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Par Charles Péguy

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Rien n’est aussi beau….1

Rien n’est beau comme un enfant qui s’endort en faisant sa prière, dit Dieu. Je vous le dis, rien n’est aussi beau dans le monde. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau dans le monde. Et pourtant j’en ai vu des beautés dans le monde. Et je m’y connais. Ma création regorge de beautés. Ma création regorge de merveilles. Il y en a tant qu’on ne sait pas où les mettre. J’ai vu des millions et des millions d’astres rouler sous mes pieds comme les sables de la mer.

J’ai vu des journées ardentes comme des flammes. Des jours d’été de juin, de juillet et d’août. J’ai vu des soirs d’hiver posés comme un manteau. J’ai vu des soirs d’été calmes et doux comme une tombée de paradis. Tout constellés d’étoiles…

J’ai vu des cœurs dévorés d’amour. Pendant des vies entières. Perdus de charité. Brûlant comme des flammes. J’ai vu des martyrs si animés de foi tenir comme un roc sur le chevalet sous les dents de fer….J’ai vu des martyrs flamber comme des torches se préparant ainsi les palmes toujours vertes. Et j’ai vu perler sous les griffes de fer des gouttes de sang qui resplendissaient comme des diamants. Et j’ai vu perler des larmes d’amour qui dureront plus longtemps que les étoiles du ciel. Et j’ai vu des regards de prière, des regards de tendresse, perdus de charité qui brilleront éternellement dans les nuits et les nuits. Et j’ai vu des vies tout entières de la naissance à la mort, du baptême au viatique, se dérouler comme un bel écheveau de laine.

Or je le dis, dit Dieu, je ne connais rien d’aussi beau dans tout le monde qu’un petit enfant qui s’endort en faisant sa prière.

Sous l’aile de son ange gardien et qui rit aux anges en commençant de s’endormir. Et qui déjà mêle tout ça ensemble et n’y comprend plus rien et qui fourre les paroles du Notre Père à tort et à travers pêle-mêle dans les paroles du Je vous salue Marie pendant qu’un voile déjà descend sur ses paupières, le voile de la nuit sur son regard et sur sa voix.

1 Mystère des Saints Innocents (dans l’édition de la Pléiade, Oeuvres poétiques complètes, Gallimard, 1957, p. 789-90 ).

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