La solution sociale

Par Benjamin Guillemaind

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Résumé : Parue en 1953 avec plus de 7 éditions, la Solution sociale, de Gustave Thibon et H. de Lovinfosse reste un monument intellectuel, plus que jamais d’actualité, bien qu’il aille à contre-courant de la pensée économique dominante. L’auteur en a extrait une synthèse. G.Thibon est plus connu comme philosophe. Mais à ce titre il était préoccupé par l’inorganisation économique, à laquelle il apportait une solution.

L’introduction pose le problème clairement : « La conception actuelle de la vie sociale repose sur un principe de divergence des intérêts, présenté comme une loi de nature. On ne peut prospérer et s’enrichir qu’aux dépens du prochain par une compétition sans issue qui dresse les uns contre les autres… Nous opposons le principe de convergence des intérêts : les intérêts de tous les hommes sont solidaires et l’égoïsme bien compris commande l’amour et l’entraide. »

La vraie liberté

Après l’analyse des causes et de l’évolution du mal : culte de l’argent, travail livré au capital, le livre dénonce au chapitre 2 la dérive de la notion de liberté qui guide toute la pensée économique contemporaine. La vraie liberté ne se confond pas avec l’indépendance absolue. La liberté présuppose une structure organique qui corrige les écarts anarchiques et fait coïncider l’intérêt de chacun avec le bien de tous.

L’esprit d’amour

Le chapitre 4 aborde les principes d’une solution humaine. D’abord c’est un esprit d’amour qui doit refaire en sens inverse tout le chemin que l’esprit d’égoïsme a déjà parcouru. « La loi centrale de la nature est une loi d’unité. Il s’agit donc de ramener à l’unité tous ces éléments complémentaires de notre être et de notre destin que la folie humaine a dressés les uns contre les autres. (…) La société s’est à la fois dissoute en réalité et reconstruite en apparence sur un principe de séparation. L’égoïsme individuel ou grégaire a pénétré si avant dans nos mœurs que nous en sommes arrivés à considérer comme une loi de nature la divergence et l’opposition radicale des intérêts particuliers, avec les conflits sans issue qui en résultent. Tout au plus, quand la situation devient tragique, admettons-nous le principe d’un compromis bâtard entre ces intérêts, c’est-à-dire d’une trêve au cours d’une guerre sans fin. Cette fausse évidence inspire la théorie libérale de la concurrence sans frein, comme la théorie marxiste de la lutte des classes : on la retrouve aussi à la base des impérialismes nationaux par qui les peuples s’opposent dans une lutte économique et diplomatique constante.« 

« L’égoïsme individuel veut la liberté au détriment de l’ordre et l’égoïsme collectif restitue l’ordre en supprimant la liberté. Contre le libéralisme et le socialisme nous voulons unir et harmoniser les exigences de la liberté et celles de l’ordre« .

La convergence des intérêts

La divergence et les conflits d’intérêts sont considérés comme des états de fait, que l’on érige volontiers en loi naturelle, alors qu’ils ne sont que des accidents et des maladies. Les avantages obtenus dans un conflit (économique) par l’une des parties se retournent tôt ou tard contre elle, même si un avantage temporaire a été obtenu : je peux avoir un intérêt immédiat à voler mon prochain. Mais si tout le monde se fait voler, personne ne peut plus subsister… Un chef d’entreprise qui néglige son devoir d’état subit tôt ou tard les conséquences de ses fautes.

La concentration capitaliste ou étatique, en poussant presque à l’infini l’écart entre la faute et le châtiment, constitue le plus grand facteur de démoralisation de l’histoire…

Les auteurs refusent de s’incliner devant le principe de divergence des intérêts.

L’ordre et la liberté

Leur conception de la vie économique implique donc la liberté d’action, la liberté, d’entreprise et la liberté du marché… car la vie comporte des phénomènes d’élimination et de sélection.

Mais qui dit amour dit aussi communion. La liberté n’est pas le bien unique et suprême. Elle n’est pas une fin en soi. Les méfaits de l’anarchie libérale doivent suffire à détourner les hommes du culte idolâtrique de la liberté.

Le bien commun marque l’étendue et les limites de la liberté.

Dans la concurrence, il faut abolir la loi de la jungle et conserver l’esprit d’émulation. Chacun doit pouvoir jouer librement, mais à condition de respecter les règles du jeu et d’accepter l’arbitrage.

a) Le problème de l’autorité.

Toute société organisée implique une autorité. Toute entreprise a besoin d’un chef. La solution ne consiste pas à se révolter contre toute autorité, mais à choisir le chef dont les intérêts sont le plus liés aux exécutants. Le meilleur chef est celui qui porte un nom et présente un visage : c’est le patron libre, propriétaire de son entreprise, attaché à ses ouvriers par une communauté de travail et de destin.

Mais cette liberté exige en contrepartie un corollaire : la responsabilité. Cette responsabilité a déjà été bien atténuée avec les société anonymes (à responsabilité limitée), les monopoles, les ententes, le fonctionnariat… qui créent un climat d’irresponsabilité universelle.

L’irritant problème du capitalisme ne se résoudra qu’en reliant le capital à la propriété privée. C’est la propriété privée qui responsabilise.

b) La dimension des entreprises.

Puisqu’on ne peut supprimer le capital, il convient de le diluer, de le disséminer le plus possible, au lieu de le concentrer. Plus il existera de libres propriétaires et de libres entreprises, plus la compétition sera féconde et le marché sain…Ce n’est pas hasard si la propriété artisanale, agricole ou industrielle, constitue la bête noire des marxistes.

L’intérêt du consommateur

La fin de l’économie n’est pas de produire ou d’exporter à tout prix, mais d’apporter à l’ensemble des hommes le maximum d’utilités économiques. En un mot le but de l’économie, c’est le bien-être de tous et l’intérêt du consommateur. C’est le service des hommes. Ce principe de l’intérêt du consommateur commande le maximum de justice sociale et exclut toute exploitation de l’homme par l’homme.

Le but de l’économie, ce n’est pas la consommation, c’est le consommateur. C’est son désir qui ne peut s’exprimer par une orientation étatique, mais bien par la liberté du marché, qui seule permet à chacun de faire valoir ses préférences. Si l’Etat impose la qualité et la quantité de production, il impose du même coup la consommation.

Le code du marché

On ne peut pas parler de liberté du marché sans poser en même temps les règles du marché. Le jeu de l’offre et de la demande nécessite un arbitrage, d’autant plus nécessaire dans le cadre d’une économie « dynamique ».

Le rôle de l’Etat apparaît ici dans son vrai jour : son domaine est celui du contrôle et de l’arbitrage, dès lors que l’Etat se situe en dehors et au-dessus du marché.

Comme nous avons un code de la route, un code civil et un code pénal, pourquoi n’aurions nous pas un code économique, élaboré par les assemblées gouvernementales et appliqué par un corps autonome d’experts et de magistrats indépendants.

Ils lutteraient contre les acteurs qui faussent la liberté et l’harmonie des rapports entre production et consommation :

– l’exploitation de la main d’œuvre

– les manipulations monétaires

– la concurrence déloyale (importations agressives, dumping, trusts, monopoles)

– la fiscalité excessive et désordonnée.

Principes d’une réforme douanière

On aborde ici la concurrence déloyale étrangère afin de définir les principes d’application de barrières douanières prises souvent sous la pression de puissances politico-financières, alors qu’elles devraient avoir pour seul but de maintenir la liberté dans les limites de la justice.

Leur seule justification acceptable consiste à protéger les producteurs non contre la compétition, mais contre la concurrence déloyale, contre les opérations de dumping avec les marchandises provenant de pays où la main-d’oeuvre est anormalement basse. Dans ces cas, l’arbitrage ne consiste pas à entraver le jeu de la liberté, mais à assurer l’égalité des chances au départ.

Ce qui implique une variété des taux de droits douaniers selon le pays et le produit et un suivi de l’évolution du marché pour le modifier selon les circonstances, jusqu’à sa suppression.

Cette politique implique évidemment la réciprocité de la part du pays étranger, ce qui ne peut se réaliser que par une entente entre pays.

Assainir le marché intérieur

A l’intérieur les arbitres devront s’opposer à la formation des blocs financiers et industriels, dont la puissance fausse les lois naturelles du marché.

Les PME doivent être protégées contre l’arbitraire de ces organismes géants de deux manières :

1) par un retour aux lois morales du marché, faussées par les moyens antiéconomiques de ces géants qui éliminent la concurrence en se liant avec les pouvoirs politiques.

2) par des mesures légales favorisant le marché, en réprimant toute collusion entre les pouvoirs financiers et le pouvoir politique, ainsi que toute espèce d’entente pour augmenter les prix et bloquer les salaires.

Conclusion

Il faut donc trouver un moyen terme entre un libéralisme sans frein et un étatisme oppresseur, comme le demandait Pie XII. G.Thibon et H. de Lovinfosse affirment qu’ils sont pour l’Etat contre l’étatisme, pour le capital contre la capitalisme, pour la liberté contre le libéralisme, c’est à dire pour contrôler la liberté et l’organiser, pour le social contre le socialisme, pour une société hiérarchisée dans un corps organique. Comment ? -En réduisant les pouvoirs de l’Etat au profit de la liberté individuelle, d’une diminution des impôts et d’une hausse des salaires-. En assainissant le profit par la concurrence et le service.

Appendice

Ces orientations sont-elles conformes à la Doctrine Sociale de l’Eglise ? Les auteurs posent d’abord le principe de la primauté de la personne et l’importance du Bien Commun. Puis ils abordent les rapports entre capital et travail, qui doivent arriver à dépasser la lutte de classes. Enfin ils rappellent le rôle de l’Etat qui doit rester un arbitre.

Ils rappellent l’importance de l’arbitrage entre membres de la même profession, qui doit être fait par des experts de la profession. C’est la théorie de la « liberté organisée ». Elle s’appuie sur un texte de Pie XI :

« Contenue dans de justes limites, la libre concurrence est chose légitime et utile ; jamais pourtant elle ne saurait servir de norme régulatrice à la vie économique…(qu’il faut placer) sous la loi d’un principe directeur juste et efficace… La dictature économique qui a succédé aujourd’hui à la libre concurrence ne saurait remplir cette fonction…Cette justice doit donc pénétrer les institutions mêmes…Son efficacité doit surtout se manifester par la création d’un ordre juridique… »

Comment ?… Le pouvoir chargé d’arbitrer doit être protégé par l’Etat et en même temps indépendant de l’autorité politique. Si l’Eglise n’apporte pas d’indications précises ; c’est aux membres des organisations professionnelles qu’elle incline à confier le rôle d’arbitre.

Quelle place doivent avoir ces organisations ?

D’abord les syndicats auront toujours à défendre les intérêts de leurs membres. Quant aux corporations, elles auront à servir les intérêts généraux de la profession : discipline interne, qualité des produits… Nous laissons aux organismes professionnels le droit de juger et de trancher en leur domaine ; nous leur refusons seulement le rôle d’arbitres suprêmes.

Pourquoi ? – Parce qu’aucun ne représente l’intérêt du consommateur, qui est l’intérêt de tous. Les syndicats défendent les intérêts d’une classe sociale ; les corporations ceux de la profession. Dans les deux cas il s’agit d’intérêts particuliers. Il est toujours à craindre que, livrées à elles-mêmes, elles se durcissent en blocs égoïstes et en monopoles et faussent le jeu d’une saine compétition.

Il faut donc que la garde du bien commun soit confiée, non pas aux seules organisations professionnelles, mais à des hommes élevés par leur fonction au dessus des intérêts particuliers.

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