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Par P.Georges Habra
L’authenticité du Pentateuque1 (Ière partie)
Résumé : La théorie « documentaire » aujourd’hui dominante, suppose que la Bible a été compilée et recomposée tardivement, après la déportation des Juifs à Babylone. L’écriture « hébraïque » en lettres carrées en donnerait la preuve, puisque ces caractères sont chaldéens. Le P.Habra montre que toutes ces objections élevées contre l’authenticité du Pentateuque, procèdent d’un préjugé et le montre par analogie avec l’authenticité d’une composition musicale.
En revanche l’archéologie confirmera l’antiquité du texte mosaïque.
-« Savez-vous qui a composé la « Symphonie Héroïque » ?
– Mais bien sûr, c’est Beethoven, en 1803.
– O innocent ! Si ce Beethoven a vraiment existé (car rien n’est moins sûr), il en a fait, peut-être ! une infime partie, bien que les érudits soient loin de s’accorder pour décider laquelle exactement. Le véritable auteur en est un musicien anonyme et médiocre que nous appelerons l’éditeur, celui qui a fait paraître cette symphonie dans sa forme actuelle, au début de notre siècle, et qui a réussi la prouesse, à force de plagiats, de l’attribuer à un génie tel que Beethoven, à moins qu’il n’ait, l’infâme, purement et simplement inventé Beethoven (c’est une hypothèse, en tous cas qu’on ne peut écarter du revers de la main).
Car, voyons : les deux formidables accords du début, représentant à eux seuls une introduction à part entière, sont de Haydn. Le fameux thème héroïque qui suit a été volé à Mozart : pour corroborer notre affirmation, voyez d’ailleurs si ce thème ne ressemble pas, justement, à celui de l’entrée de « Bastien et Bastienne » de Mozart.
Puis l’exposition avec ses longs crescendo et decrescendo si typiques d’un Rossini ont sûrement été conçus par ce dernier, voyons !
Et le développement qui suivra, avec ses longs accords sur les cuivres, là c’est sûrement l’œuvre de Richard Wagner. Première accalmie après cette débauche d’énergie, et le deuxième thème lyrique avec l’inégalable chaleur sur le contrepoint des violoncelles, c’est Brahms qui est passé par là ; et ainsi de suite jusqu’à la fin du premier mouvement, qui sera de nouveau bouclé par Haydn sur les deux mêmes accords du début.
Le deuxième mouvement est-il intitulé « Marche funèbre » ? Qu’à cela ne tienne ! C’est Chopin, grand spécialiste de cette forme, qui a conçu le thème musical. Plus loin, la longue fugue qui exprimera toute la tristesse universelle, c’est Bach. C’est une fugue, donc c’est Bach ! C.Q.F.D.
Passons sur ce qui suit, qui doit être plein d’interpolations de cet inqualifiable éditeur (que nous appellerons, faute de le connaître, E), qui d’ailleurs en a infecté toute la symphonie ainsi que de ses suppression, gloses, altérations, répétitions… Car seuls les imbéciles voient dans cette symphonie un chef-d’œuvre de l’esprit humain, d’une prodigieuse beauté et unité : une étude plus attentive montrera clairement toutes les incohérences de cet éditeur peu inspiré qui, malgré ses prouesses dans l’art du plagiat, n’arrive pas à camoufler ses rapiéçages, voire ses rafistolages et ses contradictions.
Venons au dernier mouvement. Là, il y a une cavalcade sûrement écrite par Von Suppé, célèbre protagoniste de la chose. Meyerbeer a sans doute composé la partie ardente majestueuse qui suit (ah ! ces cors !). Et le sublime passage où l’on veut nous faire croire que Beethoven rappelle l’être mortel à plus de modestie (long dialogue en croches, entre les violons et les bois, précédant l’explosion finale), qui – croyez-vous – l’a écrit ? (Question à mille francs !) Réponse : « Albinoni le mélancolique »… Vous avez gagné…
– Qu’est-ce qui vous prend ? me dira-t-on. Vous promettez de parler du Pentateuque, et vous voilà embarqué sur Beethoven !
– Mais si, c’est du Pentateuque que je parle. Car ce que j’ai imaginé sur la Symphonie Héroïque, et qui est tellement absurde qu’il ne peut que provoquer l’hilarité générale et des rires inextinguibles, est bel et bien arrivé ; c’est une image , bien en deçà de la réalité, des élucubrations des exégètes modernes depuis le siècle dernier, sur le Pentateuque (et, dans une certaine mesure, sur bien d’autres livres de l’Ecriture).
En effet, la réalité dont cette image n’est que l’ombre est beaucoup plus riche.
Voici très schématiquement, la théorie de Graf-Wellhausen (du nom des deux personnages qui l’ont inventée et rodée), qui rallie la grande majorité des exégètes modernes. Mais si je dis « rallie », il ne faut pas croire qu’ils sont tous d’accord sur tous les points de la théorie : il n’y a pas un seul point, pas un seul passage de l’Ecriture, sur lesquels les tenants de la théorie ne divergent, chacun tenant sa propre opinion pour être « scientifique », de sorte qu’il y a une quantité infinie de thèses « scientifiques » qui se neutralisent les unes aux autres et s’entrechoquent avec grand fracas. Non seulement cela, mais la théorie elle-même, comme elle a balayé celles qui l’ont précédée, pourtant « scientifiques », sera un jour inévitablement balayée par une autre (il y a déjà des signes qui l’annoncent) : c’est une affaire de nombre.
Selon cette théorie donc , le Pentateuque, c’est-à-dire les cinq premiers livres de la Bible (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome), attribués unanimement, par ces livres et par toute l’écriture et la tradition, à Moïse, ne sont pas l’œuvre de Moïse, mais une œuvre hétéroclite, dont les multiples motifs ont été composés, chacun séparément, par un auteur, ou un groupe d’auteur différents, tous en tout cas anonymes (l’exégèse moderne n’ayant jamais pu nommer personne, sauf hypothétiquement), plusieurs siècles, parfois même un millénaire après le prétendu Moïse.
Un de ces auteurs, les exégètes l’appellent dans leur jargon « le Jahwiste » ou « le Jéhoviste » (désigné par le sigle J), parce qu’il désignerait Dieu systématiquement par le mot « Iahvé » ou « Jéhovah ». Il serait de Juda, et aurait vécu dans la première moitié du 9ème siècle avant Jésus-Christ.
Un second, ils l’appellent « l’Elohiste » (sigle E), parce qu’il emploierait systématiquement le mot « Elohim » pour désigner Dieu. Il serait du royaume du Nord, du 8ème siècle avant Jésus-Christ.
Un troisième, appelé « le Deutéronomiste » (sigle D), aurait composé le Deutéronome au temps de Josias (622 avant Jésus-Christ).
Un quatrième, désigné par le sigle P (de l’allemand « Priestercodex »), à qui on attribue le prétendu Code Sacerdotal, d’esprit désespérément légaliste et généalogiste, serait peut-être Esdras, en tous cas un auteur qui a vécu après l’exil (5ème siècle avant Jésus-Christ).
C’est dans l’ambiance de P qu’a existé le fameux scribe qui aurait donné au Pentateuque sa forme définitive, celle que nous connaissons. Ce scribe est un curieux amalgame de rigueur pointilleuse, rabbinique, et de laxisme, d’improbité éhontée. Tantôt en effet il copie servilement, même quand il n’y comprend rien, les documents sus-mentionnés, et tantôt il se permet des libertés vraiment excessives : il interpole, synthétise, interprète, déforme, ratatine, mais il est tellement stupide et maladroit qu’il se trahit souvent et n’arrive pas à masquer les contradictions les plus flagrantes. Ce scribe répugnant, malhonnête, imbécile, choque particulièrement les exégètes modernes, réputés pour leur probité intellectuelle et leur intelligence étincelante… Chaque fois que l’analyse de ces exégètes ne trouve pas d’obstacle, c’est qu’il a bien copié ses sources ; mais dès qu’elle tombe dans une impasse, la faute en est au scribe.
La théorie étant ce que nous venons d’exposer, le défi est jeté, aucun compromis n’est possible. Ou bien, comme dit l’ineffable Julius Wellhausen, « la période plus récente, dans ses caractéristiques intérieures et extérieures, s’est inconsciemment projetée dans l’antiquité aux cheveux blancs et se réfléchit là comme une image glorifiée2 » ; ou bien alors les tenants de pareilles théories sont… les plus prodigieux paranoïaques qui aient jamais existé ! La suite de notre investigation devra le décider.
Une règle fondamentale contre laquelle pèche cette théorie, tout comme la farce que nous avons inventée sur la « Symphonie Héroïque », c’est que toute œuvre de génie, en quelque matière que ce soit, du moment qu’elle est empreinte de génie est forcément marquée du sceau de l’unité. Dès qu’on présume l’existence de plusieurs auteurs dans sa genèse, on est en train de lui attribuer une certaine cacophonie, et donc, de lui ôter les caractères de beauté et d’unité qui sont essentiels à toute œuvre de génie.
Cela est tellement vrai que saint Athanase démontre l’existence d’un seul Dieu par l’harmonie qui se déploie dans la création: » En voyant dans le corps l’harmonie des membres, dit-il, c’est-à-dire que l’œil n’est pas en conflit avec l’ouïe, la main n’est pas en dissension avec le pied, mais chaque membre accomplissant sa propre fonction sans sédition, nous comprenons par là qu’il y a nécessairement une âme dans le corps, dont elle dirige les membres, bien que nous ne la voyions pas.
Pareillement, dans l’ordre et l’harmonie du tout, on pense nécessairement à Dieu qui régit tout ; et à un seul Dieu, non à plusieurs. Et l’ordre même de l’organisation de toutes choses, ainsi que leur harmonie dans la concorde, montre qu’il y a un seul logos, non plusieurs qui gouverne et régit cette harmonie. Car, s’il y avait plusieurs pour gouverner la création, un tel ordre en toutes choses ne serait pas maintenu, mais celles-ci seraient au contraire dans un état de désordre, à cause du nombre [de ceux-là], chacun tiraillant toutes choses selon sa volonté et luttant contre les autres…De même que si quelqu’un entend de loin une lyre composée de cordes multiples et différentes, et admire l’harmonie de leur accord – c’est-à-dire que la corde grave ne produit pas seule son son, ni l’aiguë seule, ni la médiane seule, mais toutes résonnent à l’unisson dans un équilibre stable – et conclut de là que la lyre forcément ne se meut pas d’elle-même, qu’elle n’est pas frappée non plus par plusieurs, mais qu’il y a un seul musicien (encore qu’il ne le voie pas) qui par sa science tempère le son de chaque corde selon un accord harmonieux : ainsi s’ensuit-il qu’il y a un seul gouverneur et roi de toute la création3 « .
Les exégètes modernes ne nous demandent pas seulement de croire que plusieurs auteurs ont collaboré, à une même date, pour produire un chef-d’œuvre, mais, ce qui est encore pire, qu’ils l’ont produit progressivement à des époques séparées par des intervalles de plusieurs siècles ! C’est comme si l’on nous demandait de croire que « Sainte Cécile » n’a pas été peinte par Raphaël, mais par un peintre anonyme du 20ème siècle, qui a volé le drapé de son tablier à Michel-Ange, le regard tourné au ciel à Ingres, la main gauche à Modigliani, la main droite à Vermeer, etc., non sans y faire lui-même des retouches d’un goût douteux.
– « Mais enfin », pourra-t-on me rétorquer, « les musiciens qui jouent la Symphonie Héroïque ne coopèrent-ils pas tous à produire le même chef-d’oeuvre, et ne pense-t-on pas aujourd’hui que Phidias s’est bien fait aider par d’autres dans les scultpures du Parthénon ? »
D’abord, il n’est pas certain que Phidias se soit fait aider par qui que ce soit dans cette sculpture, car si Lysippe a pu produire à lui seul des milliers de sculptures, pourquoi Phidias ne pourrait-il pas en produire quelques centaines ? Mais même s’il s’était fait aider, cela aurait certainement été d’une manière instrumentale et subalterne, comme lorsqu’un maçon donne les premiers coups de marteau à un bloc de pierre pour le préparer à être sculpté. Et pour l’orchestre, qui ne voit pas que les musiciens y coopèrent d’une manière purement instrumentale, et qu’ils n’ont aucun mérite dans la conception de la symphonie ? Ils jouent exactement le même rôle qu’un scribe qui copie l’Odyssée sur un parchemin.
C’est d’ailleurs un fait d’expérience : montrez-moi, ces trois ou quatre derniers siècles, un seul chef-d’œuvre – en littérature, en sculpture, en architecture, en peinture, etc. – qui ait été composé par plusieurs ? Que dis-je ces trois ou quatre derniers siècles ? plutôt ces deux millénaires : vous n’en trouverez aucun. Et c’est parce que vous n’en trouverez aucun là où nous sommes documentés suffisamment, que, pour étayer votre thèse, vous allez chercher ailleurs vos exemples. Mais si aucun chef-d’œuvre n’a été composé par plusieurs aux époques que nous connaissons bien, il en sera de même aux époques que nous ne connaissons guère, et à plus forte raison quand le chef-d’œuvre est du calibre de l’Iliade. « L’on n’a guère vu jusqu’à présent, dit La Bruyère, un chef-d’œuvre d’esprit qui soit l’ouvrage de plusieurs : Homère a fait l’Iliade, Virgile l’Enéide, Tite-Live ses Décades, et l’Orateur romain ses Oraisons4 « .
Or, si le Pentateuque n’est pas un chef-d’œuvre, je ne vois pas ce qui pourrait bien l’être. Qu’est-ce la marque extérieure d’un chef-d’œuvre, si non le fait qu’il est immortel, qu’il traverse les siècles et les millénaires en restant vivant, qu’il est lu par les peuples les plus éloignés les uns des autres dans le temps, dans la mentalité et dans l’espace, qu’il est une source puissante et féconde d’idées et de civilisation ?
Paul de Koch peut, au 19ème siècle, être lu pendant dix ans plus que tel ou tel chef-d’œuvre : mais cela ne durera pas, car la postérité est impitoyable, elle discerne immédiatement que la cause de son succès n’avait aucun rapport avec la valeur intrinsèque de l’œuvre, laquelle est nulle. Mais le chef-d’œuvre méprisé est tôt ou tard vengé.
Ici les leitmotivs sont la chute de l’homme et les efforts inlassables de Dieu pour le sauver, malgré l’obstination de l’homme à Lui résister. Comme dans la symphonie beethovenienne, ces leitmotivs forment la trame de toute l’œuvre, se transforment l’un en l’autre, zigzaguent, explosent, se métamorphosent, mais toujours reconnaissables, tantôt indomptables, tantôt tragiques et funèbres, pour exploser dans la joie et le triomphe.
Si donc, nous ne nous contentons pas d’être des spectateurs extérieurs – ce qui est la fonction de l’analyse – mais nous entrons, par l’intuition dans l’œuvre, nous identifiant autant que possible avec son jet créateur, l’épousant dans toute sa puissance et ses sinuosités, non pas abstraitement, je le répète, mais concrètement, de toutes les puissances de notre être, alors, si c’est un chef-d’œuvre, tout est harmonie, les anomalies et contradictions apparentes ne seront plus des anomalies et des contradictions mais des saillies reliées par une profonde unité.
Si par contre, nous souffrons d’une pénurie d’intuition, alors tout y sera obscur, mal charpenté, mal ficelé, dissonant, incohérent (qu’on voie la manière dont Mr. de Voltaire a interprété Pascal, dans ses « Lettres Anglaises« ), et un éléphant dans un magasin de fine porcelaine fera moins de dégâts que nous.
« Ce serait une affaire simple, dit Oswald T.Allis (un des rares exégètes modernes à venger courageusement l’authenticité mosaïque du Pentateuque, et il l’a fait jusqu’au titre de son livre), de briser une boule de cristal en nombre de fragments et puis de remplir un volume d’une description élaborée et d’une discussion des différences sensibles entre les fragments ainsi obtenus et de soutenir que ces fragments doivent tous provenir de globes différents. La seule réfutation concluante sera de démontrer que lorsqu’ils sont agencés entre eux ils forment de nouveau un seul globe.
Après tout ce qui a été dit, c’est l’unité et l’harmonie des récits bibliques tels qu’ils se trouvent dans l’Ecriture, qui est la meilleure réfutation de la théorie selon laquelle ces récits d’une forte harmonie interne sont le résultat de la combinaison de plusieurs sources plus ou moins dissemblables et contradictoires5 « .
Prenons par exemple les mots « Iahvé » et « Elohim ». Comme dans toute langue, ces synonymes se distinguent par une nuance : « Elohim » désigne Dieu plutôt en tant que Créateur, tandis que « Iahvé » Le désigne plutôt en tant que Rédempteur.
Aussi le serpent, dans le dialogue avec Eve, se garde bien d’employer le mot « Iahvé », et emploie quatre fois le mot « Elohim ». Par contre, le narrateur sacré (ch. 2-3 de « Genèse ») emploie le composé « Iahvé Elohim » vingt fois (plus que dans tout le reste de l’Ancien Testament !), très intentionnellement, pour montrer l’identité du Dieu de la Création et de Celui de la Rédemption.
De même, le texte : « Elohim parla à Moïse et lui dit : Je suis IHWH ! Je suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob comme El-Shaddaï, et par mon nom de IHWH Je n’ai pas été connu d’eux6« , bien loin d’impliquer que le tétragramme IHWH n’était pas connu des patriarches, comme l’affirment ces exégètes dans leur délire, pour en tirer d’aberrantes conclusions, signifie tout simplement que ce n’est pas à l’époque des patriarches que Dieu a montré en fait son bras rédempteur, mais sous Moïse, en délivrant les Israélites de la servitude d’Egypte et en leur donnant la Terre promise, comme le dit le même texte quelques versets plus loin : « Je suis IHWH, Je vous ferai sortir de la domination des Egyptiens et vous délivrerai de la servitude, et vous rachèterai le bras élevé et par un grand jugement, et vous adopterai pour mon peuple et deviendrai votre Dieu. Vous saurez que Je suis IHWH votre Dieu, qui vous fais sortir de l’oppression des Egyptiens, et je vous ferai entrer dans le pays que J’ai juré, la main levée, de donner à Abraham, et Je vous le donnerai en héritage : Je suis IHWH ! »
Dans d’autres cas, la variation dans l’usage des deux mots est commandée par le désir d’éviter la monotonie, souci permanent chez tout, je ne dis pas, génie, mais bon écrivain.
Au lieu de suivre ces principes si élémentaires et que dicte le simple bon sens, les exégètes modernes sont allés creuser plusieurs filons dans le texte, qui seraient dus à des auteurs différents. Leur défaite est cependant flagrante.
Car même en les suivant sur ce terrain, on trouve parfois, malheureusement pour eux, le mot « IHWH » dans le filon « Elohim », et le mot « Elohim » dans le filon « IHWH », parfois dans la même phrase !
Et, qui plus est, les deux mots, bien lois de s’exclure, sont joints en un composé qui revient, comme nous l’avons dit, vingt fois au cours de deux chapitres !
Voici un autre exemple de l’incapacité totale des exégètes modernes d’entrer dans le génie d’un écrivain. Essentiellement monotones et ennuyeux, à tel point qu’il faut un courage surhumain pour parcourir leur prose, ils sont aveugles à tout ce qui est beauté, variété, unité dans la diversité, synthèse, richesse et profondeur.
Nous prendrons Saint Basile comme exemple : à côté d’un esprit qui s’élève aux plus sublimes contemplations, nous trouvons chez lui le logicien qui dissèque en longueur une particule, le législateur, le poète, enfin le ritualiste qui a profondément marqué, par sa liturgie, le rite byzantin. La divergence évidente de ces caractéristiques de son génie n’a pas empêché qu’elles s’unissent en lui pour composer une harmonie des plus rares, car le génie a cela de propre qu’il unit dans une synthèse supérieure des qualités qui s’excluent chez les hommes ordinaires. Et il ne s’est rencontré personne encore, autant que je sache, pour attribuer chacune des œuvres suivantes à un auteur différent : « Contre Eunome« , « Les Dispositions Ascétiques« , « La divine Liturgie de saint Basile« , le « Traité du Saint-Esprit« , etc., ou bien d’attribuer, dans tel chapitre du « Traité du Saint-Esprit« , telle phrase à un logiciel de l’école d’Aristote (sigle L), telle autre à un ritualiste invétéré, presque rabbinique (sigle R), telle autre à un légaliste (sigle L1), telle autre à un platonicien (sigle P), etc.
C’est pourtant exactement ce que les exégètes modernes ont fait pour le Pentateuque !
Si être législateur et être mystique étaient choses incompatibles, à plus forte raison le seraient d’être peintre, d’être ingénieur, d’être architecte, d’être sculpteur, d’être poète : et comment alors Michel-Ange a-t-il été tout cela à la fois ? Et combien de capacités ont été cumulées par chacun de ces génies : Léonard de Vinci, Napoléon,Pascal, etc., capacités que les exégètes modernes auraient (si seulement ces génies-là avaient été plongés pour nous dans la nuit des temps) soigneusement triées, sans aucun humour, pour en attribuer la paternité à des personnes différentes, que leur paranoïa aurait inventées et projetées dans l’espace et le temps ?
Mais voici qui est pire : tout au long du Pentateuque il est répété que Dieu donna ces lois à Moïse, que Moïse les écrivit et les transmit au peuple d’Israël, etc…
Et les exégètes modernes, effrontément, rétorquent : « Non, ce n’est pas Moïse qui a écrit le Pentateuque ! » On ne pourrait trouver démenti plus formel. Voyons donc qui est le menteur, de l’auteur du Pentateuque ou ces exégètes.
Il est bien connu que le style d’un écrivain le révèle tout entier : si ses idées prenaient pour devise l’hypocrisie, son hypocrisie, pour un connaisseur, puera à travers son style, quelque enveloppé que soit celui-ci. C’est qu’il y a l’inconscient, qui ne demande pas notre avis pour affirmer son existence, et nous joue des tours.
Lisons par exemple « Les Fleurs du Mal » : nous avons là, d’une manière on ne peut plus transparente, tout Baudelaire, catholique à rebours, champ de bataille constant entre la chair et l’esprit, succombant souvent à celle-ci sans s’y complaire éprouvant au contraire pour cela une amertume d’absinthe, bien rendue par certaines photographies de Nadar et de Carjat. En plus d’un homme qui souffre terriblement et n’a rien d’un poseur, nous touchons du doigt, pour ainsi dire, dans cette œuvre, la densité et la profondeur de la pensée, la beauté plastique.
Même lorsqu’à l’inverse l’homme est désespérément abstrait, peu porté à l’expansivité et aux confidences, comme Kant, cet hermétisme et cette sécheresse mettent leur empreinte dans le style et nous révèlent l’auteur.
Cela posé, appliquons le principe au Pentateuque. Quelle plus grande exigence morale et haine du péché que celle qui s’y révèle tout au long, depuis la première chute et le déluge jusqu’à la révolte constante contre Dieu dans le désert ? Quelle idylle plus naïve, plus touchante, d’une plus grande fraîcheur que celle d’Isaac et de Rébecca, de Jacob et de Rachel ?
Quelle plus grande expansivité, délicatesse et beauté des sentiments que l’histoire de Joseph ? Où trouver un sens plus profond du divin et du sacré que dans l’apparition du buisson ardent et la rencontre de Moïse avec Dieu au Sinaï ?
Quel sens plus rigoureux de l’adoration due à Dieu seul, allié à une si profonde bienveillance pour la faiblesse humaine, que dans les parties législatives si méprisées par les critiques ?
Comment alors un auteur qui fait preuve d’un tel amour de la vérité, de la sincérité, et qui est d’une telle sublimité, peut-il être un imposteur et une charlatan (puisqu’il attribue à Moïse ce qui est pure invention de sa part) ? Car enfin, on ne peut pas être à la fois naïf et roué, sincère et menteur, divin et charlatan !
Voici d’ailleurs ce qu’avoue un savant qui de temps en temps dit la vérité, mais non exclusivement : « les érudits bibliques ont été égarés par l’analogie avec le monde gréco-romain antique pour exagérer, au delà de toute analogie, la possibilité d’une pieuse fraude dans la fabrication de rapports écrits et de documents. Presque chaque livre et chaque passage de l’Ancien Testament ont été stigmatisés par au moins un érudit comme étant des faux littéraires. En conséquence, on ne peut trop souligner qu’il n’y a guère, dans l’ancien Proche-Orient, de signe en faveur des faux, documentaires ou littéraires. Quelques anciens faux attestés, en Egypte, sont connus : des inscriptions qui prétendent remonter à des temps beaucoup plus anciens, tels les soi-disant stèle de Bentresh et décret de Djoser, sur une falaise près d’Eléphantine. Cependant, on a trouvé que les deux [inscriptions] appartiennent à la période ptolémaïque, c’est-à-dire à un temps où l’éthique de l’Orient ancien avait disparu pour toujours7.«
Aux témoignages du Pentateuque sur lui-même s’ajoutent ceux – plusieurs centaines – du reste de l’Ancien Testament. Les prophètes de toutes les époques parlent constamment des temps lointains de Moïse, de la loi et de la délivrance d’Egypte, ainsi que des miracles. Si les auteurs du Pentateuque, selon la théorie moderne (ou moderniste), étaient contemporains de ces prophètes, comment alors expliquer que ceux-ci, avec leur promptitude bien connue à verser jusqu’à la dernière goutte leur sang pour la moindre virgule de la parole de Dieu, aient digéré si facilement l’apparition de ces faux ?
Manifestement, seul un exégète moderne, prêt à vendre Dieu Lui-même pour cent francs, peut imaginer une pareille éventualité.
D’un autre côté, puisque la partie législative (P) est postérieure à ces prophètes, forcément le peuple auquel ils s’adressaient ne connaissait pas l’existence de la Loi.
Qu’on nous explique alors comment ils condamnent avec tant de véhémence un peuple pour des prévarications contre une Loi qui n’aurait pas existé !
Une autre preuve de la fausseté de la théorie moderne, c’est le Pentateuque samaritain. On sait que Sargon II, après la prise de Samarie, déporta ses habitants et y implanta des Assyriens. Attaqués par des lions, les nouveaux venus crurent, dans leur superstition, que c’était parce qu’ils n’avaient pas rendu un culte au dieu du pays…
Aussi Sargon II leur envoya-t-il un prêtre d’entre les déportés, pour les instruire dans la religion du pays. Par ce dernier, ils reçurent le Pentateuque (à l’exclusion des autres livres de l’Ancien Testament qui faisaient de Jérusalem le centre du culte, et qui furent récusés pour cela, lors du grand schisme , par le royaume du Nord) et adoptèrent le culte du Dieu d’Israël sans renoncer – chose étrange ! – à leur idolâtrie. Frustrés par les juifs de toute coopération dans la restauration du Temple, ils devinrent leurs ennemis irréconciliables, et inventèrent le mythe du mont Garizim comme centre de culte voulu par Moïse, mais ne pactisèrent plus que sporadiquement avec l’idolâtrie. On les connaît jusqu’à nos jours sous le nom de « Samaritains ». Ils observent très littéralement la Loi mosaïque et sont en possession de copies anciennes de leur Pentateuque, qui a la particularité de garder l’écriture hébraïque primitive, et non les lettres araméennes adoptées par les Juifs après le premier exil.
Or, s’il y avait eu un filon P ajouté au Pentateuque au 5ème siècle avant Jésus-Christ, sous Esdras, les Samaritains, animés d’une haine si implacable contre Esdras et le nouveau Temple, et rongés par un si terrible complexe d’infériorité à l’égard des Juifs, n’eussent pas manqué de le dénoncer. Et pourtant, non seulement ils ne dénoncent rien, mais – à part la corruption qu’ils ont introduite au sujet de Garizim dans Dt 27 – les deux Pentateuque sont substantiellement identiques.
C’est donc qu’Esdras n’a rien modifié au Pentateuque reçu 250 ans auparavant par les Samaritains, et qui représente certainement une tradition bien plus ancienne. De plus, l’exégète moderne devra, avec une impudence sans pareille, démentir le Christ et ses apôtres, qui répètent inlassablement que le Pentateuque a été donné par Moïse, et qui mentionnent « la Loi » toujours avant « les Prophètes ».
(Suite au prochain numéro)
1 Extrait de « La Foi en Dieu incarné« , t. I, pp.134-151
2 Prolégomènes à l’Histoire d’Israël, VIII,2.
3 Discours contre les Gentils (P.G. XXV, 76-77).
4 Les Caractères, I.
5 Les 5 livres de Moïse : VII.
6 Ex. 62-3.
7 W.F. Albright, De l’Age de pierre au Christianisme, I, D (2è éd.).