Bergson, évolutionniste ?

Par I.Benrubi

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Bergson, évolutionniste ?1

Résumé : Professeur de philosophie en Suisse et spécialiste de JJ.Rousseau ; l’auteur avait assez fréquenté le maître français, surtout dans les dernières années de sa vie, pour en tirer un livre de souvenirs. On voit dans le récit de cet entretien de 1936, combien l’auteur de l’Evolution créatrice était éloigné des conceptions darwiniennes de l’évolution biologique qui ont cours aujourd’hui. En particulier Bergson niait l’hérédité des caractères acquis, dogme essentiel aussi bien chez Lamarck que chez Darwin.

Avant-hier, j’ai passé une partie de l’après-midi chez Bergson, dans son cabinet de travail, 47 boulevard Beauséjour. Il m’avait fixé un rendez-vous par l’intermédiaire de Mme Bergson. Comme d’habitude, depuis qu’il souffre de rhumatismes, il m’a reçu assis dans son fauteuil, tout près de sa table de travail. Il était bien disposé pour la conversation. Comme je lui demandais des nouvelles de son état de santé, il m’a dit qu’il avait beaucoup souffert ces dernières semaines de septicémie (une sorte d’empoisonnement du sang par des microbes). Il ajouta en souriant : « Des maladies de ce genre, lorsqu’elles arrivent à un âge avancé – j’ai maintenant septante-six ans et demi, comme on dit en Suisse, – sont un avertissement de la nature pour que le malade quitte ce monde et évite ainsi une fin plus triste. Les médecins ne devraient pas chercher à conserver, par toutes sortes de remèdes, la vie de celui qui en est atteint. Je dis cela sans aucune arrière-pensée de suicide, celui-ci étant incompatible avec mes vues philosophiques. »

Je dis qu’on faisait cela sans doute aussi parce qu’on croyait que celui qu’on essayait de guérir pourrait d’une manière quelconque être encore utile aux autres et à l’humanité toute entière. Bergson ne le contesta pas.

Ayant fait récemment à l’Université de Genève, dans le cadre de cette belle série de vendredis, organisée par André Oltramare, une conférence sur l’Evolution créatrice, j’aiguillai la conversation sur la conception bergsonienne de la vie. « Lorsque vous dites dans le troisième chapitre, fis-je remarquer, que tout se passe comme si un être qu’on pourrait appeler Homme ou Surhomme avait cherché à se réaliser, vous ne concevez pas le Surhomme à la manière darwinnienne de Nietzsche. » Bergson m’a dit qu’il était de mon avis et il a ajouté : « Nietzsche est un excellent écrivain qui trouve l’expression la plus significative pour ce qu’il veut dire et se distingue par là de la plupart des philosophes allemands. » Cette remarque de Bergson m’a intéressé aussi en ce sens qu’elle m’a montré qu’il avait lu Nietzsche depuis nos entretiens à l’Avenue des Tilleuls où il me disait qu’il ne l’avait jamais lu parce qu’il n’aimait pas lire des ouvrages écrits en aphorismes.

J’ai demandé à Bergson s’il connaissait l’ouvrage d’Alexis Carrel, l’Homme, cet inconnu que j’ai lu dernièrement : «  Je connais Carrel personnellement, et j’ai visité son laboratoire a New York, avant la guerre. Il est un des premiers biologistes qui se sont ralliés aux vues de l’Evolution créatrice . » Continuant la conversation sur le problème biologique, j’ai prononcé le nom de Cuénot. Bergson m’a dit qu’il avait aussi une grande estime pour ce savant, et cela surtout parce qu’il niait l’hérédité des caractères acquis. Il ajouta : « Si je n’avais pas la même conviction, je n’aurais probablement pas écrit Les Deux Sources ; car la « morale ouverte » est impossible si l’on admet l’hérédité des caractères acquis. »

Cela nous amena à parler des travaux de Lévy-Bruhl sur la mentalité primitive. Bergson affirma contre Lévy que l’âme humaine avait été dès le début parfaite et ne différait de la nôtre que sous l’influence du milieu, en sorte qu’il ne pouvait pas être question d’une différence radicale entre la mentalité primitive et la nôtre.

« D’ailleurs, ajouta-t-il, Lévy-Bruhl, dans ses premiers travaux, établissait une distinction plus radicale entre la mentalité primitive et la nôtre, tandis que dernièrement  il s’est délivré de ce radicalisme en affirmant qu’il ne s’occupe que d’ethnologie pure. » Quant à Durkheim, Bergson pense que sa conception de la morale est exacte en ce qui concerne la « morale close », mais non pas en ce qui concerne la « morale ouverte ». Cette opinion n’a fait que confirmer l’impression que j’ai eue en lisant Les Deux Sources, à savoir que Bergson, en distinguant la morale close de la morale ouverte, a voulu réagir aussi contre Durkheim et le sociologisme en général.

Continuant la conversation sur la « morale ouverte », j’ai demandé à Bergson si l’on pouvait parler chez Rousseau d’un « appel du héros ». « Je ne le crois pas, dit-il, et cela surtout parce que Rousseau admet la bonté originelle chez tous les hommes, en sorte qu’il ne peut pas être question  chez lui d’hommes exceptionnels comme les saints, les seuls qui nous autorisent à parler d’un appel du héros. »


1 I. Benrubi, Souvenirs sur Henri Bergson (Delachaux et Niestlé, Neufchatel-Paris, 1942, pp.124-127)

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