souvent – pour ne pas dire toujours – privatives, nocives, détérioratrices et, en tout cas, n’apportant à l’organisme que de vénielles retouches, elles sont parfaitement incapables de tirer une espèce neuve d’une ancienne : à plus forte raison – même en leur accordant des millions et des millions de siècles pour opérer – sont-elles incapables d’avoir entraîné les bouleversements structuraux que nous sommes tenus d’imaginer dans le passé de la vie lorsque nous affirmons, au nom de notre foi transformiste, que les poissons sont nés des invertébrés, les batraciens des poissons, les reptiles des batraciens, les mammifères des reptiles.
Disons-le franchement – et sur ce point nous serons pleinement d’accord avec la vigoureuse et brillante critique de M. Bounoure2 –, les deux grandes doctrines de l’évolution, lamarckisme et mutationnisme, nous semblent aussi naïves, enfantines l’une que l’autre, et nous estimons qu’il serait temps de faire table rase de ces contes de fées pour grandes personnes.3
Alors quoi ?
Allons-nous, avec Albert Dalcq, nous rabattre sur ces hypothétiques variations de l’œuf qu’il qualifie d’onto-mutations pour les distinguer des mutations orthodoxes, manifestement incompétentes ? Mais, tant que nous n’aurons pas assisté à l’une de ces « onto-mutations », que gagnons-nous à baptiser doctement notre ignorance ?
Allons-nous, avec les biologistes soviétiques, croire qu’il suffise de laisser choir le bandeau de l’idéalisme bourgeois pour voir, à tout moment et en tous lieux, les espèces se muer en d’autres espèces, et le blé devenir seigle ou orge ou avoine, et les bonnes herbes se convertir en mauvaises herbes ? Mais nous savons bien qu’il n’y a là aucun espoir sérieux pour l’homme de science.
Allons-nous, en désespoir de cause, avec Cuenot, Vandel et d’autres « mutationnistes insatisfaits », parler d’invention germinale, d’anti-hasard ? Mais ce serait encore se payer de mots, puisque nous savons bien que jamais nous n’avons vu un germe inventer quoi que ce fût, ni jamais la vie témoigner de cette fameuse aptitude à faire échec au hasard…
Proclamerons-nous que l’évolution se déroule trop lentement pour que nos moyens d’investigation en puissent recueillir les signes, ou – et préférablement à mon sens – admettrons-nous que l’évolution est révolue et que les organismes d’aujourd’hui ne possèdent plus, même à un moindre degré, les capacités évolutives qui appartenaient à leurs ancêtres ?
Mais on ne se dissimule pas la faiblesse, la paresse d’une telle hypothèse et, si vraiment le passé fut si différent du présent, alors chacun devient libre d’imaginer à sa guise le comment de l’évolution : le lamarckien imaginera une matière vivante encore plus plastique, et telle que, du corps aux germes, les acquisitions se pouvaient transmettre ; le mutationniste imaginera des mutations d’une amplitude bien supérieure à tout ce qu’il connaît ; le partisan de l’invention ou de l’anti-hasard imaginera des germes inventifs et pourvus de facultés contre-aléatoires, etc. On peut même, ni plus ni moins gratuitement, penser que l’évolution organique se relie à l’évolution cosmique et que la genèse de la vie et la genèse des espèces ne furent possibles qu’à certains stades de l’expansion de l’univers.
Le plus simple serait de reconnaître très loyalement que nous ne savons rien sur les causes de l’évolution.
Dans cette nuit où nous sommes, on nous demande parfois de faire tout au moins un choix philosophique entre les thèses purement mécanistes, qui ne veulent connaître que la causalité matérielle, et les thèses finalistes, qui recourent aux concepts spirituels d’invention ou d’intention ; il s’agirait, en somme, de choisir entre un déterminisme qui est l’unique objet de la connaissance objective et une finalité qui ne nous est connue que par l’expérience subjective.
Pour ma part, je ne consens à opter ni pour une explication qui en serait une si elle n’était pas si mauvaise, ni pour une autre qui serait excellente si elle en était une. Et ce double refus n’est pas, je l’avoue, pour m’inquiéter outre mesure, car l’histoire des idées scientifiques abonde en ces sortes de vicieux dilemmes où la sagesse n’était que de ne point prendre parti.
Il est fort intéressant de relire aujourd’hui – en 1957 – l’article qu’écrivait, au lendemain de L’Origine des espèces (1859), l’illustre naturaliste anglais Thomas Huxley, qui devait devenir un des plus vigoureux champions du darwinisme naissant4.
Il nous y expose la décision d’agnosticisme où il se tenait avant que ne fût présentée la théorie de la sélection naturelle, et comment il renvoyait dos à dos les partisans de la Genèse biblique et ceux de la transformation des espèces : « Je m’imagine que la plus grande partie d’entre ceux de mes contemporains qui réfléchissaient sérieusement à ce sujet étaient à peu près dans mon propre état d’esprit, c’est-à-dire disposés à répondre autant aux mosaïstes qu’aux évolutionnistes : la peste vous emporte tous deux, et prêts à se détourner d’une discussion interminable et en apparence stérile pour travailler dans le champ fécond des faits dont l’on peut s’assurer. »
Cette position doublement sceptique semblait à Huxley la seule raisonnable, la seule légitime, puisque : « premièrement, les preuves en faveur de la transmutation étaient absolument insuffisantes et, en second lieu, aucune des suggestions qui avaient été faites concernant les causes de la transmutation supposée n’était en quoi que ce soit suffisante pour expliquer les phénomènes. »
Eh bien, je tiens que nous en sommes revenus – pour moitié – à la situation où l’on se trouvait avant Darwin.
Si nous sommes obligés et comme condamnés à croire en l’évolution, en revanche nous en sommes encore à attendre « une suggestion suffisante » concernant les causes des transformations d’espèces.
Nous en sommes encore à attendre une supposition «qui puisse être acceptée par quiconque raisonne avec prudence » (Huxley). Et j’ajouterai que peut-être même nous sommes en moins bonne posture qu’en 1859 car, ayant vainement cherché pendant un siècle, nous avons un peu l’impression d’avoir épuisé le champ des hypothèses. En outre, la nature vivante apparaît comme encore plus stable, plus fixe, plus rebelle aux transmutations qu’elle n’apparaissait avant qu’on n’eût bien distingué entre variabilité héréditaire et variabilité acquise.
Il serait bon, je pense, et scientifiquement sain, de se pénétrer de cette conviction que, lorsque nous parlons d’évolution, nous nous accordons une nature imaginaire, douée de pouvoirs radicalement différents de tout ce qui nous est scientifiquement connu.
Le monde postulé par le transformisme est un monde féérique, fantasmagorique, surréaliste… Cela, nous sommes tentés de l’oublier un peu à force de raconter l’histoire de la vie comme si nous y avions nous-mêmes assisté et de décrire avec force détails les avatars du pied du cheval ou des molaires des éléphants.5
Quant à moi, et contrairement à M. Bounoure, je suis convaincu que cette féerie a eu lieu et qu’elle a précédé la calme réalité qu’observe aujourd’hui le naturaliste. Je crois fermement – parce que je ne vois pas le moyen de faire autrement – que les mammifères sont venus des lézards, et les lézards des poissons, mais quand j’affirme, quand je pense pareille chose, j’essaie de ne point méconnaître quelle en est l’indigeste énormité et je préfère de laisser dans le vague l’origine de ces scandaleuses métamorphoses que d’ajouter à leur invraisemblance celle d’une interprétation dérisoire.
Si je suis et veux rester agnostique quant aux procédés de l’évolution, en revanche je ne puis me défendre d’avoir une opinion sur la genèse de notre espèce.
Comme je l’ai dit maintes fois déjà, et le redirai encore à l’occasion, je ne puis attribuer à l’homme, quelle que soit sa prééminence organique et surtout psychique, une essence et une origine privilégiées. 6
Je nous vois « tous fondus ensemble », comme parlait Darwin. J’ignore ce qui a fait les corps vivants, mais je ne doute pas que nous ne soyons tous ouvrages du même auteur, que tous nous ne sortions du même atelier, que, pour nous faire, on n’ait usé des mêmes procédés, des mêmes talents ou du même génie. En tous les vivants, je crois discerner le même style, la même marque, la même technique. Tous ils m’étonnent pareillement, ils me posent des problèmes similaires, obtiennent de moi le même degré d’ébahissement et d’incompréhension.
S’il est un sentiment que je ne puis partager, c’est celui qui, pour expliquer l’animal, se contente de la causalité mécanique et, s’agissant de l’homme, croit devoir faire appel à autre chose. Ou hasard partout, ou intention partout… Si le hasard a suffi pour construire l’escargot, il avait compétence pour parachever le cerveau humain. S’il n’a pas suffi, ajoutons-y, pour l’un et pour l’autre, la même source d’inconnu, la même qualité de mystère.
Non moins étrangère à mes façons de voir m’apparaît la conception de l’évolutionnisme chrétien, qui donne à l’homme seul une âme véritable, ayant dimension surnaturelle et immortalité.
« Dans la perspective métaphysique, les animaux n’ont qu’un principe spirituel immergé dans 1’unité ; l’homme seul a une âme véritable, mais tout aussi immergée dans la matière… Cette âme, nous la recevons à la formation du nouvel individu. Là où l’animal n’aura que la formation biologique du composé, l’homme aura la vraie création de l’âme spirituelle, mais indissociable de sa participation à la constitution biologique du composé humain. »
Ainsi s’exprime le docteur Paul Chauchard dans un très beau livre7, loyal et courageux, qui invite au dialogue croyants et incroyants de bonne foi.
C’est, en somme, à quelques nuances près, la même opinion que soutenait Teilhard de Chardin8 et qu’il appuyait d’une argumentation émouvante mais relevant d’une logique plus affective que rationnelle.
Selon Teilhard, il n’était pas « pensable » que l’évolution organique eût abouti à l’esprit humain, si celui-ci ne dût compter sur une destinée sans fin, car, autrement, le mouvement ascensionnel de la vie eût abouti au plus cruel des échecs : l’homme prenant conscience de la vanité de ses entreprises et cessant de collaborer à une tâche promise au néant :
« Les éléments du monde refusant de servir le monde parce qu’ils pensent. Plus exactement encore, le monde se refusant lui-même en s’apercevant par réflexion. Voilà le danger. Ce qui, sous l’inquiétude moderne, se forme et grossit, ce n’est rien moins qu’une crise organique de l’évolution… Rien ne continuera plus si nous quittons la table, et rien non plus ne peut nous forcer à y rester assis. Le jeu en-vaut-il la peine ? Ou sommes-nous des dupes ? Question à peine formulée encore au cœur de l’homme, habitué depuis des centaines de siècles à « marcher ». Mais question dont le simple murmure, déjà perceptible, annonce infailliblement les prochains grondements. Le dernier siècle a connu les premières grèves systématiques dans les usines. Le prochain ne s’achèvera certainement pas sans des menaces de grève dans la noosphère9. »
Le raisonnement de Teilhard est, comme on le voit, une sorte de raisonnement par l’absurde. Il faut que l’esprit survive, sans quoi l’effort humain serait inacceptable et voué à l’extinction volontaire…
Alors même que l’idée du néant dût être mortelle pour l’homme, alors même que celui-ci ne pût se passer d’une espérance infinie, je n’en conclurais pas que cette nécessité d’espérance atteste une réalité. Et, d’ailleurs – en quoi je suis moins pessimiste que Teilhard de Chardin –, je ne pense pas qu’aucune idée puisse entraîner la défection de l’homme, car les grands moteurs de l’activité humaine se trouvent ailleurs que dans la raison.
Renan déjà s’était posé la suprême question : « Nous vivons de l’ombre d’une ombre ; de quoi vivra-t-on après nous ? »
Tant que durera notre espèce, les hommes puiseront dans leur sève instinctuelle de quoi vivre et de quoi servir, sinon le monde, du moins la cause humaine.
Liste des images présentes dans l’article.
- image1: Photo Le Figaro littéraire
1 Le Figaro Littéraire, n° 574, 12e année, samedi 20 avril 1957.
2 Déterminisme et Finalité, Flammarion, 1957 (cf. Le Cep n° 10, p. 13).
3 Souligné par nous.
4 Vie et correspondance de Charles Darwin, t. II, ch. 1er.
5 Souligné par nous.
6 Souligné par nous.
7 La Foi du savant chrétien, Paris, Aubier (1957) 1965.
8 Voir notamment au tome II de ses Œuvres, le chapitre « Singularité del’espèce humaine » qui, d’après le préfacier de l’ouvrage, serait né de la lecture de mon Ce que je crois.
9 Cf. une lettre écrite par Teilhard de Chardin à propos de la mort de son ami le paléontologiste Black (mars 1931) : « S’il n’y a pas un esprit, il faudrait être des imbéciles pour ne pas faire grève à l’effort humain » (Lettres de voyages, présentées par Claude Aragonès).