Premières réactions du Vatican à la théologie de l’Evolution

Par P. Brian W. Harrison

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Premières réactions du Vatican à la théologie de l’Evolution1

Résumé : Les archives du Vatican ont été ouvertes aux chercheurs, du moins jusqu’en 1903, et l’auteur, qui enseigne la théologie à l’Université catholique de Ponce (Porto Rico), a pu examiner les premières discussions et consultations du Saint-Office sur la théorie de l’évolution. En particulier, en 1894 la question fut posée d’un livre écrit par le P. Leroy, dominicain, pour lequel l’évolution naturelle des espèces restait acceptable à la condition d’admettre, pour l’homme, un « transformisme spécial » : Dieu aurait insufflé une âme humaine dans un corps animal spécialement préparé à le recevoir. Pris entre le spectre d’une nouvelle affaire Galilée et le souci de respecter l’Ecriture et la tradition théologique, le consulteur désigné, le P. Domenichelli récusa la thèse du P. Leroy sans demander condamnation du livre. Mais trois autres consulteurs furent nommés. Le P.Tripepi, dominicain lui-aussi, remit un long rapport négatif d’autant plus actuel aujourd’hui que les arguments scientifiques contre l’Evolution se sont multipliés. En particulier l’accord unanime quant à la formation directe par Dieu du corps d’Eve, et l’impossibilité qu’une âme humaine informe un corps animal, prêchent pour la formation directe par Dieu du corps humain à partir d’une matière inorganique (le « limon de la terre »). L’article apporte encore une précieuse information sur les procédures en usage au Saint-Office et sur le sérieux avec lequel les questions de fond pouvaient alors être posées, étudiées et tranchées.

Récemment, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, l’ancienne ” Suprême Congrégation du Saint Office “, a ouvert ses archives jusqu’à la fin du pontificat de Léon XIII pour les chercheurs accrédités. Ceci constitue une innovation remarquable dans la politique du Vatican. C’est vraiment la première fois, dans l’histoire séculaire du Saint Office, que la règle traditionnelle du secret strict de tous ses documents a été levée.

Désormais, au moins en ce qui concerne  l’époque antérieure au 20ème siècle, ce vaste entrepôt de réflexions et de controverses théologiques intenses impliquant plusieurs des plus grands esprits de l’Église est,  pour ainsi dire, dévoilé, ce qui sera certainement très profitable pour une meilleure compréhension de l’histoire de la théologie et de la doctrine catholiques.

Il y a peu,  je fus à même de profiter de cette nouvelle possibilité, devenant le premier ” étranger ” à examiner les archives des années 1890 contenant les premières appréciations de la théorie de l’Évolution par le magistère de l’Église. Vu le faible intérêt de ce sujet pour les théologiens modernes, on pourrait supposer que les problèmes doctrinaux soulevés alors ont tous été résolus tranquillement au cours de la longue période de sommeil poussiéreux de ces documents. En réalité,  ces problèmes me paraissent  aujourd’hui aussi actuels qu’alors, sinon plus.

Peu après la parution de  L’Origine des Espèces de Darwin, en 1859, la première réponse significative du magistère fut celle des évêques allemands qui, au Concile Provincial de Cologne (1860), condamnèrent l’idée d’une évolution naturelle de l’homme en termes non équivoques :

” Nos premiers parents furent formés directement par Dieu. Par conséquent nous déclarons que l’opinion de ceux qui ne craignent pas d’affirmer que cet être humain, l’homme considéré dans son corps, a finalement émergé du changement continuel spontané d’une nature imparfaite vers une nature plus parfaite, est manifestement opposée à l’Écriture Sainte et à la Foi. “

Au cours des décennies suivantes, aucune déclaration ne fut faite sur ce sujet par le Saint-Siège, bien que Vatican I eût à son programme une réaffirmation de la création spéciale par Dieu des corps d’Adam et d’Ève et qu’il aurait, sans doute, promulgué cet enseignement si le Concile n’avait été interrompu par la guerre franco-prussienne.

Néanmoins, le silence de Rome en réponse au Concile de Cologne signifiait évidemment son accord, puisque ces évêques répétaient simplement ce que l’Église avait toujours enseigné et ce que toutes les Facultés catholiques de théologie d’alors enseignaient.

L’hypothèse d’une évolution humaine attira de nouveau l’attention du Vatican lorsqu’une lettre du 20 Juin 1894, d’un laïc français, M. Charles Chalmel, parvint au Saint-Office en posant deux questions dont la première est précédée des remarques suivantes, reproduites dans les Acta de la Congrégation :

“Un savant dominicain, le R.P.Leroy, ami du R.P.de Monsabré (qui partage ses opinions) a publié un livre : L’évolution restreinte aux espèces organiques, par le Père Leroy, dominicain. Or, dans ce livre soutenant l’opinion de Darwin, l’auteur affirme que dans le récit de la Genèse les seules vérités de foi sont  la création de l’univers par Dieu et l’action de Sa Providence ; que le  comment  de la création est abandonné à l’examen des hommes ; que le récit de Moïse est un antique mythe patriarcal…un tissu de métaphores, et que la science ne peut tenir aucun compte du sens littéral de la Genèse “.

La première question de M.Chalmel  est de savoir si le Saint-Office approuve cette nouvelle interprétation de la Genèse. Sa seconde question, curieusement, est de savoir si le Décret de 1633 du Saint-Office contre Galilée a été annulé. Il était probablement inévitable que le spectre de l’affaire Galilée  resurgît  dans ce contexte, alors que le plus grave défi de la science à la foi depuis plus de deux siècles et demi s’imposait à l’attention des autorités de l’Église.

Le procès-verbal d’une session du Saint-Office trois mois plus tard (19 Septembre 1894) indique que le livre du P.Leroy a été examiné par un consulteur de la Congrégation, le P. Domenichelli. Étrangement peut-être, ce théologien conclut que les idées nouvelles de l’auteur incriminé sont à la limite, mais n’ont pas transgressé ce que l’orthodoxie catholique peut accepter. L’un des arguments de Domenichelli pour demander l’indulgence envers Leroy était que le livre publié sept ans plus tôt (en 1887) ” avait couru le monde sans entraves ; et que l’Église était restée silencieuse “. 

En fait, ajoute le consulteur du Saint Office, une semblable liberté de facto a été accordée à d’autres livres encore plus audacieux que celui du P. Leroy.

Mais si, en conséquence du jugement favorable du P. Domenichelli, la session de ce jour s’abstint de mettre le livre de Leroy à l’Index, l’affaire n’était nullement considérée comme close.

Les Acta du Saint Office ne rapportent pas les détails de ce qui se passa au cours des mois suivants, mais les autorités de la Congrégation voulurent manifestement plusieurs autres opinions avant de prendre une décision. Il se trouve que les trois nouveaux consulteurs, dont les opinions furent enregistrées lors de la session suivante du 21 Janvier 1895, exprimèrent leur ferme opposition à la théologie évolutionniste du P. Leroy sur les origines de l’homme. L’un d’eux, le P. Buonpensiere, o.p., critiqua franchement la démarche de son confrère dominicain français :

“Le P. Leroy…au lieu de combattre l’opinion absurde des anthropologues évolutionnistes avec les enseignements de la Révélation, cherche à harmoniser l’évolution avec l’Écriture Sainte et la Tradition Divine…L’Évolution, comme l’enseignent tous les philosophes catholiques, est fermement condamnée par la science de l’ontologie aussi bien que par les sciences expérimentales.”    

La première, explique Buonpensiere, démontre que les essences sont immuables, alors que les secondes montrent que les hybrides sont stériles. ” Cette loi providentielle des hybrides, dit-il, détruit tous les sophismes évolutionnistes “. Les conceptions de Leroy, par conséquent, sont catégoriquement condamnées comme ” anti-chrétiennes et anti-catholiques “. Buonpensiere tire de l’enseignement de saint Thomas (ST Ia, Q 91, a.2, et Q 92, a.4)  que le corps d’Adam ne pouvait provenir d’aucun pouvoir créé. Il conclut que le livre de Leroy devrait être soit proscrit (mis à l’Index), soit détruit. Un autre consulteur, l’évêque de Cremone E. Fontana, ne fut pas  davantage convaincu par Leroy : ” J’exprime le désir que l’auteur soit sérieusement averti et réprimandé pour l’intempérance et l’audace de ses opinions qui plairont aux évolutionnistes, aux athées et aux matérialistes, mais qui ne peuvent pas être acceptées par de vrais catholiques.

La critique de loin la plus convaincante de Leroy fut celle du troisième consulteur du Saint-Office, le P. Luigi Tripepi, dont la plaquette de 54 pages, datée du 8 Décembre 1894, fut mise sur le bureau du Saint-Office lors de sa session suivante, six semaines plus tard. Puisque les commentaires de Domenichelli et de Tripepi  contiennent les principaux arguments présentés aux juges du Saint-Office pour la ” défense ” et ” l’accusation ” de la thèse de Leroy, il sera utile de résumer ici les principaux points de chacun de leurs dossiers.

La défense : P. Domenichelli

Dès le début, le P. Domenichelli signale que lui-même, aussi bien que le P. Leroy, est très conscient de l’immense embarras dans lequel l’affaire Galilée mit l’Eglise avec ses suites au cours des siècles suivants. Il note que le théologien français

“espère que la théorie de l’évolution connaîtra le même sort que celle de Copernic ou de Galilée ; c’est-à-dire qu’après avoir soulevé l’ire des croyants, une fois la poussière retombée, elle sera purifiée de toutes ses exagérations  et s’achèvera en triomphe”.

Le désir d’éviter un autre conflit monumental entre la science et la théologie sera, semble-t-il, un élément déterminant dans l’approche de l’évolution par Domenichelli. Il poursuit en notant  (avec approbation implicite) plusieurs assertions de Leroy : que jusqu’ici l’Église n’a condamné que l’évolution athée; que la Bible ne nous dit rien sur la manière  selon laquelle les plantes et les animaux furent faits; que l’évolution n’est pas contraire à la Tradition, dans la mesure où saint Augustin, avec son idée des rationes seminales, s’approche très près de l’évolution.

Pour soutenir l’opinion que l’Église n’a pas insisté pour une interprétation littérale des premiers chapitres de la Genèse, Domenichelli en appelle à l’autorité de saint Thomas disant  (in  II Sent., dist. XII,9, a.11) que ” Moïse, instruisant sur la création du monde un peuple inculte, divise en parties ces choses qui, en réalité, furent  créées simultanément “.

Reconnaissant que saint Ambroise et d’autres autorités prennent le récit de la Genèse plus littéralement, Domenichelli en appelle au témoignage d’autre Pères dont les écrits sur la Genèse permettent, pense-t-il, une lecture évolutionniste : Clément d’Alexandrie, Origène, Athanase, Isidore, Augustin, Cassiodore, Jules l’Africain, Hughes de Saint Victor, Chrysostome et de nombreux scolastiques tardifs.   

Domenichelli cite un théologien franciscain, le P. Chrisman, qui comprend le mot yom  de Genèse 1 selon la théorie des “jours- périodes”, mais admet que l’interprétation littérale est plus commune. Il conclut alors, pour Genèse 1 : “on peut tenir pour une opinion légitime dans l’Église que  la cosmogonie de la Genèse s’exprime en un langage métaphorique où, concernant l’histoire de la création, il n’y a pas d’autre contenu dogmatique que le fait lui-même de la création, dans le temps et à partir de rien“. Domenichelli accepte sans hésitation l’échelle géologique longue de “milliers de siècles” et insiste: “Aujourd’hui, je le répète, toute explication littérale de Genèse 1 est devenue une absurdité“. Il affirme hardiment “l’impossibilité absolue” de l’exégèse “concordiste”, c’est-à-dire l’essai d’établirune “concorde” ou harmonie entre la science moderne et une lecture littérale de l’œuvre des six jours. Selon Domenichelli, un théologien de la stature du cardinal Newman “se montrait bien disposé” envers les nouvelles théories évolutionnistes, tandis que d’autres autorités catholiques respectées, ainsi Mgr d’Hulst et Mgr Freppel, affirment que la création immédiate de l’âme par Dieu est la seule vérité de fide  concernant les origines de l’homme.

Toute la tradition catholique, cependant, insistait sur une intervention spéciale de Dieu dans la création du corps d’Adam, et pas seulement de son âme. Ici une équivoque apparaît dans la position de Leroy. Il semble d’abord professer son accord avec cette tradition. Mais cet accord n’est-il pas plus apparent que réel ? Domenichelli cite ce passage d’allure traditionnelle de Leroy : ” Ne pourrions-nous pas scinder l’homme en deux, attribuant la partie supérieure à l’action immédiate de Dieu et permettant à la partie inférieure d’être dérivée de l’animalité ? Je réponds immédiatement et sans hésitation : Non“.

Domenichelli note que Leroy professe son accord avec la déclaration de 1860 des évêques allemands à Cologne, que nous avons citée plus haut.

Le savant français trouve “le poison” de la proposition condamnée précisément dans les mots spontanea…immutatione (“évolution spontanée”).

Une évolution “spontanée” serait un processus entièrement  naturel  s’achevant en un corps humain ; or Leroy en nie la possibilité car aucun corps n’est un corps humain tant qu’il n’est pas informé par une âme humaine.

En somme, Leroy parait utiliser une distinction théologique entre “le transformisme naturel” (condamné par Cologne) et le “transformisme spécial”  qui serait une version orthodoxe de la théorie de l’évolution. Selon cette dernière hypothèse, l’évolution purement naturelle postulée par Darwin aurait pu se produire jusqu’au stade des hominidés, mais alors une intervention divine spéciale sur un corps d’hominidé (le matériel génétique) aurait été nécessaire  pour la production d’un vrai corps humain. Domenichelli et Leroy  tombent d’accord  qu’ ” il est impossible, si l’on admet l’origine divine de l’âme, d’admettre que le corps humain, précisément comme humain, puisse dériver de l’animalité.”

Cependant, la distinction entre transformisme naturel et spécial semble être embrouillée par Leroy dans la mesure où il suppose que Dieu  n’a pas agi directement et immédiatement sur la matière qu’Il utilisait, en dehors deSon infusion d’une âme rationnelle (comme Genèse 2:7 suggère fortement qu’Il le fit). Pour Leroy, le corps humain, comme tel, fut créé par l’acte divin d’infusion d’une âme spirituelle dans ce qui, jusqu’alors, n’était pas humain. Domenichelli  cite cette affirmation : “C’est par son insufflation [de l’âme]  que le Créateur a transformé le limon en chair humaine“. Ainsi, le passage  d’une créature non-humaine au premier corps humain aurait été purement métaphysique  et non pas physique, analogue au changement dans l’autre sens, au moment de la mort, lorsque le corps cesse instantanément d’être un corps humain métaphysiquement parlant, alors que toutes les caractéristiques physiques du cadavre sont encore humaines en ce qu’elles n’appartiennent pas à quelque autre espèce sous-humaine.

Domenichelli admet qu’il trouve douteux cet aspect de la théorie de Leroy car elle postule “une évolution naturelle préparant du limon ou de la poussière destinés à devenir corps humain par l’infusion d’une âme.” Il poursuit: “L’organisme humain n’aurait jamais pu  être le terme d’une évolution naturelle.

C’est donc à bon droit que le Concile de Cologne – cité par le P. Leroy – a condamné cette opinion que Scheeben (Dogmatica, Liv.III,n.384) va jusqu’à qualifier d’hérétique“. Domenichelli cite aussi un autre théologien, Riccardo, tenant pareillement contraire à Genèse 2:7, et donc hérétique, de postuler une quelconque cause naturelle par laquelle un corps matériel pourrait devenir “suffisamment préparé à recevoir une âme intelligente“. Bref, Domenichelli craint  que Leroy, tout en professant son accord avec le Concile de Cologne,  ne le fasse pas en réalité car sa théorie  présuppose que des causes naturelles infra-humaines  pourraient à elles seules produire un organisme  apteou prêtà  l’infusion d’une âme spirituelle, intellectuelle. Dans ce cas, l’organisme posséderait déjà tous les attributs physiques d’un véritable être humain.

Domenichelli reconnaît aussi que le texte de Genèse 2:7 disant que Dieu “forma l’homme de la poussière du sol “” a été compris littéralement par la quasi-unanimité des Pères, Docteurs et théologiens, excluant  la coopération de natures créées.”

Pourtant, Domenichelli observe que l’Aquinate, tout en enseignant la création “immédiate” du corps d’Adam par Dieu, n’exclut  pas nécessairement toute participation active des créatures dans ce processus. Il dit ( ST Ia, Q 91, a.2 ad 1 ) que Dieu pourrait avoir utilisé les anges “pour  certains services dans la formation du corps du premier homme“. Ce qui incite Domenichelli à spéculer que cette sorte de “services” pourrait aussi avoir été fournie par un animal: “Une fois admis le ministère angélique, il semble que nous ne devrions pas forcément rejeter un ministère animal“.

L’évaluation en 26 pages du livre de Leroy par Domenichelli parvient à la conclusion suivante: “Il me semble que…plaider l’évolution d’un organisme que Dieu rendrait humain atteint les limites au-delà desquelles l’audace devient de l’imprudence, méritant ainsi condamnation.”

Il recommande donc que le livre de Leroy ne soit pas censuré. On se demande pourtant si cette conclusion indulgente se concilie avec les réserves que Domenichelli a déjà exprimées.

Ainsi il a approuvé d’autres théologiens considérant qu’il est hérétique de soutenir  que des causes naturelles seules pourraient produire un corps humain, c’est-à-dire un corps déjà prêt et disposé à recevoir une âme spirituelle. Or c’est justement ce que Leroy semble affirmer. Nous avons vu que son affirmation d’apparence traditionnelle que l’évolution naturelle serait insuffisante pour produire un corps “humain” repose sur le sens purement métaphysique qu’il donne au mot “humain“. D’un point de vue empirique, biologique, le matériau organique dans lequel Dieu infusa pour la première fois une âme spirituelle devrait, d’après la logique évolutionniste de Leroy, avoir déjà été pleinement humain, exigeant, par sa nature même, l’âme spirituelle que Dieu lui insuffla. C’est peut-être l’incertitude ou l’ambiguïté du  mot “humain”, compris dans son sens physique ou seulement métaphysique, qui convainquit Domenichelli d’accorder à Leroy le bénéfice du doute, au lieu de recommander la condamnation du livre.

L’accusation : le P. Tripepi

L’ambivalence du jugement du P. Domenichelli  dut conduire les membres du Saint-Office à recueillir trois autres opinions avant de prendre une décision. Comme nous l’avons dit, toutes ces  nouvelles consultations tranchèrent contre Leroy. La plus importante d’entre elles, celle du P. Luigi Tripepi, attaquait tout de suite la question cruciale en ces termes :

Pourra-t-on jamais expliquer [l’origine du corps de l’homme] par une transformation due à un processus  et à des forces naturelles; c’est-à-dire par l’évolution naturelle d’un organisme animal atteignant le point de requérir l’infusion d’une âme humaine, à la suite de laquelle l’organisme devient vraiment et parfaitement un corps humain ?

Ou, doit-on plutôt admettre que la formation du corps du premier homme, avant l’infusion de l’âme par Dieu, se produisit par l’action unique et immédiate de Dieu et que c’est seulement ainsi qu’elle peut être expliquée ?

Leroy, nous l’avons vu, répond affirmativement à la première question. Tripepi répond d’abord que du point de vue scientifique l’opinion de Leroy est insoutenable car aucun fait ne prouve l’évolution. Anticipant des arguments apparus  avec vigueur un siècle plus tard, montrant que “le hasard des mutations” est totalement inadéquat comme mécanisme de l’évolution, Tripepi  déclare que les évolutionnistes ” supposent des moyens [ pour expliquer] de telles transformations totalement insuffisants et souvent ridicules“. Il remarque  que le Professeur Virchow, non catholique, de l’Université de Berlin, a récemment abandonné sa croyance en l’évolution à cause de l’absence des formes intermédiaires -“les chaînons manquants”- dans les fossiles. (De nouveau, cette objection sonne très moderne.) « En outre, demande Tripepi, si le corps d’Adam a évolué, pourquoi cela ne se serait-il produit qu’une seule fois ? Pourquoi ne devrions- nous pas aller plus loin et  accepter le polygénisme ?  D’ailleurs, les savants évolutionnistes tiendront la théorie de Leroy pour illogique en ce qu’elle réserve une place pour l’infusion supernaturelle  d’une âme rationnelle dans l’homme : si les êtres inférieurs tirent leur nature entière de formes inférieures, pourquoi l’homme devrait-il faire exception ? Ils soutiendront  que l’évolution cohérente  réclame l’idée matérialiste que l’âme aussi a évolué“.

Tripepi passe alors aux objections théologiques. L’évolution humaine est-elle conciliable avec la Révélation ?  Il note que les théologiens reconnaissent que le corps d’Adam n’a pas été créé “immédiatement” au sens de directement à partir de rien; ils enseignent qu’il fut formé “immédiatement” par Dieu “du limon de la terre” et que le corps de la femme fut tiré de son côté.

Ainsi les théologiens catholiques,

sur la base de l’autorité de la Sainte Écriture, comprise selon l’interprétation unanime des saints Pères, répondent d’une seule voix que le corps de l’homme fut formé par l’action directe et immédiate de Dieu, différemment non seulement de la première création de la matière, mais aussi du concours que Dieu, Cause Première, donne à l’action des causes secondes”. 

Tous les Pères, dit le P. Tripepi, distinguent une triple action de Dieu dans la création de l’homme :
1) Sa création de la matière;

2) Sa formation du corps;

3) Son infusion de l’âme. 

En cela ils distinguent  la formation de l’homme de celle des autres créatures.

A propos du recours des théologiens évolutionnistes aux célèbres rationes seminales  de saint Augustin, Tripepi répond que le grand docteur a dans l’esprit -au moins pour l’origine de l’homme-  une pure puissance  obédientielle de la matière primitive, exigeant donc une action divine immédiate afin de faire passer à l’acte cette puissance. Ceci n’a manifestement rien de commun avec l’hypothèse évolutionniste moderne sur l’origine de l’homme. Quant à la position de l’Aquinate sur le sujet, Tripepi cite son jugement que

la première formation du corps humain ne pouvait pas se faire par une nature créée, mais immédiatement par Dieu“. (ST Ia, Q 91, a.2).

Qu’en est-il du “ministère des anges”, jugé possible par saint Thomas, auquel le P. Domenichelli fit appel pour admettre l’hypothèse de “l’assistance” animale dans la formation d’Adam ? Le P. Tripepi souligne que les Pères, en général, nient toute assistance angélique ici. Saint Thomas considère certes cette possibilité, mais ” il ne parle d’aucune assistance angélique pour la formation de l’organisme humain lui-même, c’est-à-dire pour l’organisation et la disposition convenable du matériau humain, mais plutôt d’un rassemblement local du limon avec lequel Dieu forma le corps de l’homme“. C’est ainsi, ajoute Tripepi, que Suarez explique saint Thomas.

En somme, poursuit le consulteur du Saint-Office, tous les théologiens jusqu’ici ont enseigné que Dieu est  l’unique cause efficiente des corps de nos premiers parents.

Aujourd’hui, certes, Leroy et plusieurs autres catholiques tels que Fabre, Gmeiner, Mivart1, et Zahm soutiennent le contraire.

Cependant, “ces quelques voix ne peuvent aucunement entamer la concorde entre les théologiens qui, jusqu’à récemment,  fut entière, solennelle, ininterrompue et universelle sur cette question…Ils ne font pas le poids en face de ceux qui, à Rome, ont fait de sérieuses études des Pères, des grands philosophes et théologiens de l’Église au travers des siècles.

Ils peuvent encore moins se prévaloir d’une autorité quelconque face à la sagesse éminente des Plus Éminents Juges des Congrégations Romaines”.

 En ce qui concerne la note théologique qui doit être attribuée à la doctrine traditionnelle qu’il défend, Tripepi cite le cardinal Camillo Mazzella  (ancien professeur de Léon XIII au séminaire de Rome) disant qu’une doctrine peut être de fide divina  sans être de fide catholica lorsqu’elle est clairement contenue dans l’Écriture, mais n’a pas encore été proposée authentiquement  par l’Église à la foi de tous. Tripepi pense clairement que la formation immédiate des corps d’Adam et d’Ève par Dieu tombe dans cette catégorie. Il note que Suarez classe cette vérité comme “doctrine catholique”; Perrone estime qu’elle “appartient à la foi”; tandis que Riccardo tient pour hérétique l’opinion contraire, en ce qu’elle s’oppose à la Genèse.  En tout cas, ajoute Tripepi, les fidèles ne peuvent pas épouser des erreurs mêmes moins graves que l’hérésie, or : “certainement, il est impossible de tenir pour sûre (sicura) une proposition opposée au consensus unanime des Pères et des Docteurs“.

Après avoir fait appel à l’autorité de la Tradition, Tripepi ajoute ses quelques commentaires exégétiques propres. Le sens naturel de l’Écriture doit être respecté. Genèse 1: 26-27 ne mentionne aucun intermédiaire entre Dieu et le premier homme  et la première femme; “en vérité, une telle médiation est exclue; car Lui seul créa l’homme, en le créant à Sa propre image et ressemblance“.

En Genèse 2:7, poursuit Tripepi, deux actions de Dieu sont clairement indiquées:

“Il disposa le limon de la terre déjà créé dans une forme adaptée ou requise pour être informée par l’âme; puis Il « souffla dans ses narines un souffle de vie ». En outre, il est dit que c’est seulement après l’infusion de l’âme que le corps modelé dans l’argile posséda la vie: « et l’homme devint un être vivant ». Ainsi, avant cela il n’avait aucune vie. Par conséquent, il ne pouvait pas provenir de l’évolution d’un animal quelconque”.

Tripepi  relève aussi d’autres textes de l’Ancien Testament parlant de la formation de l’homme par Dieu à partir du limon sans la moindre allusion à un intermédiaire quelconque :

Job 10: 8-9; 33: 4, 6; Sirach 17: 1, et Sagesse 7: 1. De manière significative il fait appel  à la création  immédiate non contestée d’Ève, dont même Leroy reconnaît qu’on ne peut faire une lecture évolutionniste : ce fait, commente-t-il, ” jette nécessairement une lumière nouvelle sur la formation d’Adam également“.

Le raisonnement de Tripepi semble celui-ci : il serait improbable que seul le corps de la femme, mais pas celui de l’homme, eût été formé par l’action directe de Dieu. 

À l’avertissement que l’Église doit tirer la leçon de sa triste expérience de l’affaire Galilée et ne pas prendre le risque d’avoir tort aux yeux de la science moderne, Tripepi répond qu’il n’existe pas de similitude entre cette affaire et la question de l’évolution. L’opinion de Galilée, en effet, trouvait quelque soutien des Pères, Docteurs, Papes et théologiens passés, ce qui n’est pas vrai de l’hypothèse évolutionniste de Leroy  sur l’origine de l’homme. Tripepi souligne d’ailleurs que la Congrégation de l’Index a déjà interdit en 1878 un autre livre soutenant précisément la même thèse que Leroy. Ce livre, De nuovi studi della Filosofia, Discorsi du prêtre italien Caverni, fut censuré en vertu d’une appréciation écrite par le cardinal Zigliara. En réalité, Tripepi attend avec impatience une déclaration publique contre l’évolution humaine de la part du Saint Siège. Il se réfère à plusieurs autres théologiens contemporains qui sont très critiques des évolutionnistes catholiques tels que Leroy et Mivart, mais qui attendent que l’Église  prononce un jugement contre ces novateurs.

Selon Tripepi, tant que le Magistère romain apparaît patient et indulgent envers ces nouveautés évolutionnistes, les théologiens traditionnels estiment qu’ils ne doivent pas franchir le pas d’une ferme condamnation. Néanmoins, il note que même les novateurs n’osent pas suggérer  que le corps d’Ève, comme celui d’Adam, fût un produit de l’évolution.

Ayant traité du principal point de désaccord dans le livre de Leroy – la prétendue évolution d’Adam – Tripepi consacre une longue partie de son rapport (pp. 31-44) à critiquer le dominicain français d’accepter et d’enseigner également l’évolution des espèces inférieures. Il présente des arguments exégétiques, patristiques et scientifiques en faveur de la création directe de toutes les “espèces” par Dieu  et conclut que la biologie évolutionniste n’est pas “en harmonie avec la Genèse, prise en son sens le plus naturel, ni avec le jugement  pratiquement unanime sur la Genèse elle-même qui nous a été légué par les Pères et les Docteurs“. De plus, les preuves scientifiques ne confirment pas l’évolution. Sa seule concession à la science officielle est d’admettre que le mot yom , “jour”, dans Genèse 1, puisse signifier “une époque, une période de temps indéterminée, puisque c’est une opinion soutenue par quelques Pères, quelques Docteurs et quelques théologiens“.

Dans sa péroraison Tripepi en appelle aussi au sensus fidelium  (que le cardinal John Henry Newman mit au premier plan dans son célèbre essai “Sur la consultation des fidèles en matière de doctrine“): les catholiques fervents, souligne Tripepi, sont scandalisés par l’idée que la race humaine descende d’ancêtres singes; et ce fait, dit-il, doit être tenu pour un témoignage parmi d’autres de la foi transmise au cours des âges. Il dénonce la lâcheté de trop nombreux savants catholiques, qui, par crainte excessive de ce que la “science” dit, ne manifestent rien d’autre que la faiblesse de leur propre foi. Néanmoins, la recommandation finale du P. Tripepi est que le Saint-Office traite le P. Leroy avec gentillesse, compte tenu de sa piété connue, de sa réputation, de son attitude respectueuse et de ses bonnes intentions.

Cette recommandation fut suivie par le Saint Office, dont les cardinaux trouvèrent manifestement l’accusation de Tripepi plus convaincante que la défense quelque peu hésitante de Domenichelli.  Le Père Leroy fut convoqué à Rome peu après la réunion de la Congrégation de janvier 1895. Il fut avisé que la doctrine exprimée dans son livre n’était pas acceptable ; on lui ordonna de se rétracter et de retirer son livre de la circulation. Il fut alors mis à l’Index des Livres Prohibés. Leroy obéit avec une admirable docilité et les Acta contiennent une coupure du journal Le Monde du 4 Mars 1895, publiant la rétractation du dominicain, datée du 26 Février. Le passage pertinent se lit comme suit: “J’ai appris aujourd’hui que ma thèse, qui a été examinée ici à Rome par l’autorité compétente, a été jugée inacceptable, surtout en ce qui concerne  le corps humain, puisqu’elle est incompatible tant avec les textes de l’Écriture Sainte qu’avec les principes de la saine philosophie“.       

Signalons que, quelques années plus tard, une censure similaire du Saint-Office frappa le livre de J.A.Zahm, Evolution and Dogma, qui tenait les mêmes arguments que Leroy.

Zahm, professeur américain à l’Université Notre Dame, écrivit au traducteur de son livre le 31 Mai 1899: “J’ai appris d’une autorité incontestable que le Saint-Siège est opposé à la diffusion de ” Evolution and Dogma ” ;  je vous prie donc d’utiliser toute votre influence pour faire retirer le livre de la vente“.

Quelles conclusions précises peut-on maintenant tirer de cette étude de quelques archives importantes du Saint Office à propos de la relation entre l’hypothèse évolutionniste et la foi catholique ?

1. Sur l’évolution de l’homme :

Tout d’abord, nous pouvons corriger une opinion populaire largement répandue sur l’histoire des relations entre l’Église et la science.

On pense communément que, le Vatican s’étant  notoirement trompé au 17ème siècle en condamnant Galilée et en proscrivant tous les travaux propageant les vues de Copernic, Rome “a retenu la leçon” de cette première grande crise entre la foi et les théories scientifiques et, par la suite, s’est “prudemment” abstenue de prononcer semblable condamnation lorsque l’évolution devint la nouvelle pomme de discorde, même si beaucoup de théologiens demandaient à cor et à cri la tête de Darwin sur un plateau. En fait, il n’est pas rare d’entendre dire que “l’Église Catholique n’a jamais eu de problème avec l’évolution”.

En réalité, les faits montrent de grandes similitudes entre les réactions initiales du Vatican dans les deux  controverses historiques. De même que Galilée fut convoqué et réprimandé par le Saint-Office, de même le furent les PP. Caverni et Leroy.

Comme furent mis à l’Index au 17ème siècle les ouvrages soutenant le système de Copernic, le furent pareillement au 19ème siècle les livres soutenant l’évolution de l’homme de Caverni, Mivart, Leroy et d’autres peut-être. Il semble que la seule différence ait été que, pour une raison quelconque, les censures de Rome contre Darwin n’eurent jamais autant de publicité que l’affaire Galilée.

Même s’il fut relativement silencieux, il y eut en fait un constant rejet de l’évolution de l’homme par le Siège de Pierre pendant les trois dernières décennies du 19ème siècle. En dehors des censures que l’on vient de mentionner, les consulteurs du Saint-Office, Domenichelli et Tripepi,  affirment tous deux que la décision anti-Darwin des évêques allemands à Cologne en 1860 fut “approuvée” par Rome. C’est sans doute vrai, bien que cette approbation ait reçue peu de publicité et que sa confirmation dorme encore dans les archives de la Congrégation. Dans les années 1870  le P. (futur cardinal) Mazzella enseignait au séminaire de Rome. Le fait que son texte de théologie dogmatique, qui connut quatre éditions avant la fin du siècle, proclame que la formation immédiate par Dieu du corps d’Adam est “une vérité très certaine”  tirée de la Révélation, ne laisse aucun doute sur ce qu’était la doctrine du Vatican à l’époque.  Rome, c’est vrai, ne s’est pas lancée dans une vigoureuse croisade contre l’évolution, comme le firent certaines églises protestantes.

Pas de bulle papale ni d’encyclique fulminées contre les idées nouvelles; mais Galilée ou Copernic ne furent pas non plus condamnés par des documents aussi solennels. Il est également vrai (le P. Tripepi s’en plaignait indirectement) que Rome a gardé le silence sur quelques auteurs catholiques propageant les mêmes hypothèses évolutionnistes que Leroy. Cependant, lorsque des ouvrages tels que le sien atterrissaient sur le bureau du Saint-Office, obligeant la Congrégation à se prononcer, la décision fut toujours et sans ambiguïté négative.

2. Sur l’évolution des êtres inférieurs à l’homme :

Contrairement à sa ferme opposition initiale à l’évolution de l’homme, il n’est pas évident que Rome désirât à un moment quelconque censurer l’hypothèse de l’évolution biologique comme telle, c’est-à-dire celle des espèces inférieures à l’homme. Certes, il ne manquait pas de théologiens tels que Tripepi pour conclure, à partir de  l’Écriture et de la Tradition, contre toute forme d’évolution et en faveur de la création directe de toutes les espèces organiques. Mais dès 1860, lors de la première intervention du magistère, les évêques allemands se limitèrent à condamner l’hypothèse de l’évolution “spontanée” (i.e. purement naturelle) du corps humain. Et il semble que le Vatican ait jugé prudent de suivre cette voie. Il est certain qu’aucun document magistériel provenant de Rome – que ce soit de la Commission Biblique Pontificale, du Saint-Office / Congrégation pour la Doctrine de la Foi, ou d’un successeur de Pierre –  n’a jamais,  jusqu’à ce jour, affirmé que l’évolution naturelle des espèces inférieures était incompatible avec la Révélation divine. Évidemment, si les “six jours” de la création sont compris littéralement et historiquement, ceci exclut toute évolution sous quelque forme que ce soit.

Mais les “longues ères” de la géologie de Lyell et d’autres savants, précédèrent de plusieurs décennies le livre de Darwin et, pendant les trente ou quarante dernières années du 19ème siècle elles étaient devenues une norme de la science si respectable que la plupart des théologiens catholiques (y compris le conservateur P. Tripepi) et la Commission Biblique Pontificale elle-même en 1909,  se sentaient obligés d’admettre une certaine liberté pour la traduction  du mot yom (“jour”) de Genèse 1  par “jour-époque”. Les arguments scientifiques de la fin du 20ème siècle en faveur d’une terre jeune, n’étaient  évidemment pas connus un siècle plus tôt.   

3. Sur les raisons de s’opposer à l’évolution humaine :

À propos  de l’origine du corps humain,  le principal point de doctrine du Saint-Office reproché à  Leroy (et, semble-t-il, à Caverni en 1878) portait sur la réalité de l’intervention divine immédiate par laquelle la matière utilisée par Dieu devint susceptible de recevoir une âme rationnelle. En d’autres termes, l’opinion de Leroy que l’unique intervention divine était le seul acte d’infusion de l’âme, était jugée non orthodoxe. Cette opinion se voyait opposer Genèse 2:7  dont le caractère historique était clairement soutenu par le Saint-Office.

Ainsi que Tripepi le soulignait, non seulement le sens littéral du texte indique deux actes divins distincts ( peut-être simultanés)  – la formation avec le limon du corps d’Adam, et l’insufflation de l’âme donnant la vie – mais un consensus ininterrompu des Pères, Docteurs et théologiens orthodoxes a interprété le texte dans ce sens.

La thèse de Leroy se prêtait aussi à une objection philosophique : elle supposait qu’un processus biologique purement matériel pût produire une matière propre à recevoir une âme spirituelle. Ceci serait un effet sans cause proportionnée et semblerait aussi mettre en question la distinction radicale entre l’esprit et la matière.

4. Absence de condamnation du transformisme “spécial”:

 En raison de son indulgence envers l’évolution des espèces inférieures, le Saint-Office ne pouvait pas a priori rejeter la possibilité que le processus évolutionniste soit arrivé à produire des hominidés ayant des traits physiques proches de ceux de l’homo sapiens.

 L’insistance croissante de la science à soutenir que ces créatures sont bien les ancêtres de l’homme, en se heurtant à l’insistance de l’Église pour qui la formation du corps de l’homme par intervention surnaturelle est une vérité divine, produisit bientôt le compromis, l’hypothèse “concordiste” appelée par les théologiens catholiques “transformisme spécial”. Pour celui-ci, la matière sur laquelle le Créateur intervint n’était pas inorganique ni inerte, mais vivante : elle consistait en l’union du sperme et de l’ovule de deux hominidés que Dieu aurait miraculeusement “améliorés” afin de rendre le zygote résultant apte à recevoir l’infusion d’une âme rationnelle. Ce scénario  se distinguait du  “transformisme naturel” postulé par les darwinistes et les catholiques qu’ils influençaient, comme le P. Leroy.

Le “transformisme spécial” offrait l’avantage apparent de permettre aux catholiques d’accepter l’évolution de l’homme tout en affirmant la doctrine traditionnelle d’une création directe de l’homme par Dieu, corps et âme. Cette théorie n’a jamais été censurée par le Saint-Office et si aucun document magistériel du 20ème siècle ne l’a explicitement distinguée du transformisme naturel, il semble que c’est ce que le Pape Pie XII avait dans l’esprit  lorsqu’il exprima dans Humani Generis une prudente et conditionnelle ouverture à l’hypothèse que le corps humain fut formé à partir d’une ” matière vivante pré-existante“.

5. Sur la première femme :

Il est remarquable qu’aucune censure ne fut nécessaire ni pour une explication polygéniste de l’origine de l’homme, ni pour la thèse que le corps de la première femme serait, lui aussi, le produit de l’évolution.

Car aucun auteur catholique n’avait encore osé proposer ces thèses, contredisant des vérités si fermement établies dans l’Écriture et la Tradition. Le P. Tripepi, nous l’avons vu, a remarqué que ni Leroy, ni aucun autre évolutionniste catholique, au mieux de sa connaissance,  n’était allé jusqu’à mettre en doute l’historicité de la formation miraculeuse d’Ève par Dieu, tirée d’une côte d’Adam pendant son sommeil. La vérité, après tout, au milieu de la période dont nous parlons, fut réaffirmée par le Souverain Pontife lui-même, comme une partie “indubitable” de la “doctrine permanente de l’Église” (Encyclique Arcanum, 10 Février 1880, § 5).

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Finalement, nous pourrions nous demander quelle est encore  est encore aujourd’hui la pertinence de délibérations et décisions du Saint-Office vieilles de plus d’un siècle. Je dirais que le consulteur du Saint-Office jusqu’ici inconnu, le P. Tripepi, mérite notre pleine reconnaissance pour son franc refus de se laisser influencer par le chant de sirènes du darwinisme et pour sa convaincante défense du témoignage inébranlable de l’Écriture et de la Tradition en faveur de l’origine divine immédiate des corps d’Adam et d’Ève.

À la lumière des preuves scientifiques contre l’évolution, aujourd’hui bien plus consistantes qu’il y a cent ans, cette décision du Vatican, fondée sur la recommandation de Tripepi, paraît plus pertinente et opportune que jamais. Il faut ajouter que ce jugement contre le “transformisme naturel” comme explication de l’origine de l’homme, n’a jamais été réformé par aucune décision ultérieure du Siège de Pierre.

La très restreinte ouverture du pape Pie XII envers l’évolution humaine dans Humani Generis n’autorise aucune hypothèse plus radicale que celle du “transformisme spécial”.

Quant à la principale déclaration du pape Jean- Paul II sur ce sujet, dans son allocution à l’Académie Pontificale des Sciences en 1996, ses propositions strictement doctrinales ne manifestent que son intention de confirmer ce que son prédécesseur avait déjà dit en 1950. Mais le “transformisme spécial” lui-même résiste-t-il à l’examen ?

En supposant même que l’on puisse montrer que cette hypothèse n’est pas intrinsèquement contraire à la vérité révélée, elle souffre du défaut mortel d’être totalement gratuite : ni la Révélation ni la raison n’offrent la moindre preuve qu’elle soit vraie. Elle ressemble davantage à un effort désespéré de mélanger deux visions du monde totalement étrangères, ne pouvant pas plus se combiner que l’huile et l’eau. Parce que le scénario du “transformisme spécial” postule un miracle, c’est-à-dire un événement physique inexplicable naturellement, aucun savant évolutionniste, qu’il soit théiste ou athée, n’admettra qu’il puisse recevoir le moindre soutien de sa discipline. En vérité, on peut dire que la seule raison pour croire en n’importe quelle forme d’évolution est, fondamentalement, la prémisse philosophique “naturaliste” que tout appel à une intervention miraculeuse divine, à n’importe quel stade de l’évolution de la molécule à l’homme, doit être rigoureusement exclu. Mais d’un autre côté, la sorte de miracle  exigée en ce cas, ne trouve pas davantage de soutien dans la Révélation qu’elle n’en trouve dans la science. Rien dans le récit de la Genèse, ni dans aucune autre source de l’Écriture ou de la Tradition, ne suggère, même lointainement, que Dieu ait fait un miracle en utilisant le sperme et l’ovule d’un couple de créatures simiesques, semi-humaines. Peut-être alors  la roue fera-t-elle un tour complet, l’évolution sera-t-elle de plus en plus discréditée et la théologie catholique du 21ème siècle reviendra-t-elle à la croyance en la vérité historique de la lecture littérale et traditionnelle de la Genèse défendue au 19ème siècle par le P. Luigi Tripepi et le Saint-Office : la formation directe et immédiate par Dieu du premier corps de l’homme à partir d’une matièreinorganique, non vivante.


1 Repris de Living Tradition, n°93, mai 2001, aimablement traduit par Claude Eon.

1 S.G. Mivart, professeur laïc britannique de biologie fut, semble-t-il, le premier savant catholique à avoir tenté une conciliation entre l’évolution humaine et la Foi de son Église. Ses livres “The Genesis of Species” (1871) et  “Lessons from Nature” (1876) furent mis à l’Index par le Vatican.

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