Napoléon : « moins prince que boucher »

Par Adrien Loubier

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Napoléon : « moins prince que boucher »1

« Si l’homme est libre de choisir ses idées, il n’est pas libre d’échapper aux conséquences des idées qu’il a choisies. » (Marcel François)

Résumé : Le général Bonaparte, devenu « empereur des Français », laisse derrière lui une réputation de gloire militaire et de sagesse administrative. Mais nombre de contemporains en jugèrent autrement. Dès 1555, le médecin Michel de Nostredame, plus connu sous le nom de Nostradamus, dans un raccourci saisissant dont il était coutumier, qualifia Napoléon Ier, plus de deux siècles à l’avance, par ces simples mots : « moins prince que  boucher » (Centurie I, quatrain 602). C’est bien le sentiment qui ressort à la lecture des témoignages qu’Adrien Loubier a réunis.

L’ogre corse et les démons homicides :

Un criminel se leva, dont la passion pour la guerre allait faire couler bien des fleuves de sang, et lui valoir le surnom de l’ogre corse, véritable mangeur d’hommes en effet.

“L’Europe est une vieille putain pourrie. J’ai 800.000 hommes. J’en ferai ce que je veux”3

“Ne crains-tu pas, lui disait Lucien, que la France ne se révolte contre l’indigne abus que tu fais du pouvoir ? “

 – “Ne crains rien, répondit Bonaparte, je la saignerai tellement à blanc, qu‘elle en sera de longtemps incapable4“.

Pourquoi Bonaparte avait-il cet esprit ? Mais sur la base d’un incroyable mépris des hommes !

Écoutons par exemple Chaptal, ministre de l’Intérieur pendant quatre ans, et qui fut à même d’apprécier impartialement Bonaparte:

“Un ministre russe, le prince Kourakine, lui parlait des ressources de son pays pour recruter 1‘armée.

– J’en conviens, dit-il, mais votre maître a-t-il comme moi vingt-cinq mille hommes à dépenser par mois ?

Dans une bataille dont l’issue tenait à une belle charge de cavalerie, il ordonna au général Nansouty de charger à la tête de la cavalerie de la garde en disant :

– Plutôt que de ne pas enfoncer l’ennemi, faites-les périr tous, je ne les ai pas dorés pour eux.

Lorsqu’on lui annonça que le général Latour-Maubourg venait d’avoir la cuisse emportée, il se borna à demander froidement :

– Qui le remplace ?

Se promenant sur le champ de bataille d’Eylau couvert de vingt-neuf mille cadavres, il les retournait avec le pied et disait aux généraux qui l’entouraient :

– C’est de la petite espèce.

À son retour de la déroute de Leipzig, il accoste M. Laplace :

– Ah ! Vous avez bien maigri.

– Sire, j’ai perdu ma fille.

– Oh ! Il n ‘y pas de quoi maigrir. Vous êtes géomètre. Soumettez cet événement au calcul, et vous verrez que tout cela égale zéro.

Le 20 juillet 1804, Bonaparte est à Boulogne et prétend passer en revue l’armée navale. Écoutons le récit de cette journée mémorable par Constant :

“Un matin, en montant à cheval, Napoléon annonça qu’il passerait en revue l’armée navale  et donna l’ordre de faire quitter aux bâtiments qui formaient la ligne d’embossage leur position, ayant l’intention, disait-il, de passer en revue en pleine mer.

Il partit avec Roustan pour sa promenade habituelle, et témoigna le désir que tout fût prêt pour son retour dont il désigna l’heure.

Tout le monde savait que le désir de Napoléon était sa volonté. On alla, pendant son absence, la transmettre à l’amiral Bruix, qui répondit avec un imperturbable sang-froid qu‘il était bien fâché, mais que la revue n‘aurait pas lieu ce jour-là. En conséquence, aucun bâtiment ne bougea.”

Mais Bonaparte ne supporte pas la contradiction.

– Monsieur l‘amiral, dit Napoléon d’une voix altérée, pourquoi n‘avez-vous pas fait exécuter mes ordres ?

– Sire, répondit avec une fermeté respectueuse l’amiral Bruix, une horrible tempête se prépare… Votre Majesté peut le voir comme moi. Veut-elle donc exposer inutilement la vie de tant de braves gens ?

En effet, la pesanteur de l’atmosphère et le grondement sourd qui se faisait entendre au loin ne justifiaient que trop les craintes de l’amiral.

– Monsieur, répond Napoléon de plus en plus irrité, j ‘ai donné des ordres. Encore une fois, pourquoi ne les avez-vous point exécutés ? Les conséquences me regardent seul. Obéissez !

– Sire, je n ‘obéirai pas.

– Monsieur vous êtes un insolent !

Et Napoléon, qui tenait encore sa cravache à la main, s’avança sur l’amiral en faisant un geste menaçant. L’amiral Bruix recula d’un pas, et mettant la main sur la garde de son épée :

– Sire ! dit-il en pâlissant, prenez garde !

Tous les assistants étaient glacés d’effroi. Napoléon, quelque temps immobile, la main levée, attachait ses yeux sur l’amiral, qui, de son côté, conservait sa terrible attitude.

Enfin, Napoléon jeta sa cravache à terre. Bruix lâcha le pommeau de son épée et, la tête découverte, il attendit en silence le résultat de cette horrible scène.

– Monsieur le contre-amiral Magon, dit Napoléon, vous ferez exécuter à l’instant le mouvement que j‘ai ordonné. Quant â vous, Monsieur continua-t-il en ramenant ses regards sur l’amiral Bruix, vous quitterez Boulogne dans les vingt-quatre heures, et vous vous retirerez en Hollande. Allez!

Cependant le contre-amiral Magon faisait faire à la flotte le mouvement fatal exigé par Napoléon.

À peine les premières dispositions furent-elles prises que la mer devint effrayante à voir. Le ciel, chargé de nuages noirs, était sillonné d’éclairs, le tonnerre grondait à chaque instant, et le vent rompait toutes les lignes. Enfin, ce qu‘avait prévu 1‘amiral arriva, et la tempête la plus affreuse dispersa les bâtiments de manière à faire désespérer de leur salut.

Napoléon, soucieux, la tête baissée, les bras croisés, se promenait sur la plage, quand tout à coup des cris terribles se firent entendre. Plus de vingt chaloupes canonnières chargées de soldats et de matelots venaient d’être jetées à la côte, et les malheureux qui les montaient, luttant contre les vagues furieuses, réclamaient des secours que personne n’osait leur porter…

Napoléon voyait ses généraux et officiers frissonner d‘horreur autour de lui…”

Que nous sommes loin d’un Louis XV, refusant, dans une bataille, de donner l’ordre d’une charge qui pouvait être décisive, mais dont il estimait qu’elle serait trop meurtrière ! « Messieurs, disait-il, je suis comptable devant Dieu de la vie de mes sujets ! »

Mais pour Bonaparte, les hommes ne sont que chair à canon! Et ils sont si “méprisables”!

Écoutons donc quelques lignes de Chateaubriand, pourtant fasciné si souvent par le “génie” de Bonaparte.

“Le train du jour est de magnifier les victoires de Bonaparte : les patients ont disparu ; on n’entend plus les imprécations, les cris de douleur et de détresse des victimes ; on ne voit plus la France épuisée, labourant son sol avec des femmes ; on ne voit plus les parents arrêtés en pleige5 de leurs fils, les habitants des villages frappés solidairement des peines applicables à un réfractaire ; on ne voit plus ces affiches de conscription collées au coin des rues, les passants attroupés devant ces immenses arrêts de mort et y cherchant, consternés, les noms de leurs enfants, de leurs frères, de leurs amis, de leurs voisins.

On oublie que tout le monde se lamentait des triomphes, on oublie que la moindre allusion contre Bonaparte au théâtre, échappée aux censeurs, était saisie avec transport ; on oublie que le peuple, la cour; les généraux les ministres, les proches de Napoléon, étaient las de son oppression et de ses conquêtes, las de cette partie toujours gagnée et jouée toujours, de cette existence remise en question chaque matin par l’impossibilité du repos.”

Enfin, je ne résiste pas à citer encore Chateaubriand dans la description réaliste qu’il fait de l’approvisionnement en chair humaine de l’ogre, dans les Mémoires d’outre-tombe.

“Enfin la conscription faisait comme le couronnement de ses œuvres de despotisme. La Scandinavie, appelée par un historien ‘la fabrique du genre humain’, n’aurait pu fournir assez d’hommes à cette loi homicide. Le code de la conscription sera un monument éternel du règne de Bonaparte. Là se trouve réuni tout ce que la tyrannie la plus subtile et la plus ingénieuse peut imaginer pour tourmenter et dévorer les peuples : c’est véritablement le code de l’enfer! Les générations de la France étaient mises en coupe réglée comme les arbres d’une forêt : chaque année, quatre-vingt mille jeunes gens étaient abattus. Mais ce n’était là que la coupe régulière : souvent la conscription était doublée ou fortifiée par des levées extraordinaires ; souvent elle dévorait d‘avance ses futures victimes, comme un dissipateur emprunte sur le revenu à venir. On avait fini par prendre sans compter : l’âge légal, les qualités requises pour mourir sur un champ de bataille n ‘étaient plus considérés ; et l’inexorable loi montrait à cet égard une merveilleuse indulgence. On remontait vers l’enfance ; on descendait vers la vieillesse : le réformé, le remplacé, étaient repris ; tel fils d’un pauvre artisan, racheté trois fois au prix de la petite fortune de son père, était obligé de marcher.

Les maladies, les infirmités, les défauts du corps, n‘étaient plus une raison de salut. Des colonnes mobiles parcouraient nos provinces comme un pays ennemi, pour enlever au peuple ses derniers enfants.

Si l’on se plaignait de ces ravages, on répondait que les colonnes mobiles étaient composées de beaux gendarmes qui consoleraient leurs mères, et leur rendraient ce qu’elles avaient perdu. Au défaut du frère absent, on prenait le frère présent. Le père répondait pour le fils, la femme pour le mari: la responsabilité s‘étendait aux parents les plus éloignés et jusqu‘aux voisins. Un village devenait solidaire pour le conscrit qu‘il avait vu naître. Des garnisaires s’établissaient chez le paysan et le forçaient de vendre son lit pour les nourrir : pour s‘en délivrer il fallait qu‘il trouvât le conscrit caché dans les bois. L’absurde se mêlait à l’atroce: souvent on demandait des enfants à ceux qui étaient assez heureux pour n’avoir point de postérité ; on employait la violence pour découvrir le porteur d’un nom qui n‘existait que sur le rôle des gendarmes, ou pour avoir un conscrit qui servait déjà depuis cinq ou six ans. Des femmes grosses ont été mises à la torture, afin qu‘elles révélassent le lieu où se tenait caché le dernier-né de leurs entrailles ; des pères ont apporté le cadavre de leur fils, pour prouver qu’ils ne pouvaient fournir ce fils vivant. Il restait encore quelques familles dont les enfants plus riches s’étaient rachetés; ils se destinaient à former un jour des magistrats, des administrateurs, des savants, des propriétaires, si utiles à l’ordre social dans un grand pays : par le décret des gardes d’honneur, on les a enveloppés dans le massacre universel. On en était venu à ce point de mépris pour la vie des hommes et pour la France, d’appeler les conscrits la matière première et la chair à canon. On agitait quelquefois cette grande question parmi les pourvoyeurs de chair humaine : savoir combien de temps durait un conscrit ; les uns prétendaient qu’il durait trente-trois mois, les autres trente-six. Bonaparte disait lui-même : J’ai trois cent mille hommes de revenu. Il a fait périr, dans les onze années de son règne, plus de cinq millions de Français.”

Voilà l’homme dont la bonne foi parut évidente à Pie VII, voilà celui qu’un Pape vint “sacrer” à Paris !

Tel fut Bonaparte :

Tel était donc celui que certains apologistes du Concordat ont qualifié sans trembler de “seul interlocuteur valable” avec lequel Pie VII devait traiter pour rétablir en France la religion catholique!

Me permettra-t-on, à ce jugement, de préférer celui dont je ferai ma conclusion, et qui émane d’un admirateur de Napoléon, après que l’expérience des désastres lui eut ouvert les yeux ?

“Il fallut donc songer à établir un chef suprême qui fût l’enfant de la révolution, un chef en qui la loi, corrompue dans sa source, protégeât la corruption et fit alliance avec elle. Des magistrats intègres, fermes et courageux, des capitaines renommés par leur probité autant que pour leurs talents, s’étaient formés au milieu de nos discordes ; mais on ne leur offrit point un pouvoir que leurs principes leur auraient défendu d‘accepter. On désespéra de trouver parmi les Français un front qui osât porter la couronne de Louis XVI. Un étranger se présenta : il fut choisi.”

Mais qui donc posa cette couronne et cette onction sur un tel front ?

Jugement d’un de nos meilleurs historiens :

“Sauf pour la gloire, sauf pour l’Art, il eût probablement mieux valu que (Napoléon) n’eût pas existé. Tout bien compté, son règne, qui vient selon le mot de Thiers continuer la révolution, a terminé par un épouvantable échec. Son génie a prolongé, à grands frais (trois millions de morts!), une partie perdue d’avance. Tant de victoires, de conquêtes (qu‘il n‘avait pas commencées), pourquoi ? Pour revenir en deçà du point d’où la république guerrière était partie, où Louis XVI avait laissé la France, pour abandonner les frontières naturelles, rangées au musée des doctrines mortes.

Ce n’était pas la peine de tant s‘agiter, à moins que ce ne fût pour léguer de belles peintures à l’histoire.

Et l’ordre que Bonaparte a rétabli vaut-il le désordre qu‘il a répandu en Europe, les forces qu‘il a soulevées et qui sont retombées sur les Français ?

Quant à l’État napoléonien, qui a duré à travers quatre régimes, qui semblait bâti sur l’airain, il est en décadence. Ses lois s’en vont par morceaux. Bientôt on sera plus loin du Code Napoléon que Napoléon ne l’était de Justinien et des Institutes, et le jour approche où, par la poussée d’idées nouvelles, l’œuvre du législateur sera périmée.” Jacques Bainville “Napoléon “(1931)

“Bonaparte est une sorte de parodie sacrilège des Croisades. Il représente la Croisade pour rien.” Léon Daudet “Le stupide XIXème siècle »

Quelques références maçonniques :

On ne sait avec certitude quand Napoléon fut initié (certains disent: à la loge militaire Philadelphie, en 1798). Mais il fut nommé “Napoléon protecteur de la Maçonnerie”. Des hymnes maçons lui furent dédiés. De nombreuses loges prirent des titres comportant “Saint Napoléon”! Plusieurs dates et loges sont données par différents auteurs quant à sa date et son lieu d’initiation. Voir “Dictionnaire des Francs-Maçons français” à Napoléon Premier.

Son frère Jérôme fut initié le 2 avril 1801 à la L\“la paix” (!) O de Toulon et fut Grand Maître de la F\M\ du royaume de Westphalie.

Son frère Joseph, roi de Naples et de Sicile, fut initié le 8 octobre 1793 à la L\ “La parfaite sincérité” (!) de Marseille et fut Grand Maître du G\ O\ Son frère Louis fut Grand Maître adjoint du G\O\ Cambacérès 33ème degré. Haut dignitaire maçonnique, Grand Maître du G\O\ en suppléance de Joseph Bonaparte ; Souverain Grand Commandeur du S\C\ de France ; Grand Maître du rite écossais ; Grand Maître du rite primitif ; etc. (Dictionnaire des F\M\ français)


1 Repris de Aux portes de l’enfer, le concordat de 1801, Éd Sainte-Jeanne d’Arc, 2009, pp. 44-52

2 Ndlr. Voici le quatrain complet de Nostradamus :
Un Empereur naitra près d’Italie,
Qu’à l’Empire sera vendu bien cher,
Diront avec quels gens il se ralie,
Qu’on trouvera moins prince que boucher. (Centuries I, 60)

3 Paroles rapportées par Louis-André Pichon, consul et conseiller d’État.

4 Cf. Mémoires du Baron Fain, Paris, Plon, 1908.

5 Pleige : Caution, garant.

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