Le socialisme, l’individu et l’argent

Par Louis Salleron

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Il a plu à Dieu qu’on ne pût faire aucun bien aux hommes qu’en les aimant.” (P. Le Prévost)

Résumé : En deçà des méandres de l’histoire, il existe une force propre des principes, qui impose sa logique aux décisions conjoncturelles de la vie politique. En l’occurrence, c’est la contradiction intrinsèque du socialisme que souligne ici Louis Salleron, dans un texte de fond rédigé il y a plus de 30 ans mais qui n’a guère perdu de sa justesse. En chargeant l’Etat de pourvoir au bonheur de l’individu, on finit par détruire les liens sociaux concrets, dans la famille, au travail, dans la vie locale ; de là une fausse solidarité réduite à des aides financières. C’est donc toujours l’Argent, comme dans le libéralisme, qui régit cet avatar d’une société vouée à disparaître puisqu’elle méconnaît les fondements divins de toute société durable.

Si le socialisme ne cesse de se développer en France, ce n’est certes pas grâce au génie de ceux qui le professent, mais ce n’est pas davantage par la sottise de ceux qui le combattent. C’est plus simplement par la logique des valeurs dont les uns et les autres se réclament identiquement. Socialistes et libéraux croient en commun à l’absolu de l’individu et visent à l’égalité maximale des individus entre eux dans la société – c’est dire que le libéralisme part battu d’avance en face du socialisme. Car si, à la différence du socialisme, il privilégie l’économie qui est facteur d’inégalité, il doit, pour réaliser l’égalité, faire de l’étatisme quand il est au pouvoir. Il chausse donc les bottes du socialisme au moment même où il prétend s’y opposer. Le jeu démocratique pour la conquête et la conservation du pouvoir le conduit à constamment donner à l’égalité la primauté sur la liberté.

On peut s’étonner, dans ces conditions, que le socialisme ne soit pas au pouvoir. La raison en est simple, et elle est double.

D’une part, puisqu’il gagne à tout coup dans l’opposition, il se satisfait d’un pouvoir de fait supérieur au pouvoir de droit qu’il aurait au gouvernement et qu’il ne saurait exercer durablement entre la menace de la faillite qu’implique son programme et les surenchères communistes qui le paralyseraient. D’autre part, dans l’opposition même, le communisme refuse de tirer pour lui les marrons du feu et s’amuse à le faire trébucher chaque fois que le pouvoir est à portée de sa main.

Si les contradictions du libéralisme sont claires, celles du socialisme, plus subtiles, sont moins généralement aperçues. C’est que, non seulement il y a une diversité infinie de définitions du socialisme, mais il est aussi très divers dans les faits. Pour nous en tenir au seul socialisme français, outre la coupure entre le parti communiste et le parti socialiste, les tendances qui se manifestent au sein de ce dernier constituent parfois des divergences fondamentales.

Une contradiction radicale caractérise cependant le socialisme dans son essence même. C’est sa prétention à consacrer la primauté de l’individu par le maximum de pouvoir, ou même par la totalité du pouvoir, donné à la société organisée. Le mot de « socialisme » révèle la doctrine. En première instance, c’est : tout pour la société. L’individu doit être le bénéficiaire de l’omnipotence sociale, mais celle-ci prime dans l’ordre des moyens. En clair, cela signifie : tout pour l’État, afin que, par l’État, tout concourre au bien de l’individu. En ce point apparaissent les accords et les désaccords du socialisme avec le libéralisme et le communisme.

Le libéralisme est d’accord avec le socialisme pour faire de l’État l’instrument de l’égalisation des individus par la redistribution des revenus et des capitaux. Mais il opère de préférence par la fiscalité, le contrôle du crédit et la législation sociale, en conservant, dans les principes sinon dans les faits, la liberté et la propriété comme fondements et moteurs de l’activité économique.

Le communisme est d’accord avec le socialisme pour faire de l’État l’instrument du bonheur des individus. Mais poussant à son terme la logique du socialisme, il donne à l’État la totale propriété des moyens de production et prive de liberté les individus en les asservissant à l’État pour leur salaire et leur emploi.

Une telle conspiration du libéralisme, du socialisme et du communisme explique le processus implacable de socialisation qui ronge nos pays. Totalement logique dans le communisme, il est à la fois logique et contradictoire dans le socialisme et le libéralisme.

Si la contradiction entre son individualisme et son étatisme est manifeste dans le socialisme, elle n’étonne guère parce que le libéralisme nous y a depuis longtemps habitués.

Elle est plus éclatante encore, mais curieusement moins aperçue entre son mépris affiché de l’argent et le culte qu’il lui rend, pour lui-même bien sûr et comme lien social.

Partons ici de la référence communiste, toujours commode puisque le communisme n’est que le socialisme poussé à son terme logique. Marx identifiait le règne de la bourgeoisie à celui de l’argent. Pour l’essentiel, c’était vrai. Le pouvoir de l’argent a toujours existé, mais il n’existait pas dans la hiérarchie sociale. Entre Dieu et Mammon, la chrétienté avait choisi. Le pouvoir de Mammon pouvait être considérable dans la réalité, mais le pouvoir légitime était de Dieu. Omnis potestas a Deo, le pouvoir suprême, celui du roi, outre les mille limitations sociales qu’il connaissait, était fondamentalement limité par la loi divine. La distinction établie entre le clergé, la noblesse et le tiers-état correspondait à une hiérarchie de valeurs – le service de Dieu, le service de la communauté par le don du sang, le service de la communauté par la production des biens essentiels à la vie – où l’argent n’entrait pas.

Dans l’activité économique elle-même, la production l’emportait sur le commerce, et le commerce des biens sur celui de l’argent. L’ordre de l’économie était celui de la justice. Il y avait le juste prix et le juste salaire. Tout métier (ministerium) était un ministère, un service. L’intérêt (usura) était condamné comme usure, ou limité dans le service de la production.

La Révolution, en renversant la monarchie, renversait surtout l’ordre des valeurs de l’Ancien Régime. Elle mettait l’Homme à la place de Dieu comme principe et fin du Pouvoir.

En proclamant la liberté, l’égalité et la fraternité, elle installait les principes du libéralisme, du socialisme et d’un lien social sans substance, puisqu’il ne peut y avoir de frères sans père. La logique des principes se manifesta de l’anarchie à la tyrannie, au milieu des embrassades et des massacres. Après un quart de siècle de guerre civile et étrangère, le libéralisme l’emporta, portant la bourgeoisie au pouvoir et fondant sur l’argent les inégalités de la hiérarchie sociale.

En 1917, le communisme russe entendit supprimer la monnaie. L’or ne devait plus servir qu’à orner les vespasiennes. Le travail devenait la mesure de la valeur et des prix.

La production, les échanges et la consommation seraient désormais réglés par l’État, en attendant que celui-ci disparaisse quand le bonheur de tous et de chacun l’aurait rendu inutile. On sait ce qui est advenu.

Nous n’en sommes pas là. Mais dès maintenant la socialisation générale des activités assure le triomphe de l’argent. Pourquoi ? Parce que la destruction des communautés naturelles oblige à remplacer les liens sociaux dont elles sont tissées par le lien de l’argent, seul substitut disponible en dehors de la fonctionnarisation et de l’asservissement qui sont la solution communiste.

Première des communautés naturelles, la famille, qui est un scandale tant pour l’étatisme que pour l’individualisme, craque devant leurs attaques combinées. Entre le mari et la femme, entre les parents et les enfants, tout devient question d’argent et de salaire. On arrive peu à peu au point où les membres de la famille deviennent de simples individus évoluant librement entre eux sous l’œil vigilant de l’État.

La promotion des « domestiques » et des « bonnes » au rang d’ « employés de maison », dont les salaires et les droits sociaux ne correspondent plus ni aux ressources ni aux besoins concrets de la majorité des familles, pousse la mère à travailler à l’extérieur pour arrondir le budget familial et acquérir elle aussi des droits sociaux.

Les enfants sont envoyés dans les crèches et les maternelles, ou traînent dans la rue. Ils appartiennent enfin à l’État.

On pourrait faire le tour de tous les milieux sociaux – ceux de l’artisanat, du village, du quartier – où l’apprentissage du métier et l’entraide spontanée créaient les grandes solidarités communautaires de la vie quotidienne et professionnelle, on verrait à quel point le système des droits légaux et des obligations légales développé par l’État tue les liens sociaux naturels, en suscitant de surcroît l’égoïsme, le ressentiment, l’agressivité et le chômage. L’individu devient solitaire par la grâce de l’argent, froid médiateur de toutes les relations sociales désormais privées de la chaleur vivante des communautés naturelles.

Ne parlons pas des vieillards que la législation sociale et fiscale voue, par ses incidences multiples, à la mort solitaire.

Ne parlons pas des communautés religieuses, avec leurs moines et leurs moniales qui « gagnent leur vie », sont salariés et assurés, bref liés par l’argent et tenus par l’État.

Ne parlons de rien ni de personne, puisque c’est toute la vie sociale qui est asservie à l’argent et à l’État.

La société libérale-socialiste, qui viole toutes les lois divines en même temps que les lois naturelles les plus élémentaires, est condamnée à mort. On ne peut que préparer la société véritablement humaine qui pourra surgir des décombres.

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