Partager la publication "Les animaux sont-ils intelligents ?"
Par Louis Millet
Louis Millet1
« Les rationalistes fuient le mystère pour se précipiter dans l’incohérence » (Bossuet).
Résumé : L’intelligence des animaux est indubitable, mais présente-t-elle, avec l’intelligence humaine, une différence de degré ou de nature ? Ainsi un corbeau néo-zélandais utilise des brindilles pour extraire des insectes au fond d’un trou. Cependant il ne garde pas la brindille avec lui pour un usage ultérieur, comme le fait un artisan avec ses outils. L’oiseau a trouvé une solution à un problème ponctuel. Il ne généralise pas ; il n’anticipe pas ; il ne s’abstrait pas de la situation vécue. Semblablement, le « langage » animal relève de l’instinct. Le « cheval savant », qui répond par un nombre précis de coups de sabots, ne « compte » pas réellement : il a été dressé pour donner une réaction apprise à une situation artificielle où lui sont présentés des objets identiques qu’il identifie comme un seul ensemble, distinct selon leur nombre. Il s’agit d’un réflexe conditionné, d’une réponse à un stimulus prédéterminé. Les animaux communiquent entre eux par des signes peu nombreux, toujours en rapport avec une utilité immédiate : danger ou nourriture. La guenon Washoe, qui avait appris certains signes du langage des sourds-muets (les singes n’ayant pas de larynx ne peuvent donc pas parler), en les associant à des objets désirables, n’a jamais créé de séquence inédite de signes, tandis que le petit enfant produit très vite des associations signifiantes de sons et se parle à lui-même : il baigne dans le langage comme dans son élément, sans qu’il soit besoin d’une stimulation utilitaire. L’intelligence humaine agit par concepts, symboles et abstractions ; elle est tendue vers le futur, ordonnée au vrai, au beau et au bien. Nous vivons à côté des animaux, mais dans un autre univers.
La célèbre revue Nature vient de publier une étude sur l’intelligence d’une espèce de corbeaux néo-zélandais (18 janvier 1996) : l’oiseau utilise des brindilles pour extraire des insectes au fond d’un trou ; il peut aussi couper les rameaux adjacents pour que la branchette ne soit pas arrêtée au bord de l’orifice. Tout cela avec le bec. Les observateurs constatent que cet animal sait ainsi donner des solutions adaptées à des problèmes pratiques nouveaux pour lui. C’est une forme d’intelligence.
Un primatologue japonais, Tetsuro Matsuzawa (Université de Kyoto, Institut de recherches sur les primates) a montré qu’une femelle de chimpanzé âgée de 5 ans est capable de désigner, avec des signes appropriés qui lui ont été appris par dressage, l’ensemble concret de 3 crayons rouges, en le distinguant de l’ensemble concret de 2 crayons rouges et de celui d’un seul crayon rouge. Fabriquer un outil, distinguer un ensemble d’un autre, ces comportements manifestent une forme d’intelligence.
Un directeur de recherches au CNRS, Jacques Vauclair, vient de publier un résumé des travaux récents sur ce type de conduites (La Cognition animale, coll. « Que sais-je ? », Paris, PUF, 1996) ; cet auteur emploie d’ailleurs le terme « cognition » pour qu’il n’y ait pas de confusion avec la faculté humaine de connaître et de comprendre (p. 18-19). Que peut-on dire exactement aujourd’hui au sujet de « l’intelligence » des animaux ? Je commencerai par rappeler les principales observations et expériences classiques de psychologie animale ; il faudra ensuite étudier les recherches modernes sur le « langage » de certains primates.
I. Expériences et observations classiques : « l’intelligence pratique. »
A. Description de l’acte intelligent :
Le psychologue Gaston Viaud rappelle les deux critères qu’avait posés Wolfgang Köhler quand il étudia L’Intelligence des singes supérieurs (Paris, Félix Alcan, 1927) :
– 1 : soudaineté de la découverte de la solution ;
– 2 : généralisation possible de cette solution.
G. Viaud (L’Intelligence, coll. « Que sais-je ? », Paris, PUF, 1971) articule le premier temps en trois éléments : comprendre la situation (= la difficulté) ; inventer une solution ; agir en conséquence (en fait les deux derniers temps sont inséparables).
B. Le détour :
Voici un exemple bien connu :
Un chien se trouve dans une enceinte rectangulaire en treillage, ouverte d’un seul côté ; à l’extérieur, du côté opposé à l’ouverture, on jette de la nourriture.
Il court vers elle, est arrêté par le grillage ; la situation est nouvelle pour lui : il faut qu’il invente une solution ; il regarde autour de lui, fait le détour – ce qui l’oblige à s’éloigner momentanément de l’appât. On sait par ailleurs qu’une poule va et vient devant les graines, en se heurtant vainement au grillage : elle ne voit pas l’ensemble de la situation.
Il s’agit bien d’un comportement intelligent en ce sens que le chien a découvert comment résoudre la difficulté. Mais c’est encore bien élémentaire. Les chimpanzés vont plus loin : ils utilisent des instruments, comme le corbeau néo-zélandais.
C. L’outil :
Prenons l’exemple d’une situation observée par Köhler :
Une proie (une banane) est attachée au plafond de la cage où se trouve le primate, mais il ne peut pas l’atteindre ; dans un coin, il y a une caisse ; le singe commence par sauter aussi haut qu’il peut ; ne parvenant pas à attraper le fruit, il regarde, voit la caisse, la roule, monte, saute et prend sa proie ; Köhler remarque qu’il « monte déjà quand elle est encore à un demi-mètre du but (horizontalement) et, s’élançant de toutes ses forces, arrive à enlever l’objet » ; si la caisse a été basculée le côté ouvert en haut : il monte sur l’arête, saute, difficilement !
Dans une situation différente, le même chimpanzé voit un singe assis sur la caisse : il ne s’en sert pas, il s’assied à côté de l’autre, regarde la proie ; la caisse n’est alors pour lui qu’un siège, et elle ne peut pas devenir un instrument, un moyen d’atteindre le but. La vue de la caisse-servant-de-siège imprègne la conscience du chimpanzé et l’empêche de saisir la relation de cette caisse à sa proie. Maurice Merleau-Ponty estime : « la caisse-siège et la caisse-instrument sont dans le comportement du chimpanzé deux objets distincts et alternatifs, et non deux aspects d’une chose identique » (La Structure du comportement, Paris, PUF, 1942 réédit. 1972, p. 127). Ce qui manque, c’est l’idée abstraite de chose, c’est-à-dire d’une réalité pouvant avoir plusieurs propriétés, actuellement non données dans la perception. C’est, disait Köhler, à cause d’une « infirmité d’optique ». Mais de quelle infirmité s’agit-il, puisque l’animal voit aussi bien la caisse quand il échoue que quand il avait réussi ?
D. Est-ce une simple incapacité visuelle, sensorielle ?
Merleau-Ponty répond : non. Le chimpanzé est incapable de voir les choses avec leurs relations non visibles, potentielles, abstraites : incapacité à multiplier les rapports, à imaginer plusieurs propriétés possibles de la réalité perçue. À la fin de son livre sur La Psychologie animale (Paris, Colin, 1940), Paul Guillaume concluait : « L’animal supérieur vit encore dans le présent… L’homme est un être d’imagination… » L’intelligence humaine « se caractérise par la plasticité croissante de ces aspects (des choses) ; au terme de cette ligne d’évolution se place l’essor de l’imagination humaine, qui, capable de s’affranchir du réel, devient à son tour un moyen supérieur de le dominer, en incorporant à la représentation des choses de nouveaux éléments nécessaires à leur pleine intelligibilité ».
E. Ni culture, ni langage, ni vraie intelligence :
Le grand spécialiste de la psychologie animale, Frederik Jacobus J. Buytendijck (1887-1974), écrit deux choses essentielles :
chez les animaux, il n’y a ni culture, ni intelligence vraie. Tout cela est indépendant d’un but biologique (= utilitaire) ; l’animal vit dans l’univers de son milieu « qui l’enveloppe comme sa peau et qu’il connaît comme ses membres » (Psychologie des animaux, Paris, Payot, 1928, p. 274) ;
il en donne l’explication dans un autre livre :
« Quiconque observe avec sympathie la vie animale trouvera l’occasion, dans la libre nature, mais plus encore dans la compagnie des animaux domestiques, d’observations et d’expériences intéressantes, qu’il pourra réaliser grâce aux simples moyens. Mais il lui faudra combiner une attitude attentivement critique avec une sensibilité ouverte à toutes les nuances des phénomènes. Puisse cet ouvrage contribuer à répandre ce respect pour le grand mystère de la vie animale, si subtilement exprimé en ces vers de Rainer Maria Rilke ; ils m’ont souvent servi de fil d’Ariane, et je me permets de les citer au lecteur pour le guider :
J’ai vu dans l’œil animal
la vie paisible qui dure,
le calme impartial
de l’impassible nature.
La bête connaît la peur ;
mais aussitôt elle avance
et, sur son champ d’abondance,
broute une présence
qui n’a pas le goût d’ailleurs. »
(Traité de psychologie animale, Paris, PUF, 1952, p. XV).
En résumé, les comportements « intelligents » des animaux, qui peuvent être plus ou moins performants, sont toujours accomplis en fonction d’un but utilitaire immédiat, ils restent, semble-t-il, prisonniers de la situation présente, telle qu’elle est perçue dans sa particularité.
Aussi appelle-t-on cette fonction « intelligence pratique » (c’est-à-dire non-conceptuelle). Telle est du moins la conclusion traditionnelle. Mais aujourd’hui n’a-t-on pas appris un langage à des chimpanzés, ce qui renverserait l’affirmation de Buytendijck ? Le langage n’est-il pas l’expression de l’intelligence conceptuelle, que l’on croyait réservée à l’homme ?
II. Le « langage » chez les animaux :
Nous verrons plus loin pourquoi le mot « langage » doit être mis entre guillemets.
A. La voix de son maître :
Paul Guillaume, après beaucoup d’autres, a noté que nos animaux domestiques réagissent à la voix de leur maître afin d’obtenir des récompenses et d’éviter des punitions : c’est l’intonation, le geste, qui servent de signaux, mais non la compréhension intellectuelle des paroles. Il s’agit là de « réflexes conditionnels », comme ceux, bien connus, étudiés par Pavlov (on associe une sonnette à de la viande ; après plusieurs répétitions, le chien salive en entendant le son). Tous les dressages se font ainsi, par répétition et association de récompenses et de punitions (les caresses ou les gronderies incluses). Les « chevaux savants », dans les cirques, donnent des résultats d’opérations arithmétiques en tapant des coups de sabot : le dresseur a associé les nombres (toujours élémentaires) à des signes visibles par l’animal. Dès lors qu’il s’agit de dressage par répétitions, le comportement n’invente pas une solution à une situation nouvelle : il n’y a pas d’intelligence.
B. Le « langage » des abeilles :
Ces hyménoptères ont été étudiés par Karl von Frisch (Le Langage de la danse et l’orientation des abeilles, Berlin, SpringerVerlag, 1965) ; ils se livrent à des sortes de danses qui informent sur l’emplacement des fleurs. L’entomologiste a décrit avec soin les mouvements, leurs diverses orientations, leurs vitesses, etc. Il a montré que ces messages sont adéquats, puisqu’ils renseignent exactement. Mais peut-on parler vraiment de « langage » ? Tout, dans ces comportements, est prédéterminé par l’instinct. Aucune invention, aucune souplesse, aucune ouverture à autre chose que l’utilité (trouver les bonnes fleurs pour pouvoir produire le miel).
Les signes exécutés ne forment pas un système articulé (décomposable en éléments qui peuvent se combiner selon des phrases en nombre indéfini) : le nombre des messages est fixe, très restreint. Ce n’est pas plus du langage que les cris ou les chants des oiseaux : ce sont des réactions naturelles ; la volonté n’existe pas, ni la signification du signe. Or, tout signe linguistique est non pas naturel, mais conventionnel, établi à dessein en vue de transmettre des idées ; C’est pourquoi Ferdinand de Saussure appelait « l’arbitraire du signe », sa variabilité d’une langue à une autre. Les signes produits par les animaux sont, au contraire, naturels, fixes, liés à des besoins (utilitaires).
C. Les communications des primates dans leur milieu naturel :
Avant d’étudier l’apprentissage de signes par des humains à des anthropoïdes, il faut savoir ce qu’ils [les anthropoïdes] sont capables de faire d’eux-mêmes, sans intervention extérieure, sans dressage.
Dans Le Psychisme des primates (Paris, Masson & Cie,1975), Michel Goustard rapporte que « des singes Vervet d’Afrique utilisent des signaux d’alarme différents selon chaque type de prédateur. Pour annoncer l’arrivée d’un aigle, ou la présence d’un léopard à l’affût, ou encore le passage d’un cobra, ils émettent des appels différents, dont chacun déclenche une réponse différente… » (p. 119) ; toutes les autres observations qu’il rapporte vont dans le même sens. Ces communications sont ainsi de même nature que celles des abeilles ; cela conduit notre auteur à déclarer : « la capacité de représentation symbolique, source commune de la société, de la pensée et du langage, n’apparaît que chez l’homme » (p. 161).
Les observations d’Emil Wolfgang Menzel, sur des chimpanzés en milieu naturel, sont identiques : il constate que ces anthropoïdes indiquent à l’aide de gestes et de vocalisations la présence, l’endroit, où ils ont découvert une nourriture, ou un serpent dangereux (art. in Folia Primat, 1975, vol. 15, 220-232).
Ces signaux sont innés, uniformes dans l’espèce considérée, ils ne s’articulent pas en propositions complexes ; ils restent peu nombreux et sont en rapport avec l’estimation de l’utilité ou du danger de la situation présente.
Par conséquent, dans leur milieu naturel, d’eux-mêmes, les primates n’échangent que des communications liées au présent utilitaire : des signaux, mais non un langage au sens humain du terme. Jusqu’à présent rien ne vient renverser les conclusions de Buytendijck que nous citions tout à l’heure.
D. L’apprentissage de symboles par des humains à des chimpanzés :
La situation va-t-elle changer si on considère les travaux complexes, longs et coûteux effectués dans plusieurs universités américaines ? Merleau-Ponty estimait que « dans le comportement animal les signes restent toujours des signaux et ne deviennent jamais des symboles » (La Structure du comportement, p. 130) ; ce jugement, antérieur aux expérimentations que nous allons rapporter, est-il encore exact ?
Il faudra déterminer le sens exact du mot « symbole » quand il s’agit de communications par langage. Mais décrivons d’abord les deux expérimentations les plus poussées en ce domaine. Précisons que le travail a été long (des années), très coûteux en personnel (une dizaine de personnes attachées au chimpanzé, dévouées à son apprentissage – et dont l’attachement inévitable et très naturel ne favorise pas l’objectivité), que seuls quelques rares primates, pris très jeunes, entourés de soins affectueux, savamment récompensés, sont parvenus à des résultats dignes d’être publiés.
Le premier cas est celui de la guenon « Washoe ». Les chimpanzés étant incapables d’émettre des sons articulés, on a appris à cette guenon les signes gestuels du langage américain des sourds-muets, l’ASL, ou Ameslan.
On a donc associé, par répétitions du type « réflexe conditionnel », tel geste à telle chose. Quand on lit les rapports, on voit que les émissions gestuelles de « Washoe » tournent autour du manger, du boire, du dormir. Dans un exemple exposé il y a peu de temps, on nous décrit une performance : la guenon fait le signe « jus d’orange » ; on lui fait le signe « pas » ; alors elle fait le geste « voiture » ; on s’extasie sur son intelligence : elle a compris qu’il faut prendre la voiture pour aller acheter du jus d’orange ! Mais, en fait, elle a déjà accompagné plusieurs fois son maître en voiture pour aller chercher du jus d’orange. Nous n’avons donc ici qu’une association résultant de répétitions et à but alimentaire. De plus, j’avais déjà lu cette observation vers 1970 : si on la reproduit vingt ans après comme exemple de performance admirable, c’est qu’elle avait alors atteint la limite de ses progrès par associations.
La preuve est apportée par l’ouvrage mentionné ci-dessus de Jacques Vauclair ; avec les expériences des époux Gardner, en 1967, sur « Washoe », il expose les résultats plus médiocres, obtenus par Terrace et ses collaborateurs sur Nim : « L’analyse détaillée faite par ces mêmes chercheurs des conditions et du contexte de la production des « phrases » construites par Washoe et Nim n’ont pas permis de repérer des combinaisons de signes régulières, comparables à celles de la syntaxe humaine […]. Ces phrases sont du type « vous/moi/sortir/vite » et sont produites dans des contextes très finalisés (se nourrir, sortir, se promener) » (p. 74).
Vient ensuite le cas de la guenon « Sarah ». On a utilisé avec elle des jetons en plastique colorés diversement, correspondant chacun à une chose : un triangle vert pour une pomme, un autre jeton, carré, pour une banane, etc. « Sarah » parvint à obéir à des ordres donnés par jetons : « banane dans seau » (trois jetons : « banane », « seau », « dans »). On lui demande : « quoi pomme » (qu’est-ce qu’une pomme) ; elle répond « pomme », « pas », « cuiller » : on voit qu’il ne s’agit pas d’une réponse adéquate (définition), mais de la position de deux choses réelles.
Les communications sont toujours concrètes, liées à l’immédiat dans sa particularité. Depuis l’abeille jusqu’aux anthropoïdes coûteusement dressés, l’animal ne sort pas du cercle de l’utile : aucune communication désintéressée, par exemple sur ce qui est beau ; simplicité du lien entre le signe et la chose.
C’est le besoin qui détermine la production du signe. Nous sommes dans l’ordre d’un conditionnement comme celui du rat dressé à appuyer sur une pédale pour avoir sa nourriture, comme celui des « animaux savants » des cirques. C’est la récompense matérielle associée au signe qui a établi le lien ; aussi ce lien est-il simple, univoque, utilitaire. Au contraire, un mot peut être polysémique (désigner plusieurs significations), et même : certaines peuvent être concrètes et d’autres abstraites, par exemple « toucher », « un chemin », etc. ; beaucoup de ces significations ne sont point utilitaires mais logiques, scientifiques, esthétiques, morales, etc.). De plus, l’émission de signaux délibérément trompeurs « n’a jamais été observée » : tout au plus, parfois, un animal s’en tient au silence devant un danger (p. 81) ; mais il n’est pas possible de connaître la signification de ce silence, qui peut être de stupeur.
E. Et le petit enfant ?
Comme l’animal, le « petit d’homme » n’a-t-il pas, lui aussi, subi un apprentissage pour acquérir le langage ? Sans doute, mais il ne s’agit pas de réflexes conditionnés : c’est, au contraire, l’éducation. Dès sa seconde année le plaisir de parler pour parler s’empare de lui : « écoutez-moi ! » ; même s’il n’a rien à demander, il faut qu’il parle, il faut qu’on l’écoute. Plus encore : il parle seul ; il parle à ses jouets, qu’il sait être inanimés. Aussi l’enfant n’a-t-il pas besoin d’être dressé par toute une troupe de psychologues pour apprendre sa langue maternelle : il a faim de mots. Plus tard, il s’enchantera d’apprendre une langue étrangère, puis une autre…
À chaque fois, il découvrira un nouvel univers culturel, de nouvelles idées, de nouveaux jeux poétiques, etc. I1 verra que beaucoup d’expressions, de termes même, perdent de leur sens à la traduction : ce ne sont pas des jetons mis pour des choses ! Il voudra lire un auteur dans sa propre langue.
Certes, avant d’en venir là, chacun d’entre nous est entré progressivement dans ce monde du langage ; mais cela s’est fait sans coupure (de même qu’évolue sans coupure l’ovule fécondé dans le ventre maternel jusqu’à la sortie au jour).
Dès le premier jour de la vie extra-utérine, le nouveau-né différencie les sons d’un langage (d’un langage humain quelconque), des chercheurs américains l’ont établi ; pendant une dizaine de mois ses émissions vocaliques vont se préciser par imitation de ce qu’il entend (ses organes phonatoires se forment alors en fonction de sa langue maternelle) ; au cours de la deuxième année il émet des sons (appelés phonèmes) ayant une signification et imitant de mieux en mieux ce qu’il entend (wou-wou ; papa ; maman ; etc., puis il associe deux « mots » rudimentaires : « pati wouwou »). Concluons avec l’illustre linguiste Jakobson : « Il y a un fossé substantiel et infranchissable entre le langage humain et n’importe quel moyen d’expression ou de communication animale… »
On peut ajouter que même l’acquisition de signes enseignés à l’animal captif par son dresseur et l’attitude du singe dompté envers leur apprentissage, et leur utilisation, diffèrent totalement de la manière libre et impatiente avec laquelle les enfants s’approprient le langage et de leur maîtrise de la communication verbale » (L’Arc, n° 60). Le langage est pour l’enfant un bien propre, normal, universel, quelle que soit la forme linguistique particulière (un sourd-muet parle ; j’ai moi-même rencontré à Larnay, près de Poitiers, une sourde-muette-aveugle de naissance, avec qui j’ai communiqué : en écrivant dans la paume de sa main, et qui m’a laissé un message dactylographié). Aucun handicap physiologique n’empêche l’enfant humain d’entrer dans le monde du langage humain : il en a une faculté innée, et il ne demande qu’à l’exercer : cette faculté, ou puissance, c’est une fonction de l’intelligence (je me suis expliqué sur le fonctionnement de l’intelligence humaine dans mon ouvrage : La Psychologie, une connaissance réelle de l’homme ?, Paris,F.-X. de Guibert, 1993, voir en particulier les paragraphes 40 à 44 ; j’ai également exposé le rapport de la pensée au langage et les travaux de la linguistique moderne dans les paragraphes 46-47).
L’absence de cette faculté propre à l’homme explique l’absence de la pédagogie chez les animaux, même dressés par des psychologues à utiliser des signes : « À la différence de l’homme, les primates non humains ne prennent pas une part directement active dans le processus d’acquisition des comportements nouveaux par les jeunes » (Vauclair, La Cognition animale, p. 114).
« L’absence chez les animaux adultes de tentatives « pédagogiques » vis-à-vis de leurs congénères, ainsi que d’incitations à être imités, pourrait vraisemblablement résulter de l’inaptitude de ces adultes à attribuer des états mentaux aux autres » (ibid., p. 116).
F. Que sont donc les signes dans les communications des animaux ?
Les cris et les gestes des animaux expriment des états internes : ce qu’ils ressentent (douleur, peur, etc.) et ce qu’ils désirent (une proie, le départ de l’intrus, etc.). Par le dressage, des éléments autres que les signes naturels sont associés aux états qu’ils exprimaient ; les réalités vécues, les états internes sont les mêmes. Aussi le lien entre le signe et ce qui est en rapport au vécu est-il toujours simple : il y a seulement un déplacement du signe naturel vers un signe artificiel, imposé du dehors (par le dressage) ; c’est un être d’une autre espèce, l’homme, qui contraint l’animal à ce déplacement – cela parce qu’il veut connaître le psychisme des animaux.
Au reste, le directeur d’une des équipes qui se consacrent à ces travaux de dressage sur des chimpanzés a reconnu que l’acquisition d’un langage (au sens humain du mot) résulte des facultés cognitives de l’être, et non pas du processus d’apprentissage lui-même ; c’est – dit Ann J. Premack (cet expérimentateur) – le langage qui dépend de la faculté de généraliser et non l’inverse (cf. Les Chimpanzés et le Langage des hommes, Paris, Denoël-Gonthier, 1982). Or cette généralisation, c’est l’activité conceptuelle ; l’animal en est incapable.
Terminons sur la performance normale de tout langage humain (par exemple ce que nous faisons ici) : il parle sur lui-même, il est en quelque sorte au-delà de lui-même ; c’est sa « fonction métalinguistique », trace de la puissance qui dépasse toutes les productions du langage, parce qu’elle est leur source, l’intelligence à son niveau conceptuel. Merleau-Ponty, que Goustard rejoindra, avait donc raison : les signes dans les comportements des animaux sont seulement des signaux, jamais des symboles – un symbole étant compris, et non subi. C’est pourquoi on dresse un animal, mais on éduque un enfant.
G. Conclusion : intelligence pratique et intelligence conceptuelle
L’opposition entre ces deux espèces d’intelligences est classique. Ce n’est pas le mot « intelligence » qui est important, mais l’épithète : pratique, conceptuelle.
Réduire l’intelligence à être simplement l’adaptation à une situation nouvelle de telle sorte que l’être puisse satisfaire ses besoins, éviter les dangers, malgré les obstacles, en inventant un comportement utile, c’est s’en tenir au côté purement pratique. Ainsi l’animal estime, parfois après recherche, souvent par tâtonnements, comment il faut se comporter pour se satisfaire. Tantôt il agira silencieusement, tantôt il émettra des signes naturels à son espèce, tantôt il associera à telle trace le souvenir de tel être désirable ou redoutable.
Avec l’intervention de l’homme les choses se compliquent, mais la nature de l’animal n’étant pas détruite pour être créée selon une autre structure, la base des comportements reste identique ; les dressages développeront les performances des comportements, des aptitudes naturelles des animaux ; ils pourront aller jusqu’à des associations complexes. Mais il n’y aura jamais de compréhension intellectuelle, ni ce qui lui est conjoint : le sens du beau, le « goût d’ailleurs » (Buytendijck). Paul Guillaume, je l’ai rappelé, a souligné le fait que seul l’homme peut s’affranchir du réel, imaginer. L’intelligence pratique, au contraire, reste asservie au réel, dans sa particularité (La Psychologie animale, p. 209-210). La conclusion de Vauclair, c’est que ce sont toujours des problèmes utilitaires qui « activent » les capacités des animaux : nourriture, gîte ; fuite, agression.
Viaud écrivait donc fort justement : « Tandis que l’animal ne découvre la solution qu’en examinant la situation attentivement, en s’incorporant, pour ainsi dire, à elle, l’homme, au contraire, se détache momentanément de cette situation et découvre la solution en raisonnant. Et son raisonnement lui fait découvrir des solutions possibles, en dehors de la présence des objets qui sont nécessaires pour les réaliser… » Il précise que les opérations animales « dépendent étroitement de la perception d’objets présents ». Chez l’homme, tout repose sur le concept, « symbole abstrait et général, qui est la somme de toutes les connaissances que nous possédons sur une classe de choses ou d’êtres… » (L’Intelligence, p. 70).
Rappelons que la femelle du chimpanzé, dont nous avons rappelé le dressage dans l’intro- duction, ne peut désigner que des ensembles concrets (1 ou 2 ou 3 crayons rouges). Dans le domaine des signes, la discontinuité avec l’homme est éclatante : le chimpanzé le plus « intelligent » parvient tout au plus à utiliser des signes acquis par dressage ; jamais il n’en produit (cf. Vauclair, op. cit., p. 123-124 ; il n’ y a aucune création de signe dans le milieu naturel, p. 126).
La lumière propre de l’intelligence humaine pénètre d’abord dans la perception, pour y saisir ce qui est intelligible dans les choses, et elle l’exprime par le langage. Aussi est-il impropre de parler de « langage » quand manque la compréhension qu’il est fait pour exprimer et pour communiquer. Puis l’homme veut aller plus loin, toujours plus loin : connaître les rapports invisibles qui peuvent expliquer le visible ; ainsi, il inventera des symboles purement abstraits qui désigneront des relations invisibles (arithmétique, algèbre, etc.). Par ailleurs, il recherche la cause de ce qu’il voit ; puis, de ce rapport d’effet à cause, il remonte jusqu’à la Cause Première, Dieu – comme je l’expose dans mon ouvrage La Métaphysique (coll. « Que sais-je ? », PUF, 1996). En opposition à la forme animale, son intelligence est dite « conceptuelle » parce qu’elle produit, progressivement, depuis des millénaires, intentionnellement, des schémas intelligibles de rapports possibles, abstraits ; « abstraits » parce qu’il les tire d’abord de sa perception des choses ; puis il cherche à connaître les relations entre les choses. Depuis des millénaires, et cela continue ! De plus, les hommes veulent savoir ce qu’ils sont, ce qu’ils ont à devenir, ce qu’ils peuvent espérer. Ils désirent aussi autre chose que les satisfactions de leurs besoins physiologiques (« animaux ») : à côté des plaisirs, les êtres humains veulent trouver la joie, dilatation paisible de tout l’être, donnée par le spectacle du beau, la découverte du vrai, la pratique du bien. Comme le dit Guillaumet, après s’être héroïquement sorti de son accident dans les Andes : « Ce que j’ai fait, je te le jure, jamais aucune bête ne l’aurait fait » (son aventure est rapportée par Antoine de Saint-Exupéry, dans Terre des hommes).
1 Philosophe né en 1921, professeur émérite à l’Université des Sciences sociales de Grenoble, spécialiste de Spinoza.